Jésus se trouvait à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux. Pendant qu’il était à table, une femme entra, avec un flacon d’albâtre contenant un parfum très pur et de grande valeur. Brisant le flacon, elle lui versa le parfum sur la tête. Or, de leur côté, quelques-uns s’indignaient : « À quoi bon gaspiller ce parfum ? On aurait pu, en effet, le vendre pour plus de trois cents pièces d’argent, que l’on aurait données aux pauvres. » Et ils la rudoyaient. Mais Jésus leur dit : « Laissez-la ! Pourquoi la tourmenter ? Il est beau, le geste qu’elle a fait envers moi. Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, et, quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait. D’avance elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement. Amen, je vous le dis : partout où l’Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire. »
« Et alors qu’il était à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux, étendu à table,… » Voilà justement le décalage : à Jérusalem, centre du pouvoir, se prennent des décisions terribles et meurtrières. Mais Jésus n’y est pas, il est à Béthanie : ce n’est pas très loin, mais c’est conforme à ce que Marc nous a raconté de l’arrivée à Jérusalem.
Il est même « …dans la maison de Simon le lépreux, étendu à table,… » On ne sait pas qui est ce personnage, mais il est nommé par son nom, signe qu’il n’est pas pour Jésus une personne interchangeable avec une autre. Son nom de « lépreux » nous indique aussi autre chose : Jésus continue de côtoyer les proscrits. Peut-être celui-là garde-t-il le nom de ce qu’il n’est plus (pour pouvoir accueillir chez lui), mais cette précision reste significative, et nous remet en mémoire des épisodes déjà vécus chez Marc.
Et ils sont « étendus à table« , selon la coutume du temps, c’est-à-dire partageant un moment de communion et d’intimité, double difficulté pour la mentalité religieuse d’alors : d’une part, à cause des distances que la loi prescrit avec les lépreux, d’autre part, parce que ces maladies sont réputées survenir à des « pécheurs » à la table desquels on ne devrait pas se tenir.

« …vint une femme ayant un alabastre d’huile de nard authentique très cher : après avoir brisé l’alabastre, elle versa [le contenu] sur sa tête. » Dans ce contexte, voici l’inattendu. Une femme survient : une femme ! Les choses sérieuses se règlent entre hommes, voyons ! Dans la pensée d’alors (et il me semble que cela n’a pas toujours évolué chez tous…), c’est l’homme que le dieu cherche à sauver, et le rôle de ce dernier est d’entraîner au premier chef sa femme -ce qui, au passage, montre le danger que courent celles-ci lorsqu’elles n’ « appartiennent » pas à un homme ! Mais là Jésus, non seulement est chez un lépreux ou ex-lépreux et donc chez un pécheur, mais il se laisse aborder par une femme ! Rien en soi contre la loi, mais tout contre son interprétation par les pharisiens, prêtres et scribes.
Cette femme porte un vase précieux (en albâtre, d’où son nom d’alabastre), dans lequel se trouve un produit encore plus précieux, un nard. Il s’agit d’une huile de couleur ambrée extraite d’un rhizome particulier à laquelle on connaît un usage médical, mais aussi de parfumerie (le parfum en est très puissant) et même de sédatif. Dans l’Antiquité, c’est un parfum de luxe. Il est utilisé aussi dans des rites religieux dans plusieurs religions.
Or cette femme brise le contenant et répand la totalité du précieux produit sur la tête de Jésus. La scène ressemble à celle d’une onction sacerdotale (comme Moïse fit pour consacrer Aaron et ses fils) ou royale (comme Samuel fit pour consacrer David). Mais à cause du produit utilisé pour celle-ci, une ampleur de signification s’y mêle : le sens d’un baume pour une personne qui aurait besoin de soin, ou qui aurait besoin d’être endormi, mais aussi le sens d’un parfum désormais émanant de lui, comme si son action se répandrait désormais irrésistiblement et de manière pénétrante.
« Or certains étaient très indignés de leur côté : « dans quel but la destruction de cette huile ? Cette huile pouvait en effet être vendue plus de trois cent denier et être donnée aux pauvres. » Et ils s’irritaient contre elle. » Les assistants sont frappés par l’événement. On ne connaît pas la réaction de tous, mais Marc s’attache à celle de certains qui s’irritent contre elle : il y a sans doute beaucoup de prévention contre cette femme, étant donné la portée si forte du geste qu’elle a accompli. Et probablement qu’on la soupçonne de s’arroger une place qui ne lui revient pas, en s’équiparant à Moïse ou Samuel.
Mais cela se traduit de manière bien plus triviale, en termes financiers : le nard est perdu, il a été gaspillé. Imaginez, au prix des parfums d’aujourd’hui, le coût d’une de ces amphores délicates dont le volume est dix à vingt fois celui des flacons d’aujourd’hui ! Pour faire bonne mesure, on évoque une vente au profit des pauvres : je suis moins bienveillant que Jesus qui prendra cette évocation pour elle-même, sans les soupçons que j’y mets.
« Jésus dit : « Laissez-la ; pourquoi lui causez-vous des peines ? C’est un beau geste qu’elle a accompli à mon égard. » Le premier souci de Jesus, l’essentiel pour lui donc, est d’avoir égard pour cette femme. Il voit d’abord la beauté de son geste et tient à la réhabiliter aux yeux et dans le cœur de tous. Pourquoi entrer dans des soupçons quant à son rôle qu’elle aurait usurpé ? Pourquoi tout simplement lui « faire de la peine » ? Et en effet, le monde irait sûrement mieux si on essayait d’éviter cela aussi souvent que possible.
« En tout temps en effet vous aurez des pauvres avec vous et lorsque vous le voudrez vous pourrez leur faire du bien, mais moi vous ne m’aurez pas en tout temps. » Il prend tout autant au sérieux ceux qui l’accompagnent, dans le meilleur d’eux-mêmes : c’est également louable, que de vouloir vendre des choses au profit des pauvres. Mais il donne néanmoins raison à cette femme, avec l’argument de la rareté, ou de l’opportunité. Les pauvres, hélas, il y en aura en tous temps ; mais lui, Jesus, n’est présent qu’en ce temps-ci. Encore suis-je trop restrictif par rapport au texte : il laisse seulement entendre qu’il y aura des temps où il ne sera pas présent. Reste qu’il justifie le choix de la femme par un jugement d’opportunité.
« Ce qui était en son pouvoir, elle l’a fait : elle a fait d’avance l’onction de mon corps en vue de l’ensevelissement. » Et voilà qu’il va plus loin : dans la symbolique dense du geste accompli, et par l’évocation soudaine de son ensevelissement, il joint à la fois l’idée d’onction, de baume, de narcotique et de parfum ! Le plus évident est le narcotique : le sommeil en question est celui de la mort. Mais par là entre aussi l’idée de baume : pour une mort causée par souffrances ou blessures. Les deux autres approches laissent maintenant entrevoir le sens de cette mort : elle va le constituer roi et prêtre, et avec un pouvoir aussi pénétrant et irrésistible qu’un parfum.
Évidemment, pour l’entourage, ce doit être la stupeur : il annonce clairement sa mort prochaine, et avec une sérénité désarmante.
« Amen je vous dis : où que soit proclamé l’évangile, dans le monde entier, ce qu’elle a fait sera aussi raconté en souvenir d’elle. » Le souci de cette femme va encore plus loin. Il l’associe pour toujours à l’écho de son ministère. Elle sera elle aussi de ce parfum répandu par la parole et l’œuvre de Jesus. La défense de cette femme est en tous points remarquable : alors qu’elle était sans doute soupçonnée, elle est d’avance « canonisée ». Et Jesus ne s’offusque pas un instant qu’elle puisse avoir un geste prophétique, instituant, ou un geste sacerdotal. Avis à ceux qui s’offusquent encore aujourd’hui de ce qu’une femme pourrait avoir un tel rôle !