Judas Iscariote, l’un des Douze, alla trouver les grands prêtres pour leur livrer Jésus. À cette nouvelle, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l’argent. Et Judas cherchait comment le livrer au moment favorable.
« Et Judas Iskariooth, celui parmi les Douze, alla vers les archiprêtres afin de le leur livrer. » Ce passage fait suite aux deux premiers versets du chapitre, il est dans la même note. On avait : « Or c’était la Pâque et les azymes dans deux jours. Et les grands prêtres et les scribes cherchaient comment, en mettant la main sur lui par ruse, le faire mourir. Ils disaient en effet : « Pas pendant la fête, pour qu’il n’y ait pas de tumulte du peuple. » A vrai dire, il est non seulement dans la même note, mais il en constitue la suite logique : si on lit les deux textes l’un après l’autre, ils ont toutes les apparences d’un seul texte continu. Ainsi, en ouverture du sommet de son œuvre, Marc nous a gratifié d’un triptyque, qu’il a constitué en insérant au beau milieu du récit d’une conspiration le récit qu’on a lu la dernière fois, celui de l’onction à Béthanie.

Ainsi donc, alors que « les grands-prêtres et les scribes cherchaient comment…« , voici que l’initiative de quelqu’un vient rencontrer leur recherche. Il s’agit de Judas Iskariooth, qui n’a été jusqu’à présent nommé qu’une seule fois, en tout dernier de la liste des Douze au moment où Jésus les institue, avec la mention « celui qui l’a livré« . Si son prénom est très commun à cette époque (il y a d’ailleurs un autre Jude parmi les Douze), son surnom a un sens plus disputé. Pour certains, ce nom (Iskariôth, transcription grecque de l’hébreu איש־קריות, ’îsh qriyôt) aurait été donné à Judas car il était un homme (îsh) de la ville de Qeriyyot, localité du pays de Juda. Mais cette ville n’existe plus à l’époque de Jésus, et puis les Douze sont plutôt originaires de Galilée… Mais ce surnom pourrait aussi être la forme sémitisée du latin sicarius, qui signifie un sicaire, littéralement un porteur de dague, en fait : un faiseur de mauvais coups, souvent sanglants, à la solde du pouvoir en place. Le surnom serait déjà une marque d’infamie rappelant son sinistre rôle.
Marc insiste surtout sur le fait qu’il est (littéralement) « entrant dans les Douze« , qu’il fait partie de ce groupe institué : sans doute d’une part parce que c’est surprenant, mais aussi d’autre part parce que cela résout la principale difficulté à laquelle les grands-prêtres faisaient face, comment le trouver. Quelqu’un de ses intimes sait à tous moments où il se trouve, où il va quand il quitte la foule et Jérusalem. Ce sera donc un jeu d’enfants que de l’arrêter à ces conditions-là. Et c’était d’ailleurs la seule solution : Jésus avait une « défense » sans faille, mais reposant entièrement sur la confiance.
Cela invite bien sûr à réfléchir sur l’usage que font les disciples de l’intimité où Jésus les accueille. Elle est sans doute très valorisante, mais constitue de sa part une vraie remise de soi. On peut se prétendre disciple, et l’être réellement, et néanmoins tourner cet état à la trahison de celui que l’on suit.
Marc ne nous dit strictement rien des motivations de Judas, il ne nous rapporte que le fait. Il ne fait pas de « psychologie ». Bien des choses ont été imaginées à ce sujet, mais Marc ne veut sans doute pas nous détourner de son sujet, et son sujet c’est Jésus et sa fin tragique. La seule chose qui compte ici, c’est comment les responsables religieux ont réussi à mettre leur plan à exécution.
« Eux, en l’entendant, se réjouirent et d’eux-mêmes promirent de lui donner de l’argent. » Ces responsables, évidemment, voient avec plaisir advenir l’opportunité qu’ils n’espéraient pas. Ils pensaient laisser passer la fête, on l’a vu. Mais l’occasion fait le larron, comme on dit. Le marchandage ou la recherche d’un profit est exclue par Marc des motivations de Judas : ce sont les grands-prêtres qui en proposent. De leur côté, il s’agit sans doute de s’assurer contre la défection du traître : ils ne donnent pas d’argent maintenant, ils en promettent. On comprend aisément que le paiement se fera après livraison.
« Et il cherchait comment le livrer au bon moment. » La question du « comment » est désormais réglée, ne reste plus que le « quand », le « bon moment« . Le souci des responsables religieux reste de ne pas provoquer de trouble, d’éviter l’émeute, qui dresserait le peuple contre eux. La logique est qu’il faudra trouver un temps et un lieu qui soit autant que possible à l’abri des regards, et c’est de cela que Judas se met en quête.
Au total, se met en place une conspiration pilotée par les plus hautes autorités religieuses, et rendue possible par la trahison, inexpliquée mais nécessaire, de l’un des Douze. Le but en est de se saisir de Jésus et de le juger, de le condamner, afin de reconquérir l’autorité sur le peuple en lui montrant qu’il s’est fourvoyé à la suite de cet homme. Les masses n’aiment pas les vaincus, ce qu’en bons politiques ils savent.
Mais au milieu de ce climat de conspiration, la scène de l’onction à Béthanie apparaît comme une sorte de lumière. Jésus envisage déjà son propre ensevelissement, et ce n’est déjà pas une réalité qu’il subit : il en parle avec une liberté souveraine, et il assume le geste de la femme comme révélant le sens que lui donne à sa mort en préparation. Il est en quelque sorte déjà dans l’offrande de soi, plus grande que les magouilles mortifères.