Le Temple sera en effet détruit (Mc.13,14-20)

Lorsque vous verrez l’Abomination de la désolation installée là où elle ne doit pas être – que le lecteur comprenne ! – alors, ceux qui seront en Judée, qu’ils s’enfuient dans les montagnes ; celui qui sera sur sa terrasse, qu’il n’en descende pas et n’entre pas pour emporter quelque chose de sa maison ; celui qui sera dans son champ, qu’il ne retourne pas en arrière pour emporter son manteau. Malheureuses les femmes qui seront enceintes et celles qui allaiteront en ces jours-là ! Priez pour que cela n’arrive pas en hiver, car en ces jours-là il y aura une détresse telle qu’il n’y en a jamais eu depuis le commencement de la création, quand Dieu créa le monde, jusqu’à maintenant, et telle qu’il n’y en aura jamais plus. Et si le Seigneur n’abrégeait pas le nombre des jours, personne n’aurait la vie sauve ; mais à cause des élus, de ceux qu’il a choisis, il a abrégé ces jours-là.

Je dois avouer que ce nouveau passage me laisse perplexe, voire mal à l’aise, tant il semble plein d’une sorte de « langage codé » pour initiés. D’ailleurs le texte prévient d’emblée, [ho anaginooskoon noéïtoo] c’est-à-dire « que celui qui sait avec certitude aie présent à l’esprit » : c’est comme un texte pour initiés, pour « ceux qui savent » (déjà) et pas pour tout le monde. C’est là une curieuse contradiction avec l’ensemble de l’évangile, qui est prêché, puis écrit, pour tous ! Est-ce donc que ce texte est une interpolation, qu’on l’a rajouté après coup au texte initial ? Ou alors ce sont tous les lecteurs qui, à ce point de l’évangile, sont sensés « savoir avec certitude », instruits qu’ils ont été par tout ce qui a précédé ? Ce serait une invitation à mobiliser tout ce que l’on a appris pour bien entendre le présent passage ? C’est possible, avançons en tous cas à pas comptés et tentons de comprendre ce que nous pouvons.

« Lorsque vous verrez l’objet d’horreur de la dévastation érigée où il ne faut pas, […], alors que ceux d’en Judée s’enfuient dans les montagnes, qui sur la terrasse ne descende ni n’entre en sa maison pour emporter quelque chose, et qui au champ ne retourne pas en arrière pour emporter son manteau. » Voilà qui fait frémir. Et cela-même éveille notre attention : jusqu’à présent, l’objet du discours de Jesus à été de rassurer ses quatre premiers disciples, ou du moins de dissocier dans leur esprit l’idée de fin de celle de destruction du Temple. Mais peut-être justement s’attache-t-il maintenant à ce dernier événement, car s’il ne constitue pas la fin, ni comme terme ni comme but, il n’a pas dit qu’il n’arriverait pas. Notre passage alors, après des généralités concernant les catastrophes qui de toutes façons arrivent et arriveront, est peut-être le cas particulier de l’une d’entre elles, la destruction du Temple… 

« L’abomination de la désolation », ou comme j’ai essayé de le rendre en serrant le grec de plus près « l’objet d’horreur de la dévastation », est une expression empruntée : elle se trouve dans le Livre des Maccabées : « Le quinzième jour du neuvième mois, en l’année 145, Antiocos éleva sur l’autel des sacrifices l’Abomination de la désolation, et, dans les villes de Juda autour de Jérusalem, ses partisans élevèrent des autels païens. » (1Macc.1,54), et aussi dans le Livre de Daniel : « Durant une semaine, ce chef renforcera l’alliance avec une multitude ; pendant la moitié de la semaine, il fera cesser le sacrifice et l’offrande, et sur une aile du Temple il y aura l’Abomination de la désolation, jusqu’à ce que l’extermination décidée fonde sur l’auteur de cette désolation. » (Dn.9,27) Cette forme d’expression, elliptique, appartient plutôt à l’apocalyptique : elle désigne une chose non par son nom propre, mais par l’effet qu’elle produit.

Elle produit, pour le croyant, pour le « juste », l’horreur ; et pour les croyants, la désertification. Il s’agit donc d’un objet qui révulse le croyant, mais qui provoque aussi leur raréfaction jusqu’à n’en laisser aucun. Dans les deux cas, cet objet est introduit et dressé dans le Temple même : or le Temple, à l’époque tardive de ces deux écrits, est perçu comme devant être dédié au dieu seul. Il s’agit donc d’un objet concurrent, ce qui explique les deux effets produits. Il s’agit sans trop de doutes d’un objet de culte qui fait concurrence au culte authentique du dieu d’Israël.

Le Jésus de Marc, autrement dit, évoque bien le Temple qui faisait l’admiration de l’un des disciples, et dont la possible fin inquiète les quatre plus anciens parmi les Douze. Et si les deux précédents passages évoquent chacun à sa manière la période dite de l’hellénisation, c’est-à-dire la tentative d’introduire les cultes helléniques dans tout l’Orient méditerranéen, à l’époque commençant aux conquêtes d’Alexandre, il s’agit sans doute ici d’une nouvelle tentative d’imposer d’autres cultes. Mais cette fois, avec un certain succès, puisque cela pourrait aboutir à la destruction du bâtiment même du Temple. Et la conduite à tenir alors est seulement celle de la fuite, aucune résistance possible (comme ce fut le cas pour les Maccabées).

Peut-être ne s’agit-il pourtant pas que d’une fuite éperdue : je remarque d’une part un mouvement contraire par lequel quand l’objet idolâtrique, celui de l’anti-culte au faux-dieu, entre dans le Temple, et en réaction les personnes sortent de chez elles, du moins n’y entrent pas, n’y rentrent pas. Il faut fuir le pays de Judée vers les montagnes, ne pas descendre chez soi depuis la terrasse (mais quoi ? Sauter alors ?), ne pas revenir là où l’on a commencé son travail dans le champ. Cette « fuite » est dans le même temps une sorte de manifeste en sens contraire. C’est comme si, entrant dans le sanctuaire officiel du Temple, l’idole était entrée en même temps au cœur du pays, dans chaque maison, dans l’âme du lieu de travail. Et quitter ces lieux est une forme de fidélité : déserter les lieux, pour ne pas déserter le vrai dieu.

Je remarque d’autre part l’insistance pour ne pas récupérer des objets, « quelque chose » chez soi, son « manteau » au bord du champ : comme si là aussi, l’introduction dans le sanctuaire du Temple d’un objet qui ne doit pas y être provoquait un abandon des objets pourtant précieux ou pouvant s’avérer nécessaire. Là encore, la réaction du croyant authentique se « spiritualise » en quelque manière, en renonçant à des objets, pour peut-être ne pas se faire prendre au piège des objets qu’on lui propose pour son culte. J’avoue que quand je vois aujourd’hui l’enflure, la tumeur devrais-je dire, que deviennent les liturgies en donnant toujours plus de place aux objets, je me dis que la réaction des croyants authentiques est peut-être bien de s’en retourner en laissant là tous ces objets et d’autres encore, par crainte d’attachements idolâtriques… Bref, il me semble que, dans l’éventualité de la destruction ou du dévoiement du temple (mais c’est peut-être là sa vraie destruction !), le Jésus de Marc appelle a des attitudes non d’affrontements mais bien de résistance par des actes symboliques contraires, qui gardent le cœur dans la perspective du but.

« Malheur à celles qui seront enceintes et qui allaiteront en ces jours-là ! Priez afin que cela n’arrive pas en hiver » Il s’agit tout de même clairement d’un malheur, cela n’est pas nié, au contraire ! Et si la fuite sans rien emporter a une dimension symbolique de protestation, cela reste une fuite. Et tout ce qui embarrasse une fuite est dangereux, périlleux. Malheur donc aux femmes enceintes ou avec un nouveau-né, malheur à tous si cette catastrophe se produit en hiver, car alors la survie est encore plus précaire. Cette dernière condition, notons-le au passage, montre que le scénario n’est pas déjà établi, et que celui qui parle ne sait rien des temps où cela se produirait.

« Ces jours seront en effet oppression, telle qu’il n’en est pas survenue depuis le début de la création que le dieu a créée jusqu’à présent, et qu’il n’en arrivera plus. » Il y aura dans cet évènement une « mise sous pression » terrible : apparemment, sans aucune comparaison possible. Et pourtant, l’histoire regorge de récits de catastrophe, l’histoire biblique aussi. Je me demande bien la raison de la redondance : « la création que le dieu a créée« . Y en aurait-il une autre ? Cela est bien étrange…

« Et si le seigneur n’abrégeait ces jours, aucune chair ne serait sauvée. Mais à cause des choisis qu’il a choisis, il a abrégé ces jours. » Dans ce paysage catastrophique, une lueur d’espoir : le seigneur continue de veiller sur ceux « qu’il a choisis« , et à cause d’eux intervient pour que cela ne dure pas jusqu’à l’insupportable, jusqu’à l’extermination totale. Ce qui pose deux questions, celle du choix de dieu, et celle de son intervention dans le déroulement de l’histoire. Dans l’évangile qui précède, dans lequel nous avançons pas à pas, il est surtout question du choix que des hommes font de dieu, mais pas tellement de l’inverse : mais peut-être faut-il entendre que ce sont les mêmes, que ceux qui choisissent de chercher le dieu sont aussi ceux à la rencontre desquels le dieu vient ? Ce serait assez « logique », cohérent avec les éléments fondamentaux de l’évangile de Marc. Quant à l’intervention dans l’histoire, on peut aussi entendre ce « il a abrégé ces jours » comme une disposition déjà prise, une disposition déjà accomplie du côté du Créateur : les jours de catastrophe ont été déjà régulés pour tous les hommes, de sorte que l’espèce humaine ne soit pas anéantie. L’exemple du Déluge l’illustre à sa manière, ainsi que le serment qui le suit de ne plus jamais laisser une telle extermination se dérouler.

On voit qu’en fin de passage, le thème de la « fin » revient. Cette catastrophe est majeure, il n’y en a pas eu, et il n’y en aura pas de plus grande… et pourtant ce n’est pas la fin au sens du « terme ». Ce thème majeur du discours perce quoiqu’il arrive, « all’ostinato » : la « fin du monde » n’est pas une catastrophe, et aucune catastrophe ne provoque la « fin du monde ».

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