Le soir venu, Jésus arrive avec les Douze. Pendant qu’ils étaient à table et mangeaient, Jésus déclara : « Amen, je vous le dis : l’un de vous, qui mange avec moi, va me livrer. » Ils devinrent tout tristes et, l’un après l’autre, ils lui demandaient : « Serait-ce moi ? » Il leur dit : « C’est l’un des Douze, celui qui est en train de se servir avec moi dans le plat. Le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit à son sujet ; mais malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! »
« Et le soir venu il arrive avec les Douze. » Les lieux étant prêts pour la fête, « il » -Jésus, sans le moindre doute- y arrive avec les Douze. Dans la tradition juive, le jour commence avec le soir, et va jusqu’au soir suivant, comme le répète à l’envi le premier récit de la création : « Il y eut un soir, il eut un matin…« . D’abord le soir, ensuite le matin. La célébration du repas pascal va se tenir dès le premier soir, sans attendre. Et cette fois, l’assemblée est restreinte : ce ne sont pas « les disciples » en général, même si le vocabulaire de Marc en la matière est assez flottant, comme on l’a déjà constaté, mais ce sont « les Douze« , sans ambiguïté.

« Et comme ils étaient étendus à table et mangeaient, Jésus dit : « amen je vous dis que un d’entre vous me livrera, [un] qui mange avec moi. » Marc ne dit pas un mot du passage à table, du déroulé du repas, peut-être parce que ce repas « en famille » est déjà très codifié et que les règles en sont connues : pas besoin d’en écrire quand le lecteur sait déjà tout. Marc écrit pour un public qui connaît tout cela parce qu’il le vit régulièrement, -ce qui n’est pas notre cas à nous, mais Marc n’a manifestement pas écrit d’abord pour le public que nous sommes.
En revanche, Marc insiste sur ce qui interrompt le déroulé connu. Les voilà donc tous à table, semi-étendus selon la pratique d’alors, avec les conversations libres d’un repas festif, mais aussi les dialogues rituels qui donnent le sens de la fête. Or voilà une intervention de Jésus qui tranche aussi bien avec l’ambiance festive qu’avec le ton rituel : « amen je vous dis que un d’entre vous me livrera, [un] qui mange avec moi. »
La phrase ne sonne pas comme une dénonciation, mais plutôt comme une révélation, ce qu’accentue d’emblée l’entame, « Amen, je vous dis« . Et elle révèle que « un« , pas deux, parmi ceux qui sont ici présents, va le « livrer« , c’est-à-dire le trahir, le mettre entre les mains des autorités qui le cherchent (ce que tous savent depuis un moment déjà). Ils ont sans doute tous conscience que jusqu’à présent, si Jésus échappe aux autorités, c’est justement parce qu’il est soit à l’abri de la foule, soit à part et dans leur seule intimité. Nul ne peut donc ignorer que si l’un d’eux fait défection, c’est tout le système de mise à l’abri qui s’effondre.
La phrase de Jésus n’exprime aucun délai de temps : ce futur n’est pas nécessairement proche, ce n’est donc pas le but de la phrase. Au contraire, il y a une insistance sur la duplicité de cette personne, « [un] qui mange avec moi. » Manger avec quelqu’un est normalement un signe manifeste de communion : or ici, une hypocrisie est dénoncée, puisque le signe de la communion s’accompagne en réalité de la remise de Jésus à ses adversaires.
Quel peut bien être le but de cette phrase, dite à ce moment-là ? La forme affirmative marquée, la forme de révélation, montre que Jésus en sait plus que ce qu’il dit, et montre par la même occasion qu’il y a ce qu’il choisit de dire et ce qu’il choisit de taire. Il tait délibérément le nom de l’intéressé, alors qu’il ne peut pas ne pas le connaître étant donné ce qu’il dit. Alors quel peut bien être le sens, la portée, d’un tel choix ?
« Ils commencent à s’inquiéter (à être affligés, à être mal à l’aise) et à lui dire un par un : « serait-ce moi ? » On imagine le froid jeté par cette révélation ! Les éléments que nous avons précédemment mis en lumière provoquent un inquiétude générale, et le même mot [lupéïsthaï] peut signer s’inquiéter, être affligé, ou encore être mal à l’aise. Je pense qu’il ne faut pas choisir entre ces différents sens, parce qu’ils montrent toute une gamme de réactions sans doute toutes présentes à l’occasion de la révélation précédente : chacun peut se sentir triste que Jésus soit trahi, inquiet que ce soit par un membre de ce groupe restreint, mal à l’aise de se sentir désormais soupçonné par les autres, peut-être par Jésus lui-même, qui sait ?
On comprend alors que l’un des Douze prenne l’initiative de demander « Serait-ce moi ? » : c’est la seule manière de dissiper les doutes des autres à son propre sujet, comme de vérifier si Jésus est bien en paix avec soi. Et par un effet « boule de neige », une fois que l’un a posé la question, nul ne peut éviter de la poser à son tour, sans risquer d’alimenter les soupçons à son propre sujet. Et ainsi de suite, tous posent la question.
Et donc Judas ? Il n’a pas pu éviter de poser la question lui aussi ?… A-t-il été dénoncé à cette occasion ?
« Or lui leur dit : « L’un des Douze, qui met la main avec moi dans le plat. » On voit que la réponse de Jésus s’obstine à ne pas être nominative. Quel peut donc bien être son but ? Dévoiler aux autres le nom du traître, ce serait faire peser sur eux la réaction à son endroit. Sans doute Jésus cherche-t-il à faire comprendre à l’intéressé qu’il est percé à jour, que ses menées ne sont pas aussi secrètes qu’il le croit. Et peut-être par là à infléchir sa décision, à le faire revenir sur son choix ? Je ne vois pas d’autre explication à cette étonnante stratégie.
« C’est que d’un côté le fils de l’homme s’en va comme il est écrit à son sujet, mais d’un autre côté malheur à cet homme par qui le fils de l’homme est livré ; ce serait mieux pour cet homme s’il n’était pas né. » Dans ce sens, la dernière prise de parole de Jésus est terrible. Il met en parallèle les deux destinées, la sienne et celle de celui qui le livre. De son côté, il y a un itinéraire qui est annoncé, qu’il a déchiffré et compris dans les écritures, qui fait partie du dessein divin de salut. De l’autre, c’est un itinéraire qui n’est pas « obligé ».
On entend parfois cette bizarre objection que Judas n’est pas si coupable, puisque sans son action, l’accomplissement des Ecritures n’aurait pas eu lieu : c’est un curieux renversement ! Et surtout, c’est ignorer qu’elles auraient tout aussi bien pu s’accomplir sans passer par une trahison. Le projet des Grands-prêtres et des scribes était arrêté, Judas n’a fait que leur fournir une occasion ; qui plus est, il leur a permis d’anticiper : on a vu que leur choix initial était de laisser passer les fêtes de la Pâque, pour ne pas avoir à affronter une population aussi nombreuse.
Si nous reprenons maintenant l’hypothèse que nous avons fait ci-dessus, à savoir que Jésus essaye justement de faire changer Judas d’avis, on voit qu’il pèse de tout son poids : « ce serait mieux pour cet homme s’il n’était pas né. » Cela a dû faire sérieusement réfléchir Judas, on l’imagine….