Le bon but (Mc.13,5-8)

Alors Jésus se mit à leur dire : « Prenez garde que personne ne vous égare. Beaucoup viendront sous mon nom, et diront : “C’est moi”, et ils égareront bien des gens. Quand vous entendrez parler de guerres et de rumeurs de guerre, ne vous laissez pas effrayer ; il faut que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin. Car on se dressera nation contre nation, royaume contre royaume, il y aura des tremblements de terre en divers lieux, il y aura des famines ; c’est le commencement des douleurs de l’enfantement.

« Or Jésus commença à leur dire : « Regardez que quelqu’un ne vous fasse dévier du but : ... » Nous sommes en face du temple et dominant légèrement celui-ci, à l’extérieur de Jérusalem. Quatre disciples ont, à part des autres, interrogé Jésus sur la fin, troublés qu’ils étaient par ce qu’il a dit d’une manière assez générale à propos du côté éphémère, non pérenne, du temple et des institutions qui vont avec.

Jésus « commence à leur dire », comme Marc a écrit un « Commencement de l’évangile… » : outre la seule présence des quatre premiers disciples, qui rappelle les commencements du ministère de Jésus, voici une nouvelle expression qui rappelle les débuts de l’ouvrage de Marc. Tout est décidément comme si le discours qui commence ici allait constituer une sorte de résumé de tout, avant de basculer dans la Pâque de Jésus.

Et que dit-il ? Cela commence par un « regardez ! » Dans le temple, il regardait (au sens de regarder en détail et réfléchir), et il a vu l’incommensurable grandeur de la veuve pauvre ; puis un disciple l’a invité à voir (au sens d’admirer) le bâtiment et l’institution du temple, et s’est vu signifier le caractère passager de telles réalités ; et voilà que c’est lui qui invite maintenant Pierre, André, Jacques et Jean à « regarder », au sens cette fois de prendre garde. Il ne s’agit plus d’une attention aux autres mais d’une attention à soi -non qu’il faille opposer ces deux dimensions de l’attention, mais sous cet aspect-ci de l’attention, on considère son propre agir, on se regarde regardant.

Et là l’attention est à ce que nul ne nous fasse dévier du but. Autrement dit, l’attention aux autres peut porter à faux, elle peut conduire à perdre de vue l’essentiel, ou plutôt le but. Quel est le but ? Si nous nous rappelons les débuts de l’évangile de Marc, Jésus allait à la rencontre du peuple cherchant à revenir vers son dieu : il me semble bien que c’est cela le but. Et nous voilà avertis que certaines personnes pourraient nous faire dévier, manquer ce but, en visant à coté, ou en l’oubliant.

Ce début de discours n’est-il pas étrange ? Pas si l’on considère la question que viennent de lui poser les quatre disciples les plus anciens. Eux aussi considèrent la fin. Ils pensent que Jésus a annoncé la fin du temple, et pour eux c’est aussi nécessairement la fin de l’histoire, la fin du monde. Ils ont beau être les plus anciens de ses disciples, ils risquent de se tromper de fin. De penser « terminus » quand il faut garder vivant le « but à atteindre », la « visée ». En français comme en grec, c’est le même mot « fin », mais fermant ou bien ouvrant.

Au fond, il y a un quiproquo ici : pour ces disciples, et pour beaucoup sans doute, la « fin du monde » est génératrice d’angoisse. Plus que pour sa propre mort sans doute, car on peut se consoler de sa propre mort (un peu) du fait que nous survivent des personnes que nous aimons et pour lesquelles nous avons essayé de vivre. L’arrêt et la dissolution de tout ne laisse même pas cette consolation. Cela vient du fait que tout repose sur nous, ce que nous aurions fait ou pas fait, dit ou pas dit. Mais si le but est une rencontre, si nous cherchons à revenir vers un dieu qui lui-même marcherait à notre rencontre, que peut bien nous faire la survivance ou la disparition de ce que, de toutes façons, nous laissons derrière nous ? Seul compte de marcher avec tous ceux que nous aimons à la rencontre de ce dieu qui vient, et rien ne peut se perdre de ceux qui sont orientés vers cette rencontre.

« …beaucoup s’en viendront sous mon nom en disant « c’est moi », et feront dévier beaucoup du but. » Cette erreur de diagnostic sera apparemment le partage de beaucoup. Et cela parce que nombreux seront aussi ceux qui « viendront sous le nom » du maître : Jésus interroge ici le rapport des disciples à lui-même. Si je fais suite à ce qui vient d’être dit, venir à Jésus parce qu’on cherche à revenir vers le dieu, cela ne fait pas se tromper de but. Mais venir à lui pour lui-même, cela fait courir le risque de manquer le but : on cherche la personne providentielle qui va nous mener à tous coups vers le bon but, mais c’est en abandonnant soi-même cette quête, en remettant à un autre de nous le faire atteindre.

On a assez vu une certaine rudesse, chez le Jésus de Marc, ou plutôt une incessante remise de ses interlocuteurs face à leurs responsabilités, à leurs désirs, etc. Lui, Jésus, ne veut pas de ce type de rapport, jugé inauthentique, où l’on s’en remet à lui de tout, où l’on se dispense de réfléchir, de désirer, de vouloir. Mais si eux, les disciples, et même les plus anciens d’entre eux, les premiers, tombent dans ce piège, ils risquent fort aussi d’y faire tomber les autres, en ministres-délégués qu’ils sont : c’est le piège du « star-system » spirituel. Je crois que notre époque, hélas, nous offre de nombreux exemples de ces gens qu’on a cherché et vénéré comme des sauveurs, comme des « autres christs », qui ont fondé des mouvements ou instituts tournant autour d’eux-mêmes, et se sont révélés d’horribles entreprises de manipulation, d’épouvantables emprises psychiques ou spirituelles.

A y regarder de plus près, l’Eglise catholique (je connais moins bien l’histoire des autres, je dois dire, mais je parierais bien qu’il en va de même) a souvent parié sur cette stratégie : capter d’abord les « âmes » « au nom du Christ », que ce soit même par violence, et après on verra, « ça ne pourra pas faire de mal » : eh bien si, cela fait du mal, parce que la relation au Christ, pour autant qu’elle s’établisse un jour de manière personnelle (ce qui n’est pas gagné d’avance), ne se fonde alors pas d’abord sur un mouvement de recherche et de retour vers le dieu. Et par là, le but est manqué. Il faut prendre au sérieux ces paroles du Christ, « beaucoup s’en viendront… et feront dévier beaucoup… » : beaucoup ! Marc dit déjà que cela va beaucoup arriver, il serait à tout le moins « pieux » d’accepter ces paroles et de constater deux-mille ans après la réalité de ce « beaucoup »…. Et de se remettre dans l’axe du but, car c’est ce qui compte par-dessus tout !

« Aussi, lorsque vous entendrez des guerres et des rumeurs de guerre, ne poussez pas de cri (ou : ne soyez pas effrayés) : il faut (bien) que cela advienne, mais en aucune manière la fin. » Ces paroles sont d’une troublante actualité : comme notre monde est angoissant, habité qu’il est, et de plus en plus, par des guerres : celles que mènent les puissants et les violents, celles dont ils menacent leurs peuples ou les autres peuples, … Or cette ambiance de « fin du monde » ne doit pas effrayer le disciple. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas un risque effectif, ce n’est pas que la planète entière ne risque pas d’y exploser, ce n’est pas que la vie ne risque pas d’y être entièrement anéantie, mais telle est la condition de ce monde où nous marchons vers une rencontre. Et Jésus le dit nettement, ce n’est en aucune manière la fin.

Au passage, je note l’erreur de traduction de l’AELF : ce n’est pas encore la fin laisse croire que ç’en est néanmoins un signe précurseur ! Ce qui est un contresens. Le texte grec dit bien [alla oupoo to télos], littéralement (et dans l’ordre mot à mot) mais en aucune manière la fin.

Le contexte de guerres, de catastrophes annoncées, le contexte que nous vivons (mais peut-être n’est-il pas si exceptionnel à l’aune de l’histoire ?), est justement celui où, désorientés, nous cherchons d’autant plus la personne providentielle : « mais que font- « ils » face à tous ça ?! ». Non, il faut prendre garde à soi-même : qu’est-ce que je fais, dans ce contexte-là ? Comment est-ce que je m’efforce, à ma mesure, à mon échelle, de faire quelque chose ? C’est cela qui est efficace, au bout du compte, et c’est cela qui mène dans la bonne direction, parce que chacun vise (en l’exprimant de mille manières, certes) « le but ». Si l’on croit que les cœurs sont habités par l’Esprit du dieu, tout cela ne peu que converger.

Il n’est pas question ici de désengagement, pas plus que d’une coupable et naïve (ou lâche) relativisation. Que se présentent des combats, il faut bien se battre : dès le chapitre suivant, Jésus va donner l’exemple qu’il faut payer certaines choses de sa vie. Mais on ne se bat pas pour « empêcher la fin », on se bat « dans la perspective de la fin », les yeux rivés sur la rencontre, pour ne pas manquer le but. Faute de quoi on se perd dans les combats que l’on mène.

« On se dressera en effet nation contre nation et royaume contre royaume, il y aura des séismes en divers lieux, il y aura des famines ; commencement des douleurs d’enfantement que cela. » Description concrète du précédent : j’ai traduit par nation le grec [éthnè], ce qui est correct mais gomme l’aspect lui aussi très actuel de guerres « ethniques » ou de conflits racistes.

L’ensemble de ces phénomènes angoissants, on le sait aujourd’hui, fait intervenir des volontés humaines, ou des absences de décisions (des lâchetés) : nous savons que l’ampleur des « catastrophes naturelles » est augmentée par l’activité humaine. Et Marc nous dit, dans une métaphore inattendue, qu’il s’agit du « commencement des douleurs d’enfantement », à moins qu’il ne faille entendre au sens large, bien attesté et sans aucune métaphore, « commencement des souffrances ». Dans les deux cas, cela indique que ces choses vont durer. Et de fait, depuis deux-mille ans, que constate-t-on ? Peut-être ce trait veut-il dire aussi, dans la bouche de Jésus : n’attendez pas qu’il n’y ait pas ces événements violents, cause de souffrances terribles, par le fait de ma venue ou par le fait qu’il y ait des disciples. Là aussi, ce serait manquer le but, en attendant de lui autre chose que ce pour quoi il vient.

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