Alors qu’il enseignait dans le Temple, Jésus, prenant la parole, déclarait : « Comment les scribes peuvent-ils dire que le Messie est le fils de David ? David lui-même a dit, inspiré par l’Esprit Saint : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : “Siège à ma droite jusqu’à ce que j’aie placé tes ennemis sous tes pieds !” David lui-même le nomme Seigneur. D’où vient alors qu’il est son fils ? » Et la foule nombreuse l’écoutait avec plaisir.
« Et après avoir répondu, Jésus disait en enseignant dans le Temple… » Ce passage est distinct du précédent, mais Marc en fait une suite, grâce à ce « Et après avoir répondu », qui en contexte parait donner suite au dialogue entre le scribe et Jésus à propos du plus grand commandement. Et ici encore, on a affaire à une question d’interprétation : finalement, ce sont bien trois passages successifs qui abordent cette question de l’usage et de l’interprétation des Écritures, signe de l’importance qu’elle revêt chez Marc, et peut-être aussi du rôle clé qu’elle joue dans l’arrestation et le procès de Jésus.
Cette fois cependant, Jésus s’adresse à tous : comme si le temps des dialogues-pièges était fini, comme s’ils ne pouvaient plus avoir lieu, comme si sa sagesse avait rendu impossible de le confondre mais était en passe de gagner au contraire ceux des scribes qui étaient honnêtes, de bonne foi. Le voilà maintenant qui enseigne ouvertement dans le Temple, sans être interrompu.
« … : comment les scribes disent-ils que le Messie est fils de David ?… » La question que pose Jésus est elle aussi une question d’interprétation. Une des grandes lignes d’attente de salut, à son époque, est celle que l’on désigne par « messianisme ». Nous l’avons déjà croisée, je me contente d’en rappeler les grands traits, et d’abord sur l’idée même de « salut » et de « sauveur ».
Tout part du constat, évident et toujours actuel, que le monde tel qu’il est n’est pas cohérent avec ce que le dieu dit de lui-même dans la Révélation, dans les Ecritures : comment le dieu aurait-il pu vouloir ce monde-là ? Mais il faut aller plus loin : si ce monde n’est pas tel que le dieu créateur a pu le concevoir, comment n’intervient-il pas pour redresser les choses ? Or les Ecritures élaborent ici l’idée d’alliance. Face au mésusage que les hommes font du don du dieu, celui-ci les juge, mais aussi leur offre un « salut », une solution, qui est fondamentalement l’alliance : il leur offre de de répondre d’où qu’ils soient au don qu’il fait et d’entrer en communion de vie avec lui.
Mais ce schéma théologique, qui s’affine avec le temps, ne peut que constater à son tour un échec historique : l’alliance aussi est un échec. Il faudrait qu’au moins une personne réalise historiquement, dans sa vie, les conditions de l’alliance pour que celle-ci soit enfin scellée, et que d’autres hommes puissent grâce à ce « sauveur » entrer concrètement dans cette alliance établie et y participer. Une des figures de « sauveur » est celle du Messie (d’après l’hébreu), ou du Christ (d’après le grec). Ce nom, et cette figure, se rattachent à la figure du roi David.
Le roi David est une figure qui a été peu à peu construite par la Tradition comme celle du monarque idéal selon le cœur du dieu : plus les textes sont anciens, plus David apparaît comme un chef de bande ou un homme de parti aux méthodes peu recommandables ; mais plus les textes sont récents, plus il apparaît comme toujours accordé aux exigences divines. Pourtant, cette même Tradition ne va jamais jusqu’à faire de David le roi parfait, il a lui aussi failli dans la réalisation historique de l’alliance. Mais il en aura été le plus proche, et c’est un « nouveau David » qui est attendu comme « sauveur », qui recevra lui aussi l’onction divine (c’est ce que veulent dire, chacun dans sa langue, les titres de Messie ou de Christ), et même cette onction sera l’investiture du roi parfait, selon le cœur du dieu, qui réalisera historiquement l’alliance offerte par le dieu d’Israël.

Et pour sa légitimité, ce roi devrait régner (d’où l’aspect toujours politique du messianisme), et être « fils de David », c’est-à-dire de la dynastie davidique, puisqu’en Israël (comme souvent dans l’histoire des hommes), la monarchie était plutôt héréditaire. On sait néanmoins que dans la Bible, le terme de « fils » peut être assez lâche, et les Ecritures sont elles-mêmes témoins de plusieurs tentatives messianiques sans lien génétique avec David, jusqu’au roi Cyrus ! Mais la question que pose Jésus paraît interroger cette notion de « fils », même prise au sens large : il n’attaque pas l’autorité des scribes, mais pose une question plus fondamentale, et à eux aussi , une question de compréhension du donné des Ecritures.
« …David-même dit dans l’Esprit saint : le seigneur a dit à mon seigneur : siège à ma droite jusqu’à ce que j’ai mis tes ennemis sous tes pieds. » David est considéré dans les Ecritures comme auteur, notamment de beaucoup des Psaumes, qui ont dans leur titre la mention « de David ». Ces psaumes étant du corps même des Ecritures, il est dans ces cas-là dit « parler dans l’Esprit saint », dire des choses que l’Esprit aussi veut dire, ou par lesquelles l’Esprit aussi dit ce qu’il veut (en lien avec tout l’ensemble des Ecritures).
Et c’est le Ps.110 (109 de la liturgie catholique) que Marc cite à ce moment : « De David. Psaume. L’Eternel a dit à mon maître: « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que j’aie fait de tes ennemis un escabeau pour tes pieds. » (Ps.110,1) Unanimement, ce psaume est tenu pour « messianique », c’est-à-dire que tous pensent que David y parle du messie, et fait son portrait. On peut le lire en son entier si l’on veut s’en convaincre. Mais si David parle, comme on le croit et comme le dit le texte, et s’il parle bien du Messie, alors il l’appelle « mon maître« , ou « mon seigneur« . Ce qui, dans les catégories antiques, est difficilement compatible avec « mon fils« , parce que le père y est conçu comme supérieur au fils, et c’est ce que pointe Jésus (ou le Jésus de Marc).
« David même le dit seigneur, et d’où est-il fils ? » Si c’est David qui désigne le Messie comme son seigneur, comme son maître, il n’y a pas à discuter. Mais ce qui est remis en cause, c’est bien l’appellation de « fils de David » comme titre messianique.
Bon, très bien : et alors ? me direz-vous… Et vous aurez bien raison, en un sens. Vers quoi avance-t-on ? A quoi sert cette belle mise en évidence ? Car Jésus ne répond pas à la question qu’il a lui-même posée. Il se contente donc de la remise en cause qu’elle provoque : mais que remet-elle en cause, au fond ? Eh bien il me semble que ce qui est ainsi remis en cause, ce n’est pas l’attente d’un messie, mais sa qualité « royale », sa qualité de « fils de David » c’est-à-dire de successeur d’une dynastie dans la ligne de celle-ci.
Ceux qui attendent un messie (et c’est toujours le cas aujourd’hui), qui attendent un changement décisif par le fait d’un personnage providentiel à caractère politique, ceux-là se fourvoient si c’est sur la base des Ecritures. S’il faut bien attendre le personnage annoncé par David, il faut se garder de l’attendre comme un autre David, comme un roi, un potentat. Celui que le dieu va susciter, et auquel il dit dans le psaume qu’il va mettre ses ennemis à ses pieds, n’est pas à situer au sommet d’une hiérarchie sociale, ne prend pas une place de dirigeant. Autrement dit, cette mise en question par Jésus de la conception messianique commune, invite à se départir de toute vision édifiée sur le pouvoir.
« Et la foule nombreuse l’écoutait avec plaisir. » Cette dernière notation de Marc est symptomatique. Qu’est-ce qui peut bien susciter dans la foule un « plaisir », qu’est-ce qui peut lui être agréable ? Sinon cette annonce enfin faite, que le salut préparé par le dieu, aux termes des Ecritures, n’est pas une prise de pouvoir de plus qu’il aura à subir comme les autres ? Car le peuple subit toujours le pouvoir, c’est pour cela qu’il est dit « peuple ». Mais ce que Marc met dans la bouche de Jésus, c’est qu’il va en être autrement. En même temps, Marc enseigne à ne pas attendre le salut sur ce plan-là : il n’annonce pas non plus la meilleure ou la plus équilibrée des anarchies. Le salut du dieu parvient aux hommes qui le cherchent, que ce soit sous la tyrannie, la ploutocratie, l’oligarchie, la démocratie ou l’anarchie : et le sauveur ne sera pas l’organisateur ou le pourvoyeur d’équilibre entre ces régimes.
En fait, la question de Jésus bouleverse en profondeur, une fois de plus, les attentes et les conceptions sur lesquelles se dessinent les espérances. Il libère l’espérance, en la délivrant de schémas décidément trop humains. Mais cela, à son tour, nous enseigne que notre espérance est une réalité qui se travaille, qui se remet en question. Trop facilement, nous donnons une forme à notre espérance (ou nos espérances), sans doute parce que nous attendons plus volontiers des réalités concrètes, mais nous ne voyons pas que ce faisant, nous diminuons en fait celle-ci. L’espérance est une ouverture, une aspiration, elle prend forcément des formes, mais il nous appartient de ne pas l’y réduire, de rester toujours conscients que les formes, ce sont nous qui les donnons : il ne faut pas qu’elles deviennent une obligation pour celui qui est au terme de cette espérance. Thomas d’Aquin écrit, dans sa Somme de Théologie, que l’espérance théologale c’est attendre « rien de moins que dieu même » : à nous de traduire cette espérance folle dans des engagements concrets, mais sans jamais confondre ceux-ci avec l’objet de notre espérance. Car le dieu ne se confond avec rien, il est trop unique.