Constance et fermeté d’un seul (Mc.14,51-52)

Or, un jeune homme suivait Jésus ; il n’avait pour tout vêtement qu’un drap. On essaya de l’arrêter. Mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu.

« Et quelque jeune homme le suivait, qui avait jeté autour de lui un fin tissu de lin sur sa nudité,… » Voici un épisode inattendu, une de ces notations dont Marc a le secret dans son art du récit imagé et pittoresque. Cet épisode, qu’il est d’ailleurs seul à rapporter, a fait la joie des peintres et des artistes, tant il est parlant : témoignage de l’art de Marc.

Il est question soudain de « quelque jeune homme [qui] le suivait » : mais d’où sort-il, celui-là ? Les récits précédents nous ont fait voir que seuls les Douze étaient le soir à la célébration de la Pâque, qu’ils sont sortis seuls avec lui et qu’il les a presque tous laissés à distance pour ne s’éloigner qu’avec les seuls Pierre, Jacques et Jean. Ce sont ces quatre-là qui sont entrés dans le domaine de Gethsémani, et qui y sont tout de même restés un petit moment, suffisamment long pour que Jésus puisse effectuer quelques aller-retours entre les trois susnommés endormis et la prière anxieuse qu’il répétait à petite distance. On ne voit pas où peut se glisser ce jeune homme…

Le terme « suivre » n’est par conséquent pas à prendre au sens premier de quelqu’un qui marche en ce moment derrière un autre. Mais le terme « suivre » est aussi exactement le même que celui mis dès l’origine dans la bouche de Jésus pour appeler ses disciples. On aurait donc toutes raisons de penser qu’il s’agit d’un disciple de Jésus. Autrement dit, ce « jeune homme » n’est pas venu avec la fameuse « foule » venue l’arrêter, et il n’est pas venu non plus avec les Douze. On ne sait pas à ce point comment il est survenu, mais on sait qu’il est un disciple, il est « du côté » de Jésus.

La formulation employée par Marc pour l’introduire interpelle : « quelque jeune homme« , ou « un certain jeune homme« , presque « un jeune inconnu« . C’est comme si Marc dépeignait un personnage symbolique : il est jeune, et il suit Jésus. Il est disciple, et il est à la fois dans la vigueur et dans l’inexpérience de son âge. Peut-être que Marc a voulu introduire ici une autre figure que celle des Douze, dont il vient de dire qu’ils « s’enfuirent tous » : peut-être voulait-il adresser ce message au lecteur que des disciples plus jeunes, plus récents que les Douze, n’ont pas à les mépriser, en mettant en scène un personnage-miroir.

Ce jeune a jeté-autour-[de-lui] un fin-tissu-de-lin sur sa nudité. Que voilà d’étranges précisions. On dirait de quelqu’un qui dormait et qui aurait été éveillé par les bruits de l’évènement, qui se serait levé précipitamment, vêtu de son drap comme premier voile venu, et qui serait venu voir, peut-être dans l’idée d’intervenir ou de jouer un rôle quelconque. Est-ce là le semblant d’explication que Marc nous suggère, quant à la présence de ce personnage inattendu et supplémentaire ? Que s’il n’a pas été jusqu’à présent nommé, c’est parce qu’il vient de survenir ?

« … et ils l’arrêtèrent. » Toujours est-il que ce personnage est arrêté, exactement comme Jésus, avec le mot-même employé pour lui. Jésus s’est interposé de sorte que les Douze n’ont pas été arrêtés, aucun d’entre eux. Et ils se sont enfuis ; ils ont pu le faire grâce à lui. Mais se produit, avec ce jeune, justement ce dont ils étaient menacés : il est appréhendé avec le maître dont il est le disciple. Que va-t-il se passer pour lui ?

« Or lui, laissant derrière lui le lin fin, s’enfuit nu. » Le jeune disciple, personnage peut-être avant-tout symbolique, n’a pas été meilleur qu’aucun des Douze. Lui aussi s’enfuit. A sa manière, il fait ressortir quelque que chose de Jésus qui, arrêté (avec le même mot, la même violence physique, le même abus de pouvoir), ne s’enfuit pas. Le contraste des deux, maître et disciple anonyme, souligne le consentement de Jésus par lequel il dépasse ce qui lui arrive : il subit, oui, mais il accepte ce qu’il subit et par là il y a une action de sa part. La réponse d’amour faite à son dieu-père dans la solitude de sa prière au jardin se traduit dès à présent dans les faits, dans sa non-intervention. Il s’abandonne entre les mains de ses prédateurs, mais à travers eux il s’abandonne surtout à son dieu-père, à qui seul est laissé toute initiative quant à sa vie.

Le jeune homme « s’enfuit nu« , sans égard pour sa honte, comme en écho aux premiers parents, dans un autre jardin où « ils se rendirent compte qu’ils étaient nus ». Celui-là a préféré tout perdre plutôt que de subir le même sort que son maître, qu’il « suivait » pourtant : il n’a gardé que sa propre vie, dépouillée de tout. Et sa fuite fait ressortir une autre dimension de la fuite des Douze : celle-ci ressortait du récit précédent avant tout comme un salut obtenu pour eux par Jésus. Mais maintenant, par un jeu de miroirs, elle apparaît aussi comme un abandon. Tous l’ont laissés, en laissant tout avec lui. Et cela aussi fait contraste avec la solidarité de Jésus, qui lui, dès l’épisode initial du baptême, montre une solidarité sans faille avec chacun et avec tous. Il n’abandonne personne, au prix de sa vie. Et parmi les disciples, aucun ne peut se targuer de lui rien devoir.

La [sindoone] qui voile et enveloppe le personnage se traduit aussi par « linceul » : c’est en ce sens que Marc l’emploiera à la fin du prochain chapitre. Il y a ici un étonnant écho avancé de la fin, comme si le linceul de la fin était apporté dès le début. Comme si le voile de la mort en lequel s’ensevelira son cadavre était au fond l’abandon par les siens. Etonnant pouvoir des images : celle que peint pour nous, en deux phrases, l’évangéliste Marc, est d’une puissance rare.

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