Vous, soyez sur vos gardes ; on vous livrera aux tribunaux et aux synagogues ; on vous frappera, on vous traduira devant des gouverneurs et des rois à cause de moi ; ce sera pour eux un témoignage. Mais il faut d’abord que l’Évangile soit proclamé à toutes les nations. Et lorsqu’on vous emmènera pour vous livrer, ne vous inquiétez pas d’avance pour savoir ce que vous direz, mais dites ce qui vous sera donné à cette heure-là. Car ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit Saint. Le frère livrera son frère à la mort, et le père, son enfant ; les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mettre à mort. Vous serez détestés de tous à cause de mon nom. Mais celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé.
« Regardez à vous-mêmes : ils vous livreront aux assemblées judiciaires et aux assemblées religieuses, vous serez écorchés (maltraités) et devant empereurs et rois vous serez placés en raison de moi en témoins pour eux. » Re-voici l’injonction à regarder, décidément tout est une question de regard en cette fin de ministère public de Jésus. Et comme au paragraphe précédent, il s’agit de regarder à soi-même, autrement dit d’être en garde. L’ensemble précédent mettait l’accent d’abord sur le but à garder devant les yeux, la meilleure manière de ne pas se perdre. Maintenant, il s’agit aussi de rester dans la pleine conscience de ce qui nous arrive.
« ils vous livreront… » qui est donc ce « ils » ? Ce n’est absolument pas précisé, et il faut remonter bien haut pour tomber sur des personnes individuelles, qui seraient alors ceux qui « viendront en mon nom » : je ne suis pas sûr que cela rendre les choses plus intelligibles. On traduit souvent par « on« , et… on a bien raison ! En fait, on ne sait pas de qui il s’agit, et ce volontairement : là n’est pas la focale du texte. Au contraire, il s’agit de prendre garde à soi !! Laissons donc tomber cette piste, manifestement fausse. Et ne faisons donc pas de ce texte une opposition entre « certains » (on sait qui vous êtes, mauvais !) et « nous » (pauvres persécutés), ne faisons pas de ce texte une école de paranoïa pour les pauvres croyants en ce monde mauvais qu’il faudrait fuir. C’est un faux sens, encore une fois.
Plutôt, le parallèle est à faire avec ce qui va suivre, pour la seconde fois : Jésus va être livré d’abord au Sanhédrin, ce qui est très exactement le mot grec que j’ai traduit par « assemblée judiciaire », et il a eu auparavant fort à faire avec les Pharisiens dans les synagogues, ce qui est très exactement le mot grec que j’ai traduit par « assemblée religieuse ». Le Jésus de Marc invite donc à prendre conscience de ce que l’on vit en le comparant avec la « destinée » de Jésus lui-même, à lire et relire sa propre histoire à l’aune de la sienne. C’est ainsi qu’elle s’illumine, qu’elle prend sens.

De fait, les maltraitances (et le mot de Marc est fort, puisqu’il parle d’être littéralement écorché) physiques sont aussi ce que va subir Jésus, il devra lui aussi comparaître devant le représentant de l’empereur, gouverneur de Judée. Dans cette comparaison avec la vie de Jésus se trouve une double clé : une clé de sens pour le disciple, pour déchiffrer sa propre histoire ; et aussi une clé à livrer à ceux qui font éventuellement subir ces choses, en leur montrant justement la similitude, et en cela ce peut être « en témoins pour eux« .
Evidemment, cela suppose que la comparaison soit valable : je veux dire que, pour soi-même, le disciple peut toujours se comparer à Jésus, il en a le droit et c’est même pour lui une quête de sens. Le disciple peut le faire quel que soit son itinéraire, quelles qu’aient été ou soient encore ses errances, quels que soient ses péchés même. Mais pour que cela devienne aussi un témoignage pour d’autres, il faut que la comparaison soit crédible, qu’elle donne matière à réfléchir à l’autre, et non qu’elle le fasse plutôt s’indigner. La notion de « pécheur public » était prise au sérieux bien plus dans l’Eglise primitive que dans celle d’aujourd’hui…. Il me semble que la raison en est précisément la crédibilité ou non du témoignage.
« Et à toutes les nations il faut d’abord que soit proclamé l’évangile. » L’incise présente peut paraître décalée, mais elle est au contraire en profonde cohérence avec ce que nous venons de découvrir. La priorité est la proclamation de l’évangile « à toutes les nations » : Jésus prend garde de ne pas oublier le but, comme il le recommande à ses disciples !! D’autre part, quelles que soient les circonstances faciles ou non, favorables ou non, il s’agit avant tout de rendre témoignage. L’attention à soi est cela : suis-je crédible en ma qualité de témoin ? Comment Jésus agirait-il (ou a-t-il agi) en semblable circonstance ? Mes choix sont-ils ceux-là ? Il ne s’agit pas de « défendre l’Eglise », de « montrer la supériorité de la religion chrétienne », de « défendre l’ordre », ni rien de semblable, mais simplement et humblement de ressembler autant que faire ce peut, et y compris pour les autres, à Jésus.
« Et lorsqu’on vous conduira pour vous livrer, n’anticipez pas (ne vous inquiétez pas par avance de ) ce que vous direz, mais ce qui vous sera donné à cette heure-là, dites cela, ce n’est en effet pas vous qui parlerez mais l’esprit, le saint. » Il y aura donc des moments difficiles comme Jésus en a connu. Ce n’est pas sûr pour chacun, mais c’est possible. Ou ce n’est pas forcément aussi spectaculaire, mais c’est réel. Mais comment, justement, lui ressembler en ces redoutables circonstances ?
Eh bien Jésus ici nous ouvre son cœur, c’est très remarquable, il nous dit justement comment il fait lui-même : il n’anticipe pas. Il ne trifouille pas, comme nous aimons à le faire en de longues nuits d’insomnies, avec des arguments et de belles formules bien frappées et bien frappantes. Non, il dort bien et profondément (comme sur la barque pendant la tempête !!) et sait pouvoir compter sur un jaillissement spontané de la parole, suggérée et conçue par l’esprit saint.
L’esprit saint est toujours celui qui fait concevoir la parole : il la conçoit en Jésus qui la trouve disponible, prête. Ce n’est pas qu’il ne réfléchit pas, mais son esprit, on l’a déjà vu à l’œuvre, est tout dans l’attention aux personnes, l’écoute profonde, l’estime aussi de ses interlocuteurs mais aussi les yeux fixés sur le but ultime, le retour au dieu. Dans cette attitude, la parole lui vient spontanément. En nous disant qu’elle vient de l’esprit saint, il nous dit aussi que cette parole est ajustée à l’auditeur, parce que le même esprit le travaille lui aussi au cœur !
Donc, l’attention à être et faire comme Jésus suffit, elle met dans les dispositions suffisantes pour entendre jaillir en soi, de manière spontanée, la parole ajustée et opportune. Celle qui parfera le témoignage.
« Et le frère livrera le frère à la mort et le mère l’enfant, et se dresseront enfants contre parents et les feront mettre à mort. Et vous serez haïs par tous à cause de mon nom. » Or voici quelques mots tristes, qui explicitent un peu le fameux « ils » qui nous souciait au début : il peut s’agir d’un frère, d’une mère, d’enfants. Les relations humaines les plus proches peuvent être remise en cause. C’est dire si le repli sur la famille est un mauvais réflexe !!! Au contraire, il vaut mieux s’ouvrir, il vaut mieux compter sur les amis, avoir des échanges larges avec bien des personnes…
Je pense que la dernière phrase, « Et vous serez haïs par tous à cause de mon nom. » , est à entendre là aussi comme un écho anticipé des « à mort ! à mort ! » criés par la foule : ce n’est pas une invitation encore plus paranoïaque à se méfier de tous, mais plutôt une invitation à considérer qu’à certains moments, plus aucune parole ne peut plus rien, tout ce qu’on dit peut être mal interprété et retourné contre soi. Le silence de Jésus est à contempler avec attention dans sa passion et sa mort, il est particulièrement impressionnant chez Marc. Le texte de cette fois-ci nous en donne une clé : c’est un silence d’attention, Jésus ne veut pas perdre le but des yeux, et dans ce qui se passe il n’y a juste rien à dire.
« Or qui aura tenu ferme jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. » Voilà la clé pour le disciple : tenir ferme jusqu’à la fin. Tenir à son témoignage, à ce que nous avons modestement et difficilement tentés de déployer dans les lignes précédentes. Ce à quoi il faut « regarder« , c’est cela.