Après avoir chanté les psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers. Jésus leur dit : « Vous allez tous être exposés à tomber, car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée. » Pierre lui dit alors : « Même si tous viennent à tomber, moi, je ne tomberai pas. » Jésus lui répond : « Amen, je te le dis : toi, aujourd’hui, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. » Mais lui reprenait de plus belle : « Même si je dois mourir avec toi, je ne te renierai pas. » Et tous en disaient autant.
« Et une fois [les psaumes] chantés ils sortirent vers le Mont des Oliviers. » Le repas de la Pâque s’achève traditionnellement avec le grand Hallel, c’est-à-dire le chant des psaumes 113 à 118. Marc ne précise pas, il dit là aussi « après avoir chanté…« , mais sans doute compte-t-il qu’il s’agit pour son lecteur d’une évidence. Et les voilà qui quittent la salle pour le Mont des Oliviers. Dans le déroulement géographique de cette dernière partie de son évangile, Marc nous a donc situé Jésus d’abord à Béthanie, d’où il a envoyé deux de ses disciples et où il est allé mangé chez « Simon-le-lépreux » (où à eu lieu la scène surprise de l’onction), puis à Jérusalem dans la salle préparée pour la Pâque, et maintenant entre les deux, hors les murs de Jérusalem sur la route de Béthanie, au Mont des Oliviers, juste en face du temple, là où, il y a peu, trois de ses disciples l’avaient interrogé sur la « fin ».

« Et Jésus leur dit : « Vous serez tous scandalisés, parce qu’il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées. Mais après mon réveil, je vous précèderai dans la Galilée. » Jésus s’adresse aux Douze ou onze qui sont avec lui. Il cite un passage des Ecritures, du prophète Zacharie. Voici le passage entier :
« Il arrivera, en ce jour-là, que les prophètes rougiront de leur vision quand ils prophétiseront. Ils ne revêtiront plus le manteau de prophètes pour tromper. Mais ils diront : « Moi, je ne suis pas prophète ; moi, je travaille la terre : un homme m’a acheté depuis ma jeunesse. » Et si on lui demande : « Que sont donc ces blessures sur ta poitrine ? », il répondra : « Je les ai reçues dans la maison de ceux qui m’aiment. » Épée, réveille-toi contre mon berger, contre l’homme qui m’est proche – oracle du Seigneur de l’univers. Frappe le berger, et que les brebis soient dispersées, contre les petits je tournerai ma main. Il arrivera dans tout le pays – oracle du Seigneur – que deux tiers en seront retranchés, périront, et que l’autre tiers y restera. Je ferai passer ce tiers par le feu ; je l’épurerai comme on épure l’argent, je l’éprouverai comme on éprouve l’or. Lui, il invoquera mon nom, et moi, je lui répondrai. Je dirai : « C’est mon peuple ! », et lui, il dira : « Le Seigneur est mon Dieu ! » (Za.13,9) On voit tout de suite que, dans nos traductions contemporaines, le texte n’est pas exactement le même que celui cité par Marc, la tournure diffère. J’ai cité le passage tout entier, car dans la pratique de l’époque, c’est souvent ce que veut dire une citation : dans le contexte très oralisé où les gens savent par cœur bien des passages des Ecritures, et sont entraînés à les mémoriser, un passage est cité pour faire revenir tout l’ensemble à la mémoire. Essayons donc de comprendre de quoi il s’agit.
Zacharie s’élève d’abord contre les faux-prophètes, les prophètes de cour : ceux qui ont l’habit et cherchent par là à « faire le moine ». Il annonce que vient un fameux « jour », sous-entendu (comme toujours chez les prophètes) celui du jugement de Yahvé, où cette usurpation ne sera plus permise. Au contraire, le jugement donnera lieu à une parole sincère, « Moi, je ne suis pas prophète ; moi, je travaille la terre : un homme m’a acheté depuis ma jeunesse. » (autrement dit : je suis un esclave). Et même il pourra y avoir un aveu de maltraitances subies, choses qu’en général on essaye de cacher. Donc, première étape du jugement, une sincérité nouvelle, une exposition de soi en vérité. Le jugement révèle la vérité des êtres.
Vient ensuite une parole plus incisive, sur la manière terrible dont a lieu le jugement du dieu : l’épée se tourne contre « mon berger« , c’est-à-dire (puisque c’est le dieu qui s’exprime par la bouche de son prophète) contre celui que le dieu avait jusqu’à présent institué comme berger de son peuple : ordre est donné à l’épée de frapper cet homme-là, et de provoquer ainsi la dispersion de ceux dont il avait la garde. Cette opération ne vise pas directement le berger, mais a plutôt pour but une purification du peuple : il y a ceux qui disparaîtront, mais survivra un « petit reste », éprouvé au double sens du terme, mais qui de ce fait sera reconnu comme authentique : « Lui, il invoquera mon nom, et moi, je lui répondrai. Je dirai : « C’est mon peuple ! », et lui, il dira : « Le Seigneur est mon Dieu !« .
Ainsi donc, la citation que fait Jésus peut bien n’être pas exactement ni formellement le texte de Zacharie : elle en est suffisamment proche pour évoquer à la mémoire de l’auditeur l’ensemble de ce texte. Evoquer ce texte maintenant, c’est dire à ses auditeurs que « ce jour-là« , c’est maintenant ; le moment du jugement annoncé intervient à présent : ce qui va arriver, que lui leur berger soit frappé, est pour eux une épreuve, ils vont être dispersés parce qu’ils vont être éprouvés. Ils vont être dispersés, renvoyés chacun à soi et séparés les uns des autres. Ils vont être dispersés, c’est-à-dire qu’ils vont subir des choses difficiles (premier sens de « éprouver« ), mais que cela va révéler ce qu’ils ont vraiment dans le cœur (deuxième sens de « éprouver« ). Ils vont être jugés, c’est-à-dire qu’on va trancher entre ceux qui réussissent l’épreuve et ceux qui ne la réussissent pas.
Maintenant, Jésus emploie un mot bien particulier pour décrire l’aspect intérieur, subjectif, de cette épreuve : « Vous serez tous scandalisés« . Il s’agit d’un verbe formé à partir du mot [skandalône] qui signifie la pierre sur laquelle on butte, et qui fait tomber. Ils vont être provoqués à la chute en butant contre quelque chose d’inévitable, qui est sur leur chemin. Autrement dit, pas un d’entre eux ne va résister à cette épreuve, ne va en sortir victorieux. Annonce terrible ! Sont-ils donc tous perdus ? Sont-ils donc au nombre des deux-tiers du peuple qui sont perdus dans l’épreuve finale ? On serait contraint de le conclure, s’il n’y avait un « mais » : « …Mais après mon réveil, je vous précèderai dans la Galilée. » Ce n’est donc pas qu’ils vont par eux-mêmes réussir l’épreuve, ils vont au contraire faire l’expérience de l’échec, sans exception. Mais c’est un autre, lui-même, qui va néanmoins les sauver : après son « réveil » ou son « relèvement » (mot pour l’instant à leurs oreilles mystérieux), il les précèdera en Galilée, ce qui sous-entend qu’il les y attendra, que c’est là qu’ils devront se rendre.
C’est le paradoxe, et la merveille, de ce que Jésus leur dit : ils ne vont pas réussir l’épreuve (donc ils sont perdus) mais un autre va les réunir (donc ils sont sauvés, mais pas par leurs propres moyens). Il y a là une nouveauté incroyable, dont il faut prendre conscience : dans les schémas mentaux jusqu’à présent, le jugement est sensé intervenir d’abord, pour trancher entre ceux qui sont « du bon côté » et les autres, puis intervient le salut, c’est-à-dire la mise à part et le nouveau statut accordé à ceux qui ont réussi l’épreuve du jugement. C’est exactement le schéma, d’ailleurs, de l’oracle de Zacharie. Mais ce qui va se passer maintenant, avec Jésus, c’est une sorte de fusion, de simultanéité, de ces deux moments, jugement et salut. Et le bénéfice de cette nouveauté, c’est que le salut ne dépend en rien de la capacité individuelle de chacun : un seul en vérité, Jésus, va réussir l’épreuve du jugement ; mais c’est lui qui rassemble et sauve tous les autres, ceux qui ont ratés. On n’est plus, comme chez Zacharie, dans un taux de réussite de 1/3 pour 2/3 d’échec, mais bien de un pour tous. Mais ce « un » appelle d’avance tous à le retrouver après, il les met à part avec lui. En tranchant, le jugement du dieu aura mis tous à part avec le seul qui a réussi.
« Or Pierre lui dit : « Et tous peuvent bien être scandalisés, mais pas moi ». Pierre a du mal (et nous aussi, soyons honnêtes) à dissocier l’idée de salut de celle de réussite à l’épreuve du jugement. Alors il proteste : tous peut-être, mais pas moi. Il se met déjà à part, il énonce ce qu’il voudrait bien que le jugement opère. Il veut être « du côté de Jésus ».
Et il faut bien reconnaître qu’il y a quelque chose de bouleversant, de profondément émouvant, dans cet attachement sincère manifesté à son maître. Il n’y a pas d’hypocrisie dans la déclaration de Pierre, seulement une vraie sincérité… accompagnée sans doute d’une méconnaissance de soi. Face à l’épreuve, nous savons bien ce que nous voudrions manifester : mais ce que nous manifesterons vraiment, ce dont nous serons vraiment capables, qui peut le dire ? C’est ce que reconnaît humblement la si belle chanson Né en 17 à Leidenstadt. Il est peut-être important de se rappeler ce fait, en cette période profondément troublée où tant d’idées qu’on croyait à jamais révolues refont surface, où les épreuves du moment semblent manifester le pire chez de nombreuses personnes : choix de séparer les hommes des uns autres, de classer, de hiérarchiser, de rejeter… Face à cela, on voudrait avoir la force de toujours chercher l’unité, de ne pas verser à notre tour dans la division. Mais que c’est difficile…
« Et Jésus lui dit : « Amen je te dis que toi, aujourd’hui, cette nuit-ci, avant que le coq ait chanté deux fois, tu m’auras renié trois fois. » Pierre a mis en avant son propre cas, Jésus lui répond donc sur ce terrain, avec une annonce très précise et très circonstanciée. Elle sonne, dans son anticipation, comme un manque de confiance, comme une amertume un peu cynique. Mais la suite fera comprendre tout autre chose. Et du reste, le côté très circonstancié fait déjà pressentir autre chose : il s’agit plutôt de la peinture faite avant que le « motif » ne soit perçu. Ainsi peut-être, quand la coïncidence des deux sera évidente, il y aura peut-être une sorte de révélation personnelle.
Il est vrai qu’on reconnaît, qu’on voit (tout simplement), plus facilement les faiblesses des autres que les siennes propres.
« Or lui disait de plus belle : « S’il me fallait mourir avec toi, je ne te renierai pas. » Et tous en disaient autant. Pierre insiste. Je trouve que c’est tout à son honneur, en tous cas qu’il manifeste de façon poignante où va son désir. Et non seulement lui, mais tous ceux qui sont présents. Nous tous. Et l’on voit et l’on devine déjà que l’épreuve va être une révélation certes aux yeux de tous, mais peut-être d’abord à soi-même. Se reconnaître tel que l’on est, c’est sans doute une partie ou un aspect du jugement.