Un scribe qui avait entendu la discussion, et remarqué que Jésus avait bien répondu, s’avança pour lui demander : « Quel est le premier de tous les commandements ? » Jésus lui fit cette réponse : « Voici le premier : Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là. » Le scribe reprit : « Fort bien, Maître, tu as dit vrai : Dieu est l’Unique et il n’y en a pas d’autre que lui. L’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, vaut mieux que toute offrande d’holocaustes et de sacrifices. » Jésus, voyant qu’il avait fait une remarque judicieuse, lui dit : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. » Et personne n’osait plus l’interroger.
« Et après que se fut approché un des scribes qui avait entendu leur discussion, parce qu’il voyait qu’il leur avait bien répondu,… » Voilà des indications initiales qui rattachent clairement l’épisode au précédent, mais pas comme simplement successif. En fait, il s’agit de deux parties d’un même épisode : les Sadducéens sont venus et ont été éconduits, un mauvais usage des Écritures leur étant reproché ; mais à la suite de cela, c’est un scribe, c’est-à-dire très probablement du parti des Pharisiens, opposé aux Sadducéens, mais aussi spécialiste des Écritures, qui s’approche.
Autrement dit, nous sommes toujours sur ce sujet des Écritures, de leur bon usage, de la manière de les appréhender. Celui qui s’approche maintenant ne le fait pas dans un esprit de « prendre au piège », comme les précédents : ce que Marc laisse entendre, c’est au contraire qu’il a été témoin de l’altercation précédente (peut-être parce que, initialement, il guettait un « faux-pas », c’est possible) et qu’il a été séduit, touché, des réponses de Jésus. Lui s’y est retrouvé, Jésus a sans doute mis des mots sur sa propre pratique. Qu’il s’approche dit cette fois une proximité plus intérieure.
« … il lui demanda : Quel commandement est le premier de tous ? » C’est une nouvelle question, mais celle-ci n’est pas un piège. C’est un débat de lecteurs. Les Sadducéens reprochent notamment aux Pharisiens la multitude proliférante de règles qu’ils imposent pour la vie de tous les jours. Notre scribe fait manifestement partie de ceux des Pharisiens qui en sont conscients, qui au minimum ne confondent pas les règles qu’ils proposent (souvenons-nous nous du fameux « Corbane » de Mc.7, 9-13 cf. ) avec les commandements des Écritures. Seulement voilà : quand on reçoit, et ils le font, comme Écriture normative la totalité de ce que nous appelons Ancien Testament, on se trouve devant une forêt de commandements.
Jésus a fait reproche aux Sadducéens de méconnaître les Écritures, de ne pas les traiter comme des écrits avec les règles et les distinctions qui s’imposent devant un écrit. Notre scribe fait partie de ceux qui distinguent les genres, qui distinguent une loi d’une prophétie, d’une poésie, d’un récit, etc. Et justement, des lois, on n’en trouve pas que là où un titre dit « loi ». Mais si on les sélectionne attentivement, on n’en trouve pas moins de six-cent-treize ! C’est là que la question du scribe -qui n’est pas de lui seulement- est nécessaire : comment hiérarchiser cet ensemble ?
Vous me direz : quelle nécessité à hiérarchiser ? Ne suffit-il pas de tout observer distinctement, quand cela se présente ? Si l’on croit que c’est le dieu qui donne ses commandements, ne faut-il pas croire aussi qu’il est sans contradiction et souverainement sage : n’est-il pas vain par conséquent de vouloir nous-mêmes « hiérarchiser » ? N’est-ce pas là, d’avance, faire un tri entre ce que l’on choisit d’observer et ce qu’on refuse ou que l’on oublie trop volontairement ?
Prenons par exemple Lv.20, 9 : « Tout homme qui parlera mal à son père ou à sa mère sera mis à mort ; il a maudit son père ou sa mère, son sang retombera sur lui. », et pensons à nos adolescents (ou à nous-mêmes quand nous l’étions) : y a-t-il une personne au monde qui demandera l’exécution de cette sentence ? Il est évident que non (je ne parle pas de certaines situations d’exaspération paroxystique !! 😂), mais au nom de quoi y échapper ? Il peut y avoir deux « stratégies » : la première consiste à chercher dans la formulation de cette loi quelque chose qui la rendrait inapplicable à telle situation particulière, mais le risque est de tomber dans le travers des Sadducéens en tendant à tourner la Loi au ridicule.
La deuxième stratégie est toute littéraire et cherche à objectiver, elle reconnaît dans tout écrit une intention principale, des intentions secondaires, des visées partielles et ponctuelles, etc. Les déterminer, les classer, est affaire de débats, de discussions, parce que c’est l’objectivité d’un texte complexe qui est en jeu ; mais cela permet ensuite de reconnaître une cohérence dans un ensemble complexe aux apparences nécessairement contradictoires. Ainsi, poser la question du plus grand commandement, c’est reconnaître une unité dans les Écritures, tout en y voyant des diversités, et chercher à organiser aussi objectivement que possible la compréhension de cet ensemble. C’est la question même du respect des Écritures.
« Jésus lui répondit : le premier est : Écoute, Israël, le seigneur votre dieu est le seul seigneur, et tu aimeras le seigneur ton dieu de la totalité de ton cœur et de la totalité de ton âme et de la totalité de ton intelligence et de la totalité de ta force. Voici le deuxième : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Plus grand que ceux-là il n’y a pas d’autre commandement. » Cette fois Jésus ne met aucun préalable, aucune condition, à sa réponse. Il cite pour commencer le « shéma Israël » tiré du Deuteronome : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. Ces paroles que je te donne aujourd’hui resteront dans ton cœur. Tu les rediras à tes fils, tu les répéteras sans cesse, à la maison ou en voyage, que tu sois couché ou que tu sois levé ; tu les attacheras à ton poignet comme un signe, elles seront un bandeau sur ton front, tu les inscriras à l’entrée de ta maison et aux portes de ta ville. » (Dt.6, 4-9) Comme on vient de le lire, c’est une parole que tous connaissent, puisqu’on se la répète sans cesse, au moins en se levant et en se couchant. C’est d’ailleurs cet usage qui explique le passage du « vous » (dans le Deutéronome) au « vous » (dans la récitation quotidienne).
Notons quelques aspects de la citation que fait Marc de ce passage : il n’y a pas la fin, la longue consigne insistante faisant de cette parole un mantra. J’imagine que Marc a précisément dissocié ce qu’il estime être une parole de ce qu’il estime être une consigne d’usage. Cela paraît plein de bon sens. D’un autre côté, Marc a conservé le début de cette parole, qui ne semble pas pourtant être un « commandement », alors même que le scribe demande le premier de tous. C’est un choix extrêmement interessant, dans la mesure où il montre qu’un commandement ne se comprend jamais seul, il lui faut un contexte. On pourrait dire, bien sûr, que « écoute, Israël » est un commandement : c’est certes une injonction, mais elle a plus une fonction d’interpellation, d’appel à l’attention, que d’énonciation d’un commandement.
En revanche, « Écoute Israël : le seigneur votre dieu est l’unique seigneur » crée un contexte qui rappelle immanquablement le Décalogue (Ex.20) dont le début, on l’oublie toujours parce qu’il a été coupablement exclu des catéchismes (d’autrefois au moins, maintenant je ne sais pas trop), est « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage. » C’est une parole fondamentale, au sens propre, parce qu’elle donne naissance à toute la suite. Le sens est : c’est parce que moi, le dieu, je suis cela, que vous, le peuple n’honorerez pas d’autre dieu, ne tuerez personne, etc. L’agir de l’homme dessiné dans les commandements (ou plutôt les conditions de son agir, car la formulation négative pose des rails de sécurité pour décrire la route, mais ouvre aussi toute la route de la vie) est, et n’est que, le reflet dans la vie humaine de l’être du dieu. Et pris ainsi, même l’injonction, avec sa forme au futur, sonne comme une espérance : un jour viendra où tu ne tueras pas ! De même ici, le dieu pose son être comme fondement et modèle de l’agir de l’homme. Et il le pose dans le Deutéronome avec des mots qui touchent encore plus à l’universel, qui valent même pour ceux qui n’auraient pas été tirés d’Egypte : il est l’unique, l’incomparable, celui qui ne ressemble à rien de connu, l’inimaginable.
Et puis il y a ce choix, aimer. Le premier de tous les commandements, c’est, parce que le dieu est l’unique, l’incomparable, l’inimaginable, de l’aimer. Peut-on commander d’aimer ? Cela paraîtrait un peu ridicule, si d’une part pareil choix n’était vertigineux et n’avait besoin pour être osé d’un encouragement pressant, si d’autre part il n’y avait le fameux préambule, grâce auquel ce commandement devient : parce que je suis unique, incomparable, inimaginable, il est impossible que vous ne m’aimiez pas. Il ne s’agit pas d’un ordre, auquel on obéit même sans le comprendre ; il s’agit d’un appel créateur, d’un appel à faire réponse par un agir, l’amour, à un être qui précède, le dieu unique.
Cet agir se déploie en trois dimensions : cœur, âme, force, dans le Deutéronome ; s’y ajoute une quatrième dans l’évangile de Marc, la [dianoïa], que j’ai traduit par intelligence : il s’agit de la faculté de penser, de la pénétration de l’esprit. Celle-ci s’ajoute donc dans la vie de l’homme comme un des déploiements concrets de l’amour pour le dieu, avec le cœur, l’âme et la force. On ne dit pas que le dieu doive être le seul objet d’application de ces quatre facultés, on dit qu’en user avec amour , et même les déployer en totalité avec amour, quel qu’en soit l’objet, répond et fait écho à l’incomparabilité du dieu unique.

Mais la réponse de Jésus ne s’arrête par là : on lui a demandé le premier, il donne aussi le deuxième. « Voici le deuxième : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Plus grand que ceux-là il n’y a pas d’autre commandement. » Cette fois-ci c’est Lv.19,18 : « Tu ne te vengeras pas. Tu ne garderas pas de rancune contre les fils de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis le Seigneur. », un verset qui intervient au terme d’une véritable collection de commandements concernant les rapports sociaux. J’ai cité tout le verset, fait de quatre phrases, parce que les deux premières illustrent la régulation de ces rapports sociaux, mais aussi parce que la toute dernière fait écho à la contextualisation du premier commandement, et qu’elle ne peut pas ne pas être immédiatement évoquée dans la mémoire de l’auditeur d’alors. Cela forme comme une inclusion, et dès lors sonne comme une explication ou une justification du choix de ce commandement : venant en conclusion, il résume de manière lapidaire tout ce qui précède, et apparaît comme l’application concrète du premier commandement.
Celui-ci, on s’en souvient, recommandait un agir porté par l’amour à travers l’application totale des facultés que sont le cœur, l’âme, la pénétration de l’intelligence et la force ; mais il ne disait pas à qui ou à quoi précisément appliquer ces facultés. Le dieu peut paraître un objet (au sens grammatical) bien abstrait, mais le prochain, lui, est terriblement concret. Et la formulation du deuxième commandement unit harmonieusement soi-même et le prochain, le « comme » pouvant être entendu aussi bien comme un « à la mesure de » que comme un « aussi bien que » : pas de priorité entre soi et le prochain, pas d’opposition, mais une vraie égalité à établir.
La réponse de Jésus proposée par Marc à la question posée par le scribe n’est pas une fausse réponse, elle est au contraire une réponse très respectueuse des Écritures : elle donne la priorité au seul commandement dont l’auto-récitation soit prescrite comme quotidienne par les Écritures elles-mêmes, et développe ce commandement par un second qui répond à la seule question laissée en suspens par le premier, en le sélectionnant par l’énoncé du même critère de contexte, l’être même du dieu auquel l’agir humain est appelé à faire écho. On comprend la conclusion « pas de plus grand ».
« Et le scribe lui dit : c’est beau, maître, tu as dit avec vérité qu’il est un et qu’il n’y en a pas d’autre à part lui ; et l’aimer de la totalité de son cœur et de la totalité de sa compréhension et de la totalité de sa force, et aimer son prochain comme soi-même dépasse de beaucoup tous les holocaustes et sacrifices. » Le scribe est sincèrement admiratif. Il savoure le critère de contexte, qu’il reprend à son compte. Sa piété fait qu’il ne nomme pas le dieu, et on pourrait comprendre aussi ce qu’il dit du double commandement, renforçant l’idée de son unité organique. Dans la répétition qu’il fait du Deutéronome, il revient aux trois facultés, mais il remplace l’âme, [psukhè] par la [sunésis], qui est l’intelligence en tant qu’elle fait des liens, qu’elle embrasse en un tout. Surtout, il approuve en citant une expression qui vient du Prophète Osée « Je veux la fidélité, non le sacrifice, la connaissance de Dieu plus que les holocaustes. » (Os.6,6) aussi bien que de Samuel « Samuel répliqua : « Le Seigneur aime-t-il les holocaustes et les sacrifices autant que l’obéissance à sa parole ? Oui, l’obéissance vaut mieux que le sacrifice, la docilité vaut mieux que la graisse des béliers. » (1S.15,22). Ce n’est pas neutre, car chacune de ces expressions sont tirées de ce que les Juifs appellent « les Prophètes ». Autrement dit, le scribe confirme la cohérence de la réponse de Jésus avec les grands interprètes autorisés de la Loi que sont les Prophètes.
Et Jésus voyant qu’il avait répondu de manière réfléchie lui dit : tu n’es pas loin du royaume du dieu. Et personne n’osait plus l’interroger. Les deux interlocuteurs se révèlent profondément en accord. Jésus remarque que le scribe s’est appuyé sur les Écritures, mais a aussi fait usage de son intelligence (il a répondu [nounékoos], en faisant usage de son [nous] c’est-à-dire de son intelligence). On pourrait même remarquer qu’il a appliqué tant sa faculté de pénétration, que sa faculté de réunir par l’intelligence, autrement dit qu’il vient de mettre en pratique le fameux commandement. Et Jésus d’énoncer qu’il « n’est pas loin du royaume du dieu » : c’est un étonnant renversement de la première annonce, « le royaume du dieu est tout proche », mettant l’accent sur l’action en retour, en écho, du scribe. L’épisode finit dans le silence, un silence qu’on devine plein de respect et peut-être d’une certaine crainte. Celle qui naît devant les grandes choses qu’on ne peut que laisser résonner en soi, en profondeur.