Pendant le repas, Jésus, ayant pris du pain et prononcé la bénédiction, le rompit, le leur donna, et dit : « Prenez, ceci est mon corps. Puis, ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, il la leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude. Amen, je vous le dis : je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu. »
« Et pendant qu’ils sont en train de manger,… » Il s’agit toujours du même repas, celui, familial mais très ritualisé, de la Pâque ; celui aussi où règne sans doute maintenant une ambiance un peu tendue, du fait de la révélation que Jésus a faite que l’un des convives va le livrer entre les mains de ceux qui le recherchent.
Marc est à la fois précis et vague : il nous dit que ce qui advient se situe pendant le repas, mais il ne nous dit pas à quel moment. Le repas pascal étant très ritualisé, il était tout-à-fait possible d’être plus précis, mais ce n’est pas son choix. Pourquoi ? Il me semble que l’effet produit pour le lecteur est un effet englobant, comme si c’était tout le repas qui prenait un nouveau sens du fait de ce que Jésus fait et dit à ce moment, et non seulement tel ou tel moment de celui-ci. Que fait-il donc ?

« …prenant un pain, après avoir béni, il [le] rompit et [le] leur donna et dit : prenez, ceci est mon corps. » Sur le plat qui se trouve au centre de la table, il y a empilés trois pains sans levain, les Matsoth, qui rappellent le départ précipité d’Egypte (le levain n’a pas eu le temps de faire son effet), mais aussi la fête agraire du renouveau de la vie (une fois éliminés tous les levains dans l’ensemble de la maison, on constate que néanmoins le levain se reforme -émerveillement qui vient d’une période où l’on ignore l’existence des bactéries !).
Selon le rituel de la Pâque, le père de famille fend en deux la matsa centrale, remet la plus petite partie à sa place dans le plat entre les deux serviettes, puis il prend l’autre morceau, l’enveloppe dans une serviette blanche, la charge sur son épaule comme s’il portait un lourd fardeau et va la cacher sous un coussin. Sur une question du plus jeune des enfants, on fait alors le récit traditionnel de la sortie d’Égypte. Puis le chef de famille rompt la matsa supérieure et la mange avec un morceau de la matsa intermédiaire. Tous les assistants font de même. Puis on mange les herbes amères. Le repas terminé, le père de famille ressort ce qui est caché sous les coussins, le brise et en distribue à tous les assistants. Il y a donc rituellement deux, ou trois, moments où le pain est rompu. Quant à la bénédiction, elle est dite normalement au tout début (on bénit le dieu pour se dons) et à la fin (on dit les prières de bénédiction et on chante les psaumes 113 à 118).
Les gestes faits par Jésus ne sont pas des gestes inconnus, mais ils semblent être faits dans un tempo qui n’a rien de rituel. Surtout, on voit que la parole de bénédiction adressée au dieu se mêle au geste de fraction du pain, et qu’un élément nouveau intervient, qui est celui du partage : dans le rituel, les convives font à l’imitation du père de famille, mais chacun pour soi-même. Ici, il n’y a qu’un geste, fait pour tous, à la place de tous et en leur faveur. Les convives sont dispensés d’accomplir ce geste, mais ils en bénéficient néanmoins.
Non seulement le geste est original et inattendu, très libre par rapport au rituel sur lequel il s’appuie mais auquel il ne se soumet pas, mais ce geste est accompagné d’une parole. Pour l’une des fractions des pains, celle qui rappelle la sortie d’Egypte (avec le baluchon), elle est normalement accompagnée aussi d’une parole. Celle-ci est explicative : le plus jeune de l’assemblée pose la question de la signification du geste, et le père de famille répond en rapportant ce geste à la sortie d’Egypte et à la libération de l’esclavage.
Mais ici, cette parole n’est pas commémorative, elle est un nouveau sens : « prenez, ceci est mon corps. » Le corps, c’est la personne concrète, perceptible, avec laquelle on peut entrer en relation. Ce corps, c’est justement celui qui va être engagé dans la trahison que Jésus vient de mentionner : c’est celui sur lequel les prêtres et les scribes veulent mettre la pain. Or, en en faisant la clé de compréhension de son geste innovant, il dit deux choses : que ce corps est rompu, mais aussi qu’il est offert. Et il dit, par la substitution de ces mots et de ces gestes à ceux qui sont habituellement accomplis, que cette offrande est pour la délivrance de tout le peuple.
C’est aussi une parole de liberté et d’initiative. Car si le fait d’être livré a été mentionné et habite les esprits désormais inquiets, Jésus montre que son corps ne lui est par d’abord pris, mais que c’est lui qui l’offre. Et par l’anticipation que constituent, sous mode rituel, ce geste et cette déclaration, il dépasse ce qu’il va subir. Oui il subit, mais plus encore il offre et choisit d’offrir.
« Et prenant une coupe [et] rendant grâce, il leur donna, et ils en burent tous. » Il y a plusieurs coupes qui circulent durant le repas pascal, Marc là encore ne précise pas de laquelle il s’agit, et là encore cela produit pour le lecteur l’impression que ce sont toutes les coupes qui voient ainsi leur sens réorienté. Pas de surprise cette fois pour les douze participants : ils reçoivent et se passent cette coupe, et y boivent cahcun à son tour.
« Et il leur dit : ceci est mon sang, de l’alliance, celui qui est répandu en faveur (ou : à la place) de tous. » Ce n’est qu’une fois qu’ils ont bu que Jésus ajoute une parole, là aussi innovante. Peut-être s’il l’avait dite avant auraient-ils refusé d’y boire ?
Le sang, c’est la vie. Qu’il soit répandu en faveur ou à la place (la préposition peut avoir les deux sens, et à mon avis il ne faut en éliminer aucun des deux) de tous, confirme tout ce que nous avons cru comprendre jusqu’à présent : il y a, dans l’offrande par Jésus de son corps et de sa vie, la volonté d’en faire bénéficier tout le peuple, mais aussi d’épargner celui-ci en se substituant à lui.
Ce qui est le plus étonnant est peut-être que les Douze boivent ce sang. Ne l’énoncer qu’après montre bien la conscience qu’a le Jésus de Marc d’un refus instinctif d’une telle action. A notre époque, qui hérite aussi de tout l’imaginaire gothique des vampires, l’idée peut faire encore plus horreur, dans un mélange à la fois érotique et démoniaque : mais cela ne fait pas partie des imaginaires à l’époque de Jésus. Toutefois, la chose répugne aussi, et c’est bien suite au déluge et dans le cadre de l’alliance universelle établie à travers Noé avec toute l’humanité qu’il est précisé que « avec la chair, vous ne mangerez pas le principe de vie, c’est-à-dire le sang. » (Gn.9,4).
Cette consommation, à mon avis, est volontairement énoncée de manière séparée : le corps et le sang ne sont pas consommés ensemble, mais bien séparément c’est-à-dire une fois qu’ils ont été séparés. C’est une participation à cette séparation-même, au fait que la vie ait été ôtée. Mais c’est aussi, comme cela est prescrit pour l’agneau pascal, une consommation entière de la victime, sans que rien n’en soit laissé. Et si le sang est bien « le principe de vie« , cela veut bien dire que la vie offerte de Jésus a bien pour but, en ne l’ayant plus en lui, qu’elle soit en ceux au profit de qui il l’offre, et dans son principe même. C’est comme s’il voulait communiquer jusqu’au principe même de sa vie, et que c’est ce qui donnait sens à l’offrande totale de la sienne.
« Amen je vous dis que je ne boirai plus du jus de la vigne, jusqu’à ce jour-là où je le boirai nouveau dans le royaume de Dieu.» Et puis voilà cette parole conclusive : pour Jésus, il n’y aura pas d’autre coupe partagée. Il annonce clairement sa fin prochaine, il y a avec cette déclaration une sorte d’accélération du temps. Il avait dit que l’un des convives allait le livrer, il laisse entendre maintenant que c’est pour bientôt.
Certains lecteurs ont voulu voir ici un vœu de naziréat votif : la renonciation à certaines choses, comme la consommation de boisson fermentée, jusqu’à l’obtention d’un bienfait demandé au dieu. Jésus renoncerait à boire du vin jusqu’à obtenir l’entrée dans le royaume du dieu. Ce n’est pas impossible, évidemment, mais dans la formulation de Marc, ce n’est pas non plus très explicite, donc pas très convaincant. Mais encore une fois, il n’y a pas me semble-t-il de contradiction entre le texte et cette interprétation. Mais au total, ce que je retiens surtout, c’est à quel point Jésus, toujours très libre par rapport aux rituels, se sert de ce langage dense et symbolique pour anticiper sa mort et changer son sens : ce ne sera pas d’abord la vie qu’on va lui prendre par l’effet d’une condamnation, mais bien l’offrande qu’il fait dès à présent de sa vie pour que la mort soit épargnée à tous et même sa propre vie communiquée.
Une remarque pour finir : pour Marc, cet épisode n’est lié à aucune réitération. Cette liberté prise avec le rite n’en crée pas un nouveau, elle est un langage propre à faire comprendre l’anticipation profonde par laquelle Jésus et lui seul reste libre devant la mort qui arrive.