Ne rien dire de Jésus (Mc.8,27-30)

27 Jésus s’en alla, ainsi que ses disciples, vers les villages situés aux environs de Césarée-de-Philippe. Chemin faisant, il interrogeait ses disciples : « Au dire des gens, qui suis-je ? » 28 Ils lui répondirent : « Jean le Baptiste ; pour d’autres, Élie ; pour d’autres, un des prophètes. » 29 Et lui les interrogeait : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? » Pierre, prenant la parole, lui dit : « Tu es le Christ. » 30 Alors, il leur défendit vivement de parler de lui à personne.

« Et Jésus s’en alla, et ses disciples aussi, dans les villages de Césarée de Philippe » Tout donnait jusqu’à présent l’apparence d’une large boucle « hors-frontières », puis d’un retour vers la zone de départ. Mais voilà qu’après un retour au nord du lac à Bethsaïde, c’est-à-dire toujours hors de la juridiction d’Hérode, le groupe remonte plein nord, vers la capitale de la Trachonitide gouvernée par Philippe. Le verbe choisi par Marc, que j’ai traduit par « s’en alla« , a cette nuance de quitter un zone. Jésus aurait-il donc changé d’avis ? Son projet de revenir, après avoir pris de la distance en « terre païenne », a-t-il été contrarié, et par quoi ?

Il me semble que la rencontre-éclair avec les Pharisiens a pu être déterminante. C’est à sa suite que Jésus médite, dans le bateau, sur les motivations des Pharisiens et celles d’Hérode. Il a tout de même été mis en demeure de prouver, à qui n’avait manifestement pas envie d’être facilement convaincu, de quelle autorité il se réclamait : cela montre bien où en sont ces deux groupes d’adversaires à son égard. Ils sont dans une lutte de pouvoir. Ils voient eux aussi l’impact croissant de Jésus sur le peuple, et ils estiment, eux, que tout ce qu’il gagne en autorité sur le peuple, il le leur prend à eux. Il est vrai qu’il ne mâche pas ses mots avec eux. Toutefois, nous n’avons jamais senti qu’il cherchait à les déprécier systématiquement aux yeux du peuple : il cherche plutôt à les faire réfléchir, changer de point de vue. Et quand il s’adresse à la foule en contradiction avec l’avis des Pharisiens, c’est sans nommer ces derniers, sans se situer dans la confrontation.

Mais il ne peut pas ne pas avoir compris que, de leur côté, ils le poursuivaient désormais et cherchaient à l’atteindre. Il a choisi de ne pas leur répondre, de leur opposer une fin de non-recevoir, mais il est clair aussi que s’il ne fait pas contre eux la preuve de son authenticité de messager, il va au contraire être poursuivi comme « faux-prophète ». Cette remontée vers le nord a tout d’une nouvelle prise de distance, voire d’une fuite. Du reste, il ne va pas à la grande ville de Césarée, centre d’un pouvoir tenu par un parent d’Hérode, mais il reste dans les villages alentour.

« et pendant le chemin, il interrogeait [consultait] les disciples en leur disant : … » On a vu Jésus méditer la rencontre des Pharisiens, dans le bateau : on le voit maintenant méditer encore les choses en marchant. Et il arrive à ce point de ses réflexions où il a besoin aussi de l’avis des Douze. Le verbe choisi par Marc peut vouloir dire autant « interroger » que « consulter« , c’est dire s’il ne les questionne pas pour voir où ils en sont, pour les jauger, mais bien pour recueillir leur avis, pour avoir leur écho, leur point de vue. C’est une petite révolution : le disciple est normalement « celui qui écoute », voilà qu’il peut être aussi « celui qui est écouté ». Il devient un « conseiller ». Le Jésus de Marc, à ce point, est un Jésus qui réfléchit beaucoup sur ce qui est en train de se passer, sur ce qui est en train de changer. C’est aussi un Jésus qui ne décide pas sans écouter, qui accorde une estime réelle à ceux qui l’entourent. Et que demande-t-il ?

« Qui les être humains me disent-ils être ? » La question est centrée sur lui-même, voilà qui est très étonnant au regard de tout ce que nous avons vu précédemment ! D’où vient une telle préoccupation, chez celui qui jusqu’à présent s’est toujours montré, et jusque dans le détail, tout entier tourné vers la manifestation du dieu venant à la rencontre de son peuple qui le cherche ? D’où vient cette question ? Il me semble qu’elle vient de la question des Pharisiens, de leur « demande de signe ». Car cette demande de signe centre les choses sur Jésus, comme si le problème pour eux était désormais moins le fond de son message que l’authenticité ou non du messager. Ils ne veulent pas de lui comme messager. Et on comprend que, pour Jésus, ce soit une conclusion tout-à-fait bouleversante : en prendre conscience, c’est forcément se demander s’il ne vaudrait pas mieux qu’il s’efface, pour que passe le message. Mais les Pharisiens sont-ils les seuls pour qui il fait difficulté ? Comment les autres, la plupart des gens, l’envisagent-ils ? C’est-à-dire : quel visage lui donnent-ils, ou de quoi ou de qui est-il pour eux le visage ? Les Douze entendent forcément des choses qui ne parviennent pas à ses propres oreilles, autant leur demander, pourvu qu’ils répondent en toute franchise…

« Eux lui dirent en rapportant « Jean-Baptiste », et d’autres « Elie », d’autres encore « un des prophètes« . Voilà les propos qui courent parmi « les gens », dans la foule ou peut-être au-delà. Jésus est assimilé à Jean-Baptiste : Marc nous a dit qu’il était mort. Mais pour Hérode, et peut-être pour d’autres aussi, il est Jean-Baptiste toujours vivant ou rendu à la vie (cf.Mc.6,14-16). Assimiler Jésus à Jean-Baptiste, c’est placer Jésus dans le droit fil de la prédication récente et revigorante de cette voix du désert, c’est saisir chez Jésus ce projet fondamental de réveiller le peuple du dieu et le préparer à la rencontre avec son dieu.

L’assimiler à Elie, c’est d’une autre portée. Le prophète Elie, dans la tradition juive, est un des deux [schaliah], un des deux ministres plénipotentiaires que le dieu s’est suscité (l’autre est Moïse) pour se constituer ou se reconstituer un peuple. Ce statut comporte une véritable délégation de pouvoir : ceux qui en sont investis peuvent prendre des décisions qui engagent le dieu lui-même, et auxquelles il se tiendra. Dans cette même tradition Juive, Elie est celui qui, monté au ciel dans un char de feu, doit en revenir aux temps ultimes pour la dernière préparation du peuple à la rencontre finale (Marc y fait d’ailleurs allusion un peu plus loin, Mc.9,11). Assimiler Jésus à Elie, c’est lui donner un statut très unique et c’est aussi en faire le personnage déterminant et ultime d’une rencontre imminente et définitive avec le dieu.

L’assimiler à l’un des prophètes, enfin, c’est un statut moindre que les précédents, mais c’est tout de même le ranger avec ceux qui sont authentiquement envoyés pour porter la parole du dieu à son peuple. Dans tous les cas, on voit que ce qui coure dans le peuple, c’est une authenticité reconnue de Jésus. « Les gens », comme on dit, ne sont pas du tout dans la défiance que manifestent les Pharisiens.

« Et lui leur demanda : « Mais vous, qui me dites-vous être ? » Se distinguant, Pierre lui dit : « Tu es le messie. » Et voilà que la question leur est renvoyée : posée aux Douze, elle revêt un double sens. Elle veut éclaircir, là aussi, ce que ses plus proches collaborateurs pensent, sont-ils eux aussi dans la même défiance que les Pharisiens, ou peut-être dans une sorte « d’entre-deux » ? Eux qui sont avec Jésus quasiment sans interruption, quelle image se font-ils de lui au long des jours ? Mais poser la question aux Douze, à ceux qui sont associés à Jésus dans l’annonce et portent avec lui au plus près sa mission-même, c’est aussi leur demander ce que eux disent de lui dans leur annonce, si jamais ils en parlent. Lui, ne parle pas de lui ; mais eux, parlent-ils de lui ? Y a-t-il -cela n’aurait rien d’étonnant- cette différence entre eux et lui dans la mission ?

Pierre « répond« , mais Pierre aussi « se distingue » : le verbe a les deux sens, plus d’ailleurs le second sens que le premier. Et il répond une phrase-choc, « tu es le Messie« , ou « tu es le Christ« . L’hébreu [messiah], comme le grec [khristôs], disent l’un et l’autre « celui-qui-a-reçu-l’onction », allusion au roi David en tout premier lieu. C’est la même chose, mais les implicites sont différents.

« Tu es le Messie« , en reprenant l’hébreu, évoque toute une ligne d’attente que l’on appelle le « messianisme », qui fonde l’espoir de salut du peuple d’Israël sur la résurgence d’un personnage dans la ligne dynastique éteinte de David. Un jour viendra où surgira un homme qui sera « de la maison de David », suscité par le dieu, et qui sera le sauveur de son peuple grâce à son action politique : il reprendra le pouvoir, il restaurera la place du peuple d’Israël parmi les nations en même temps qu’il en restaurera la grandeur et la « pureté » sur le plan religieux. Le « salut » sera le résultat de la politique (des « messianismes » ont toujours cours, soit dit en passant : en France, il n’est que de regarder quelques sites de mouvements de droite extrême !). Avec cette affirmation, ainsi traduite, Pierre ouvre la porte à tout cela.

Mais « Tu es le Christ« , en reprenant le grec, me semble faire une claire référence à la prédication et à la pensée de Paul de Tarse. Pour Paul, affirmer Jésus « Christ« , c’est confesser le cœur de la foi. C’est, me semble-t-il, le centre de toute sa proclamation. Marc, ou Jean-Marc, a été longtemps un compagnon de Paul, il connaît la densité de contenu que revêt chez le converti de Damas cette formule. Or Paul et Marc se sont quittés fâchés, voici comment les Actes des Apôtres racontent la chose : « Quelque temps après, Paul dit à Barnabé : « Retournons donc visiter les frères en chacune des villes où nous avons annoncé la parole du Seigneur, pour voir où ils en sont. » Barnabé voulait emmener aussi Jean appelé Marc. Mais Paul n’était pas d’avis d’emmener cet homme, qui les avait quittés à partir de la Pamphylie et ne les avait plus accompagnés dans leur tâche. L’exaspération devint telle qu’ils se séparèrent l’un de l’autre. Barnabé emmena Marc et s’embarqua pour Chypre. Paul, lui, choisit pour compagnon Silas et s’en alla, remis par les frères à la grâce du Seigneur. » (Ac.15,37-40). Paul est toujours d’un tempérament plutôt violent, et on le voit ici à ce point rebuté par Marc qu’il préfère même se séparer de Barnabé avec lequel il a jusqu’à présent mené toutes les missions. Le reproche qu’il lui fait, paraît bien mince : la Pamphilie, c’était la toute dernière étape du voyage précédent, où il ne se passe plus rien de significatif pour l’auteur de Actes. Du reste, la dispute devient vite une dispute Paul-Barnabé, et le résultat ce sont les missions toutes personnelles que Paul va désormais mener, avec cette bannière « Jésus est le Christ« . Pour Marc, mettre cette formule dans la bouche de Pierre, c’est surtout mettre cette formule sous le jugement de Jésus, me semble-t-il !

« Et il leur fit reproche afin qu’ils ne disent rien à son sujet. » On voit que Jésus n’approuve pas qu’on parle de lui. Il veut que l’annonce se fasse comme il la fait, il ne veut pas devenir le centre de la prédication. L’implication politique du « Messie » est on-ne-peut-plus redoutable, parce qu’elle ouvre directement à l’affrontement avec Hérode, mais aussi risque de susciter des activistes, tels qu’il n’en veut pas du tout. Mais dans le principe même, il y a pour Marc un désaveu d’une annonce centrée sur Jésus. Jésus est celui qui annonce, il est le modèle et le paradigme du disciple, mais il est celui qui s’efface devant le message. Il a refusé un « signe » aux Pharisiens, justement pour ne pas entrer dans cette ambiguïté d’être lui aussi objet du message. Marc, quand il écrit, est dans cette période première de la première Eglise, et il connaît les différentes approches de la mission continuée de Jésus. Son choix à lui, c’est qu’on « ne dise rien à son sujet« , mais qu’on reste sur la rencontre du dieu avec son peuple qui le cherche.

Libérer l’expression du désir (Mc.8,22-26)

Jésus et ses disciples arrivent à Bethsaïde. Des gens lui amènent un aveugle et le supplient de le toucher. Jésus prit l’aveugle par la main et le conduisit hors du village. Il lui mit de la salive sur les yeux et lui imposa les mains. Il lui demandait : « Aperçois-tu quelque chose ? » Levant les yeux, l’homme disait : « J’aperçois les gens : ils ressemblent à des arbres que je vois marcher. » Puis Jésus, de nouveau, imposa les mains sur les yeux de l’homme ; celui-ci se mit à voir normalement, il se trouva guéri, et il distinguait tout avec netteté. Jésus le renvoya dans sa maison en disant : « Ne rentre même pas dans le village. »

« Et il arrivèrent dans Bethsaïde. » Bethsaïde est tout-à-fait au nord de la Mer de Galilée : officiellement, on est toujours dans la Trachonitide, gouvernée par Philippe, et non dans la Galilée, gouvernée par Hérode Antipas. Jésus prolonge décidément sa présence « hors-frontières ».

« Et ils lui amènent un aveugle et le supplient afin qu’il le touche. » Voici un schéma et une expression qui ressemblent à s’y méprendre à l’épisode de la guérison du sourd mal-parlant, épisode qui faisait suite à la rencontre, inaugurale en terre « étrangère », avec la femme Syro-phénicienne. Dans les deux cas, « on » lui amène quelqu’un, on le prie de lui « imposer la main« , il le « prend à part« , il fait des gestes inattendus. Il y a cependant une différence fort grande, qu’il ne faudrait pas passer sous silence : là, il s’agissait du sens de l’ouïe, ici il s’agit de celui de la vue. L’absence de l’ouïe empêchait d’entendre la parole, et donc d’y adhérer. Celle de la vue, non. Aussi bien , dans la guérison précédente, les gestes de Jésus pouvaient bien être assimilés à un langage, une manière d’entrer malgré tout en communication. Mais ici, alors que l’aveugle est tout-à-fait capable de parler, il ne demande apparemment rien. Et Jésus ne semble pas s’adresser à lui préalablement…

En effet, « Et après avoir pris la main de l’aveugle, il l’emporte hors du village, et après avoir craché dans ses yeux [ses regards], il lui impose les mains en l’interrogeant : « vois-tu quelque chose ? » Et levant le regard il dit : « Je vois des êtres humains : j’observe comme des arbres en train de marcher. » Que l’aveugle soit pris par la main ne nous étonnera pas. Qu’il soit tiré à part, nous en avons maintenant presque l’habitude (sinon qu’il est toujours bon de ne s’habituer à rien, si cela signifie devenir blasé : pourvu que nous gardions intacte notre capacité d’émerveillement !) : Jésus n’aime pas le spectaculaire et sait l’éviter en permanence, et cette fois encore. Mais Marc dit bien qu’il « l’emporte hors« , non qu’il l’emmène : c’est le verbe [ekféroo] qui est utilisé, et qui désigne bien l’action de porter un objet en dehors d’un lieu. Ne serait-ce pas là une conséquence du fait que l’aveugle n’a rien demandé lui-même, alors qu’il en était capable ? On dirait en effet que Jésus le traite comme l’objet dont l’homme a choisi l’attitude, en renonçant à exprimer sa volonté.

Et puis il le traite un peu comme il l’avait fait du sourd mal-parlant : à celui-là, il avait mis les doigts dans les oreilles, un geste qui les obstruait un peu plus (même si nous avons cru comprendre qu’il s’agissait peut-être plutôt d’une sorte de langage) ; à celui-ci, il crache dans les yeux, ou dans les regards (le mot grec ici n’est pas le même que celui qui va intervenir à peine plus loin), geste qui, lui aussi, obstrue la vision ! Cracher n’est pas forcément synonyme de mépris, comme chez nous aujourd’hui : c’est souvent un signe d’attestation, d’engagement (comme pour le fameux « juré-craché »). Et puis il lui impose les mains, comme l’avaient demandé ceux qui avaient conduit l’aveugle à Jésus : je ne sais pas s’il faut imaginer un geste quasi-liturgique (d’aujourd’hui, là encore…) de mains étendues au-dessus de la tête de la personne, ou plus simplement de mains posées sur les yeux. J’avoue pencher pour cette second hypothèse, qui renforce encore l’obstruction à la vue.

La question « vois-tu quelque chose ? » a dès lors quelque chose de presque ironique, de provocant en tous cas. Celui qui n’a jusqu’à présent pas dit un mot va peut-être enfin dire quelque chose, exprimer quelque chose de son désir. On pourrait attendre un bougonnant : « Et comment voulez-vous que je voie quoi que ce soit, avec tout ce que vous faites ?! », qui manifesterait une défiance, ou une révolte, devant le traitement subi. En tous cas, un non-consentement. Mais ce qui est obtenu est au contraire la manifestation d’un désir : « Je vois des êtres humains : j’observe comme des arbres en train de marcher. » Notre aveugle essaye de voir, il cherche à voir. C’est même fort touchant : ce qu’il cherche à voir en tout premier, ce sont ses semblables, pas des objets ni des paysages. Et ce qu’il en décrit… me fait penser à des sculptures de Giacometti. Il ne perçoit pas encore le détail des formes, il perçoit des silhouettes, et surtout il perçoit le mouvement. Ce qu’il perçoit est presque abstrait, mais il a déjà saisi chez ses semblables -et peut-être chez lui-même- cette propension à changer, à avancer, à chercher, à être libres, et tout ce que la marche peut signifier.

« Ensuite il impose de nouveau les mains sur ses yeux, et il vit distinctement et fut rétabli et il percevait à nouveau tout de loin. » On dirait qu’il n’en fallait pas plus à Jésus pour aller plus loin, sûr qu’il est maintenant du désir de cet homme. Puisqu’il cherche à voir, il va voir. Les mains posées sur les yeux pour la seconde fois, et cet homme voit distinctement, il est « rétabli » et en regardant au loin il voit nettement. Ce que je trouve assez extraordinaire, dans la formulation de Marc, c’est qu’on ne sait pas qui fait quoi : les verbes sont bien à la troisième personne du singulier, mais le sujet n’en est pas clairement énoncé. En toute rigueur, ils devraient se rapporter au dernier sujet énoncé, et ce dernier c’est… l’aveugle ! Comme si cette seconde fois, c’était lui-même, l’aveugle, qui avait mis ses mains sur ses yeux et que sa vue était ainsi revenue ! Les traductions disent bien « puis, Jésus…« , mais ce n’est pas dans le texte, c’est une interprétation. Du reste, l’adverbe [paline], qui signifie de nouveau, signifie aussi bien « à l’inverse » ou « à son tour« . Alors si l’on traduit, comme on n’ose jamais le faire, « Ensuite il impose à son tour les mains sur ses yeux, et il vit distinctement et fut rétabli et il percevait à nouveau tout de loin », le sens est évident, et ne force en rien le texte. Lecteur, je te laisse juge.

« Et il le renvoya dans sa maison en disant : ne rentre même pas dans le village. » Le Maître, qui a éveillé son désir, et qui lui a permis de l’exprimer non seulement comme un désir de voir mais bien comme un désir de rencontre de ses semblables, l’a ainsi conduit à la guérison. Il le renvoie « dans sa maison » ou, peut-être plus justement étant donné ce que nous avons dit, « dans sa maisonnée« , il le rend aux siens, à ceux dont il cherche déjà les dynamismes. Avec une recommandation de ne pas rentrer au village : c’est étonnant, n’habite-t-il pas dans ce village ? Mais c’est comme s’il le pressait d’aller au bout de son désir de rencontre, de ne pas s’attarder à une quelconque ostentation. Aller droit à l’objet de son désir, c’est là que s’accomplit notre plein rétablissement.

Examen de conscience du disciple (Mc.8,14-21)

Les disciples avaient oublié d’emporter des pains ; ils n’avaient qu’un seul pain avec eux dans la barque. Or Jésus leur faisait cette recommandation : « Attention ! Prenez garde au levain des pharisiens et au levain d’Hérode ! » Mais ils discutaient entre eux sur ce manque de pains. Jésus s’en rend compte et leur dit : « Pourquoi discutez-vous sur ce manque de pains ? Vous ne saisissez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur endurci ? Vous avez des yeux et vous ne voyez pas, vous avez des oreilles et vous n’entendez pas ! Vous ne vous rappelez pas ? Quand j’ai rompu les cinq pains pour cinq mille personnes, combien avez-vous ramassé de paniers pleins de morceaux ? » Ils lui répondirent : « Douze. – Et quand j’en ai rompu sept pour quatre mille, combien avez-vous rempli de corbeilles en ramassant les morceaux ? » Ils lui répondirent : « Sept. » Il leur disait : « Vous ne comprenez pas encore ? »

Et nous voici maintenant dans le bateau. Après la première multiplication des pains, Jésus avait renvoyé les Douze qui étaient partis en bateau puis, après avoir congédié les foules et passé une bonne partie de la nuit dans la montagne en prière, les avait rejoint dans leur bateau. Après cette deuxième multiplication des pains, nous sommes de nouveau en bateau : cela ne doit sans doute rien au hasard. En particulier, si le bateau avait été le lieu pour donner une leçon aux Douze après l’épisode des foules, on peut imaginer que ce sera de nouveau le cas ici.

« Et ils avaient oublié de prendre du pain et ils n’avaient qu’un seul pain avec eux dans le bateau. » La situation de la foule se reproduit, mais cette fois pour les seuls Douze. Je devrais dire treize, car Jésus est compris dans le « ils« , peut-être ? Pas de pain par suite d’un oubli : ils n’en ont qu’un, un reste sans doute. Cela dit, avec des marins-pêcheurs en mer, la situation n’est pas catastrophique, il y a de quoi s’en sortir. La situation n’est donc pas tout-à-fait la même, ce n’est pas une absence totale de ressource ou une disproportion manifeste entre celles-ci et le nombre de personne.

« Et il leur faisait des recommandations précises en disant : faites attention, ayez les yeux sur le levain des Pharisiens et le levain d’Hérode. » L’oubli de Jésus, s’il fait bien parti du « ils » qui ne se sont pas occupé des approvisionnements, ne paraît pas être un oubli de distraction, mais plutôt de préoccupation : il a tout autre chose en tête. Le verbe utilisé d’abord par Marc, que j’ai traduit « faisait des recommandations précises« , montre une intention toute concentrée sur un point, qui évacue sans nul doute, ou fait passer au second plan, tout ce qui n’est pas d’importance équivalente. Et Marc résume ces « recommandations précises » en une formule : « Faites attention, ayez les yeux sur le levain des Pharisiens et le levain d’Hérode.« 

Nous voilà en présence d’une métaphore. Le levain, c’est une réalité vivante, une symbiose où se développe l’activité de micro-organismes et qui a pour résultat de propager la fermentation. Le « levain des Pharisiens » ou le « levain d’Hérode« , cela peut être celui dont ils disposent, mais aussi celui qu’ils constituent : et à tout prendre, la préoccupation de Jésus semble bien plutôt orienter vers ce second sens. Les Pharisiens d’une part, Hérode d’autre part, ont une activité comparable à une fermentation, capable de se propager à ceux avec qui ils sont en contact. Le levain, en soi, n’est pas une mauvaise chose : il permet au pain de lever, de former des alvéoles, il facilite l’apport de fer, zinc et magnésium à l’organisme. Il fonctionne dans le pain de manière semblable au passage du raisin au vin.

Oui, mais là, on a affaire à deux levains spéciaux, sur lesquels il appelle à « garder les yeux« , comme on surveille le lait sur le feu, pour éviter qu’il ne se passe quelque chose qui devienne vite hors de contrôle. De quoi peut-il bien s’agir ? Marc vient tout juste de nous donner à entendre une rencontre avec les Pharisiens : leur demande d’un « signe du ciel » est sans doute le manifeste de la fermentation en cours chez eux, de leur « levain« . Et les disciples pourraient se laisser gagner par cette fermentation-là, ils pourraient quitter la simplicité du cœur pour un jugement critique exigeant des preuves, mais cachant surtout une attitude intérieure de supériorité inébranlable. L’équilibre est difficile, entre l’exigence de rationalité, qui est une quête de la vérité, et l’attente de « preuves », qui inverse les rapports.

Si l’on parle d’amour, on voit tout de suite la différence : entre faire la lumière sur ce qui nous arrive quand on s’aime, ne serait-ce que pour chercher à mieux s’aimer, et exiger des « preuves », qui sont tout simplement impossibles. On ne pas donner de « preuves », car tout ce que l’on avancerait pourrait recevoir de l’autre une interprétation différente. Tout dépend de l’esprit avec lequel on regarde et on comprend. Quant au « levain d’Hérode« , la dernière fois que Marc a évoqué celui-là, c’était pour montrer à quelle impasse conduisait la quête incessante du pouvoir (cf. Le piège du pouvoir). Il est très intéressant que, s’adressant aux Douze, Jésus cherche à les prévenir contre cette double contamination de l’esprit de puissance, soit dans le domaine spirituel, soit dans le domaine social. Et tout aussi intéressant que Marc ait choisi de retenir cet enseignement, pour qu’il soit transmis à travers son témoignage : il a manifestement conscience de l’actualité de cette avertissement, une fois les disciples sans la présence perceptible de Jésus.

« Et il discutaient entre eux parce qu’ils n’avaient pas de pain. » Le contraste est fort, entre les préoccupations de Jésus d’une part, celles des Douze d’autre part. Lui les invite à une introspection, à une prise de conscience : jusqu’à quel point se laissent-ils envahir par les fermentations des Pharisiens ou d’Hérode ? Eux ont un problème de ravitaillement, et sont en train de « calculer » (le verbe peut aussi se traduire ainsi) comment ils vont faire, alors même qu’ils sont sur la mer et ne manquent sans doute pas de ressource halieutique…

« Et après s’en être rendu compte, il leur dit : pourquoi discutez-vous parce que vous n’avez pas de pain ? Vous n’avez pas de bon sens ni ne faites le rapprochement ? Vous avez le cœur sclérosé ? ayant des yeux vous ne voyez pas, et ayant des oreilles vous n’entendez pas ? » Le Maître se rend compte que ses disciples n’écoutent pas, autrement dit qu’en ce moment, ils ne sont pas ses disciples, ils ne se laissent ni former ni instruire par lui. Et il intervient sous mode de question. Il voulait qu’ils s’interrogeassent, il va les interroger. Le questionnement va venir, mais par une autre voie. La première question : « Pourquoi…« , c’est exactement le même mode de question qu’il avait fait aux Pharisiens, « Pourquoi cette engeance cherche-t-elle un signe ? » Dis-moi les questions qui sont les tiennes, je te dirai qui tu es : qu’est-ce qui fait que vous, les Douze, vous laissez habiter par cette préoccupation au sujet du pain ? Du disciple, il est attendu qu’il puisse nommer les mouvements intérieurs qui l’animent, quelle qu’en soit la nature. Il est attendu une conscience de ce que l’on vit, avec un recul sur soi.

Deuxième question : « Vous n’avez pas de bon sens ni ne faites le rapprochement ?« , elle porte sur la mémoire, ou peut-être l’attention, des Douze. Pour faire un rapprochement, il faut, à une réalité présente, rendre présente une autre réalité, que l’on tire du fond de soi. Il faut une présence d’esprit. Et manifestement, de cela, ils manquent. Du disciple, il est attendu qu’il garde vif le souvenir de ce qu’il a vécu, que sa présence au Maître passe et repasse dans son cœur ce par quoi il est passé en sa compagnie. La fidélité, c’est cela aussi : construire une histoire, activement. Et il n’y a pas de fidélité sans mémoire, sans conscience englobant le temps.

Troisième question : « Vous avez le cœur sclérosé ?« , elle interroge sur la souplesse intérieure. A vrai dire, le mot serait plutôt « encalminé« , « porose du cœur » : il supposerait que d’une part le muscle du cœur se calcifie, devienne osseux, que d’autre part sa densité s’amoindrisse par la formation d’alvéoles et par là se fragilise, devienne cassant. C’est le mot qu’il a déjà employé, quand après la première multiplication, il les a rejoints dans le bateau, la nuit. Si les Douze se révèlent incapables de faire appel à des souvenirs même récents pour en faire le rapprochement avec la situation qu’ils traversent, si leur cœur ne sait plus se recourber sur lui-même, c’est peut-être qu’il a perdu sa souplesse. Mais alors est-il encore bien vivant ? Du disciple, il est attendu qu’il ait un cœur jeune, souple, pas lassé ni blasé : un cœur capable d’accueillir la nouveauté, tout en la référant sans cesse à ce qui a déjà été vécu avec le Maître : soit pour l’éclairer, soit pour en déterminer le degré de nouveauté.

Quatrième question : « ayant des yeux vous ne voyez pas, et ayant des oreilles vous n’entendez pas ?« , c’est une citation d’Isaïe. Le Maître s’en est déjà servi (Mc.4,12) dans son explication de la parabole du semeur : mais alors, horreur !, c’était pour l’appliquer précisément aux Pharisiens, qui étaient « ceux du dehors« , à qui « tout arrive en parabole » et qui ne perçoivent pas « les mystères du royaume du dieu« . Faute des éléments précédemment requis, les Douze seraient-ils devenus eux aussi « ceux du dehors« , et le manque de pain leur arriverait-il « en parabole » ? L’évènement les prend de court, et les préoccupe, parce qu’ils ne savent pas quoi en faire, comment l’interpréter, comment y réagir. Jésus voulait les prévenir de ne pas se laisser contaminer par la fermentation des Pharisiens, et voilà qu’elle les a peut-être gagnés !

« Et vous ne vous souvenez pas, quand j’ai rompu les cinq pains pour les cinq mille, combien avez-vous ramassé de paniers pleins ? » Ils lui dirent : « douze ». « Et les sept pour les quatre mille, combien avez-vous ramassé de corbeilles à pain pleines ? » Et ils dirent : « Sept ». Et il leur dit : « Vous ne faites pas le rapprochement ? » Le bon Maître fait lui même le rapprochement qu’ils ne sont plus en mesure de faire. Il leur parle des deux multiplications. Il leur fait voir qu’à chaque fois il y a eu du surplus, sous-entendu : pour eux. Car leur rôle était de distribuer les pains aux foules, donc les surplus étaient la part à eux destinée. A chaque fois, il y a eu proportion dans la disproportion, surabondance dans l’abondance : Douze paniers pleins pour les Douze, la première fois, soit l’assurance qu’ils étaient chacun comptés. Sept paniers, la deuxième fois, un panier entier pour un pain dont ils disposaient, soit le signe qu’ils étaient aussi destinataires de la surabondance. Mais Jésus s’est contenté de jouer le rôle de mémoire, il ne va pas plus loin, et finit sur une question : à eux de « faire le rapprochement« , de tirer les leçons apaisantes et sources d’une action de grâce de la situation passée comme de la situation présente, les leçons d’où ils tireront la manière de réagir.

Finalement, c’est a posteriori que s’explique l’insertion par Marc de l’épisode-éclair de la visite des Pharisiens. Si suite à la première multiplication des pains, le bateau avait été le lieu d’un retour sur les tensions qui avaient animé les Douze à l’égard de la foule, et un rappel de la confiance en lui, essentiel pour partager sa propre mission, suite à la deuxième -où les choses se sont mieux passées-, le bateau est le lieu d’un avertissement : les Douze doivent s’apercevoir, non pas des biais du cœur qui pourraient les gagner, mais de ceux qui les ont effectivement contaminés ! Les Pharisiens, Hérode, ne sont pas tant des adversaires que des personnages à étudier attentivement pour, dans un retour sur soi constant de disciple, vérifier à quel point on s’est laissé gagner par leur attitude, et y réagir.

Question d’accréditation (Mc.8,11-13)

Les pharisiens survinrent et se mirent à discuter avec Jésus ; pour le mettre à l’épreuve, ils cherchaient à obtenir de lui un signe venant du ciel. Jésus soupira au plus profond de lui-même et dit : « Pourquoi cette génération cherche-t-elle un signe ? Amen, je vous le déclare : aucun signe ne sera donné à cette génération. » Puis il les quitta, remonta en barque, et il partit vers l’autre rive.

On sait que Jésus est parti rapidement après avoir renvoyé la foule, mais on ne sait pas exactement où il s’est rendu, ni même si « la partie de Dalmanoutha » désigne un lieu ou tout autre chose. Nous voilà maintenant avec un évènement assez bref, dans le récit de Marc, où les Pharisiens interviennent à nouveau : précédemment, Marc avait introduit une polémique avec les Pharisiens à la suite du mouvement général par lequel tous mettaient les malades partout sur le chemin de Jésus. Ici, il place leur intervention à la suite de la deuxième multiplication des pains. Leur intervention fait plutôt penser que Jésus est revenu « dans  » les frontières, mais rien n’est vraiment dit, on reste dans la construction littéraire : Marc agence les évènements avec une idée en tête.

« Et les Pharisiens sortirent et commencèrent à discuter avec lui, cherchant [à obtenir] de lui un signe du ciel, le tentant. » Les Pharisiens, nous dit Marc, « sortent » : c’est peut-être l’indice que eux aussi viennent « hors-frontières », là où Jésus se trouverait encore. peut-être se trouvent-ils eux aussi entraînés loin de « chez eux », en tous cas il y a chez eux un changement de pied : là où ils se situaient en juges légitimes, exigeants, distribuant les bons ou les mauvais points, ils entrent maintenant en discussion. Le verbe grec, [sudzêtéoo] évoque l’idée de l’enquête, judiciaire éventuellement, menée à plusieurs : il ne s’agit pas de tout d’une discussion à bâtons rompus, mais plutôt d’un processus inquisitorial, d’un genre d’interrogatoire. Finies donc les observations étonnées ou indignées, un autre processus a commencé, et qui est celui de trouver la faute, ou la faille.

En particulier, il cherchent un « signe du ciel » : c’est une demande très significative. Dans les échanges précédents, Jésus a parlé à leur sujet à partir des Ecritures, avec une liberté et une autorité souveraine. Cela leur aura d’autant moins échappé, que ce sont eux qui, en général, adoptent cette posture. On imagine bien le processus dans leurs têtes : dans leur compréhension des choses, leur interprétation est légitime et même, est la seule légitime. La contester ne peut se faire qu’au nom du dieu lui-même : mais alors il faut attester de ce pouvoir, il faut que ce même dieu vienne attester lui-même, par un signe, par une intervention irréfutable, qu’en effet celui-ci parle en son nom. Et une telle attestation signifierait du même coup leur propre déchéance, puisqu’ils sont contredits. Et voilà leur demande : que Jésus produise l’équivalent de lettres de créance attestant que c’est bien au nom du dieu qu’il parle et agit.

Or une telle exigence est révélatrice, malgré eux, de deux choses. D’une part, ils demandent en fait une dispense d’adhésion. Car qui reçoit un tel signe ne peut que le recevoir pour ce qu’il est, avec sa force contraignante. Quand un chef d’Etat reçoit un nouvel ambassadeur, il peut penser ce qu’il veut de lui, ne pas l’apprécier, toujours est-il qu’il le reçoit en raison de son rôle ; et pas forcément parce que c’est l’ambassadeur d’une puissance amie, mais parce qu’il s’agit d’une puissance avec laquelle il est utile et nécessaire de traiter. Or on a bien vu jusqu’à présent que c’était précisément l’adhésion du cœur que voulait Jésus. Les Pharisiens, par leur demande même, la refusent.

Mais cela nous met d’autre part sur la piste de la deuxième chose que révèle leur demande : quand on reçoit un ambassadeur, quand on a besoin de lettres de créance, c’est qu’on est une puissance étrangère ! Leur demande de « signe venant du ciel » révèle, malgré eux, que les Pharisiens ne se situent pas du même royaume que le dieu dont ils se réclament pourtant. Les foules ont reconnu en Jésus celui que leur dieu envoie à leur rencontre, dans leur désir de revenir à lui. Mais les Pharisiens ne se situent pas ainsi, ils se situent à part : à part de la foule, mais à part aussi de ce même dieu.

Marc ajoute : « en tentant« . C’est la reprise du mot qu’il a employé dans l’épisode du désert, « …étant tenté par le satan… » (Mc.1,13) (pour une mise en situation commentée, voir Le retour du peuple). Par leur demande, les Pharisiens se situent bien comme des adversaires, ils se mettent plutôt du côté du satan, dont l’action vise à faire dévier Jésus de sa mission et de ses objectifs, mais qui finalement voit son pouvoir se briser sur Jésus. Par cette simple mention, donc, Marc émet sur la demande des Pharisiens un commentaire très puissant, les confirmant comme des adversaires, mais aussi montrant comment le satan réalise la fameuse « tentation » dont il est question dès le départ. Celle-ci n’est pas une épreuve initiale, une sorte de bizutage, qui, une fois passée, est définitivement dépassée : c’est plutôt une réalité qui marque le ministère entier de Jésus, et qui en est une des couleurs, affleurant plus ou moins suivant les situations.

Ici, répondre à leur demande serait vraiment dévier, se serait consentir au positionnement pris par les Pharisiens, consentir à ce qu’ils soient des « étrangers » au royaume, renoncer à les faire eux aussi revenir vers leur dieu. Et puis pour Jésus, ce serait abuser de sa puissance, en contraignant le dieu à se manifester. Ce dieu a pris une fois l’initiative de se manifester, à son baptême : il est libre de recommencer quand il veut ; mais Jésus se garde bien de l’y contraindre, voire de l’y inviter. Cela lui appartient entièrement, et il n’a pas même à l’en prier : lui sait si c’est opportun ou pas, et quand. Mais en disant cela, j’anticipe sur la réponse de Jésus : quelle est-elle ? « Et après avoir poussé un grondement profond par son esprit, il dit : … » La première réaction de Jésus n’est pas verbale, il s’agit d’un grondement sourd et profond, d’un mot qui n’évoque ni les larmes ni les gémissements de souffrance ou de pitié, mais bien le grondement de la mer. Il s’agit du son profond d’un mouvement puissant qui est lui aussi profond. Au désert, lieu où il est également tenté, Jésus a été poussé, « expulsé« , par son esprit. Et c’est sans doute le même ici, qui manifeste. Nous sommes dans le mouvement profond et initial de Jésus, il est ramené par la demande des Pharisiens aux fondements mêmes de sa mission, il est comme mis à nu par elle.

Et dans ce ressourcement profond, que dit-il ? « Pourquoi cette engeance cherche-t-elle un signe ? amen je vous dis, on verra bien si à cette engeance est donné un signe. » Il ne consent pas à « donner un signe », il ne va même pas le demander : « on verra bien… » Cela ne dépend que de la décision souveraine du dieu auquel il rend témoignage, dont il porte la parole. Mais Jésus voit là une limite à sa mission, qu’il ne franchira pas. Il a bien compris tout l’enjeu de la question des Pharisiens, mais aussi tout l’arrière-fond sur laquelle elle se déploie. Il a bien conscience qu’en ne produisant pas l’accréditation qu’ils exigent, il va faciliter chez eux la conclusion selon laquelle il n’est pas « authentique ». Leur demande est certes profondément fausse, mais c’est ce qu’ils refusent de voir. Ils sont dans une logique désormais de concurrence : c’est lui ou eux. Si l’un est authentique, l’autre ne l’est pas. Alors la seule question qu’il leur renvoie, c’est un « pourquoi ? » : une invitation à réfléchir. Quel est le sens de votre question ? Quel « signe » serait pour vous crédible ? A partir de quand vous déclarerez-vous satisfaits ou convaincus ? Et l’on se doute déjà qu’à cette dernière question, il sera très difficile d’avoir une réponse. Quand on se croit légitime pour juger de ce qui vient authentiquement du dieu, ou pas, comment même ce dernier pourrait-il vous convaincre ?

« Et il les laisse, s’embarque à nouveau et part pour l’autre rive. » La discussion a tourné court : d’ailleurs, il n’y a pas eu de discussion, pas d’entrée en débat. Face à ces inquisiteurs, il n’y a rien à déclarer, car il est impossible de rien prouver, de rien produire qui convainque. Et voilà Jésus et ses disciples qui remontent en bateau et partent cette fois-ci pour la rive d’en face. La suite du texte va les voir arriver à Bethsaïde, ce qui accrédite l’interprétation que tout ceci se passe encore dans le territoire « hors-frontières » de la Décapole. Quel était le but de Marc en insérant ici cet épisode ? Il me semble qu’à ce stade, on ne le voit pas. En tous cas, je ne le vois pas. Mais peut-être la suite nous éclairera-t-elle ?…

Deuxième chance (Mc.8,1-10)

En ces jours-là, comme il y avait de nouveau une grande foule, et que les gens n’avaient rien à manger, Jésus appelle à lui ses disciples et leur dit : « J’ai de la compassion pour cette foule, car depuis trois jours déjà ils restent auprès de moi, et n’ont rien à manger. Si je les renvoie chez eux à jeun, ils vont défaillir en chemin, et certains d’entre eux sont venus de loin. » Ses disciples lui répondirent : « Où donc pourra-t-on trouver du pain pour les rassasier ici, dans le désert ? » Il leur demanda : « Combien de pains avez-vous ? » Ils lui dirent : « Sept. » Alors il ordonna à la foule de s’asseoir par terre. Puis, prenant les sept pains et rendant grâce, il les rompit, et il les donnait à ses disciples pour que ceux-ci les distribuent ; et ils les distribuèrent à la foule. Ils avaient aussi quelques petits poissons, que Jésus bénit et fit aussi distribuer. Les gens mangèrent et furent rassasiés. On ramassa les morceaux qui restaient : cela faisait sept corbeilles. Or, ils étaient environ quatre mille. Puis Jésus les renvoya. Aussitôt, montant dans la barque avec ses disciples, il alla dans la région de Dalmanoutha.

Cette fois, il n’y a pas de lien apparent, narratif, entre notre épisode et le précédent. Un simple « en ces jours-là… » coud cette pièce au tissu précédent. On est donc sensément toujours dans la Décapole, hors-frontière du « peuple d’Israël ». Mais il faudra se demander pourquoi Marc a cousu cette pièce ici.

Et que se passe-t-il ? On ne peut se retenir d’une impression de déjà-vu : quoi ! Une autre multiplication des pains ? Eh bien oui. A nous de ne pas céder à cette première impression, à renouveler notre attention, pour voir justement si c’est une redite ou bien autre chose. « De nouveau, il y avait une foule nombreuse et qui n’avait pas de quoi manger,… » Ce « de nouveau » résonne avec notre impression de répétition : c’est bien une répétition, il y a bien la même chose qui arrive. Mais cette fois, les circonstances qui font advenir la situation ne nous sont pas connues, il n’est pas question de vouloir se retirer de la foule, de quitter la rive en bateau, d’être deviné puis précédé par la foule. Nous avons juste les faits : la foule, et rien à manger. Et cela même est un indice : c’est comme si Jésus « rejouait » cette partie mettant en relation la foule, les Douze et lui-même. Quel autre but, sinon de former ? La répétition n’est-elle pas le moyen privilégié de la pédagogie ? Du point de vue de la relation entre les Douze et la foule, les choses ne s’étaient pas vraiment bien passées la fois précédente. Il n’est dès lors pas si étonnant qu’après un temps de formation, les choses soient reprises…

« après avoir appelé à lui les disciples il leur dit : « je suis pris aux tripes par la foule, parce qu’ils demeurent auprès de moi depuis trois jours déjà et ils n’ont pas de quoi manger. Et si je les renvoie à jeun dans leur maison, ils seront épuisés en chemin ; et certains d’entre eux sont venus de loin. » Longue explication de Jésus à ses disciples (rappelons-nous que, chez Marc, la terminologie des « Douze » ou des « disciples » n’est pas aussi tranchée que chez d’autres évangélistes), qui contraste avec la première multiplication des pains : alors, c’étaient les Douze qui avaient eu l’initiative, en venant demander (enjoindre ?) à Jésus de renvoyer la foule. Maintenant, c’est lui qui prend l’initiative de leur parler.

Il leur dit d’abord son état intérieur, il est « pris aux tripes« , il est profondément remué par la foule. Et il en explicite les raisons : cela fait « trois jours » entiers qu’ils sont là, qu’ils ne le quittent pas : voilà un attachement extraordinaire. Car tous ces gens, on l’imagine très bien, ont aussi une vie, une famille, une activité : une telle présence n’est pas sans impact, elle n’a pas pu se faire sans délibération, sans renoncement, sans conscience de l’impact du choix fait. Mais peut-être aussi Jésus a-t-il conscience de sa responsabilité à ne pas rendre la vie impossible à tous ces gens, en les maintenant durablement loin de leur vie « normale » : même lui a conscience de sa contingence, et c’est extraordinaire ! Pour eux, il est « le plus important », puisqu’ils sont là depuis trois jours ! Mais pour lui, il est « un moment » ou « un aspect » de leur vie, pas le seul : et il est de sa responsabilité d’être aussi médiateur de leur vie quotidienne, de les y re-conduire et non de les en arracher. Il ne fait pas une secte, mais il veut les aider à vivre. Ce sens de la contingence est dans le fond essentiel pour ne pas virer à la secte.

Maintenant, un autre aspect des choses le « prend aux tripes » : c’est qu’ils en ont même oublié de manger, ou du moins ont-ils épuisé les moyens initiaux à ce sujet. Toujours le souci de les faire vivre : il ne s’agit pas que d’un souci exalté et hors-sol, comme si ses paroles étaient seules la vie, qu’elles suffisaient à tout. Non, ces personnes sont aussi des corps, et l’oublier serait les tuer. Même sa parole est contingente, elle n’est pas l’unique nécessaire. Dans notre condition humaine, beaucoup de choses sont nécessaires, et aucune ne l’est isolément. C’est un ensemble. Or il se souvient bien de la suggestion des disciples l’autre fois, qu’il les renvoie et qu’ils se débrouillent : mais là, ce n’est pas possible car ils vont forcément défaillir en chemin, d’autant que certains sont « venus de loin« .

Toutes ces paroles aux disciples sont bien faites pour leur partager la même compassion : le problème est posé à partir de la foule, et pour leur faire partager le même souci vital. Il ne s’agit pas d’engranger un succès de popularité, en mettant fin à un meeting qui fera date et dont on se reparlera longtemps : il s’agit de prendre soin des gens, tout au long et sans cesse, sans jamais quitter ce point de vue. Voilà qui fait école. Non pas délivrer une parole et laisser les gens se débrouiller avec, mais bien se mettre à leur place et prendre soin qu’ils vivent. Le cheminement de la parole en eux, par l’enseignement, le dialogue, etc., c’est une chose, mais ce n’est pas le tout ni l’unique aspect de la responsabilité qu’ils apprennent à partager avec Jésus. C’est le coeur de sa mission, mais ce n’est pas son tout.

La réponse des disciples est cette fois différente, ils ne prennent plus les choses comme une concurrence entre la foule et eux, mais ils partagent le point de vue : Et ses disciples lui répondirent : « A partir de quoi quelqu’un pourrait-il les rassasier ici de nourriture, dans le désert ? » On n’est plus dans la discussion sur la légitimité de cette préoccupation, la leçon a porté. Mais on est dans le « comment faire ? » Les disciples se révèlent plutôt démunis qu’autre chose, ne sachant pas comment s’y prendre : « à partir de quoi quelqu’un pourrait-il….?  » Pas de ressources sur place, le lieu est un « désert« . Mais on dirait, à cause de la forme de la question qu’ils posent (« à partir de quoi« ), qu’ils se souviennent eux aussi de la même situation, et que Jésus avait nourri la foule à partir des cinq pains et des deux poissons qu’ils y avaient trouvé après enquête. Ils savent ce dont est capable le Maître, mais il faut bien le point de départ…

Et il leur demanda : « combien avez-vous de pain ? « Ils dirent : « sept ». Le point de départ est tout trouvé. Et le Maître ose maintenant ce qu’il n’avait pas fait la première fois : les douze, souvenons-nous, s’étaient indignés de devoir payer eux-mêmes la nourriture de la foule, ils s’étaient situés en rivalité. Ce n’est plus le cas. Et là où la question avait invité à faire une enquête dans la foule, « combien y a-t-il de pains, allez voir« , la question a porté cette fois-ci directement sur eux « combien avez-vous de pain ? » Et leur réponse ne se fait d’ailleurs pas attendre, ils savent bien : « sept« 

« Et il ordonna à la foule de se coucher sur le sol « , car on mange à demi-couché, « et après avoir pris les sept pains, il les rompit en rendant grâce et les donna à ses disciples afin qu’ils distribuent, et ils distribuèrent à la foule. » Renouveau les Douze sont les intermédiaires, mais cette fois-ci confiants sans doute, car c’est la deuxième fois qu’ils sont témoins du même phénomène. Ils en sont même les seuls témoins, car cette fois-ci, comme les pains sont leurs, nul dans la foule ne peut remarquer avoir donné quelques pains et en voir affluer des centaines. La foule voit seulement des disciples aller auprès de Jésus, et leur apporter du pain. Ce n’est pas surprenant. D’autant qu’ils doivent sans doute d’abord, au bout de trois jours, goûter le bonheur de manger enfin un peu. Pour les disciples, ils sont placés comme la première fois, non pas en rivalité avec la foule mais à son service, ils sont aux premières loges pour voir les réactions (de toutes sortes : il n’est pas toujours facile d’aider, on peut être surpris par certaines réactions). Et c’est toujours le geste du partage qui produit la satiété : rompre pour partager, rompre pour donner, toujours une part pour chacun et finalement pour tous, jamais un entier.

« Et ils avaient quelques petits poissons : et en les bénissant il dit de les distribuer aussi. » Pas très étonnant pour des pêcheurs, ce que sont plusieurs des disciples. Il y avait avec les pains l’action de grâce, il y a avec les poissons la bénédiction. Je ne sais pas si Marc désigne deux réalités différentes, sans doute pas, car on sait assez la coutume juive de bénir le dieu avant le repas. Mais le choix de Marc est tout de même de désigner la même chose par deux noms, dont le premier, « action de grâce », souligne l’initiative du dieu à laquelle l’homme ne fait que répondre, devant laquelle il est comme « en retard »; et dont le deuxième, « bénédiction », souligne une parole suscitée en l’homme par le bienfait du dieu, une parole qui est tout ce qu’a l’homme pour répondre au don substantiel du dieu, une pauvre parole mais donnée et adressée.

« Et ils mangèrent et furent repus, et ils ramassèrent sept paniers de morceaux superflus. » Mission accomplie, les gens sont rassasiés, leur faim est éteinte. Mais il n’y a pas de superflu, on ramasse ce qui reste. Le don est bien plus important que le besoin : il y avait sept pains, on ramasse sept paniers de morceaux ! Mais l’homme est nourri, simplement. C’est comme pendant la marche au désert du premier peuple du dieu : le dieu pourvoit au nécessaire, mais ne verse pas dans le superflu, de sorte que son peuple apprenne à vivre de ce qu’il donne et expérimente la justesse et la constance de sa providence. De sorte aussi que le peuple ne verse pas dans le luxe et les débordements qu’entraîne tout superflu.

« Ils étaient environ quatre mille. Et il les renvoya. Et aussitôt, après être monté dans le bateau avec ses disciples, il alla dans la partie de Dalmanoutha. » La foule n’est pas estimée tout-à-fait aussi nombreuse que la première fois, elle reste une foule importante. Et puis ils sont renvoyés : on voit que Jésus avait bien le souci de ne pas les garder à l’écart de leur vie « normale ». Et il ne reste pas, car le risque existe bien qu’ils se rendent compte de ce qui vient de se passer, et que seuls savent les Douze. Jésus préfère partir sans tarder, par un autre moyen, en bateau. Il ne compte pas sur l’extraordinaire, il s’en méfie décidément comme de la peste. On peut dire en tous cas que les choses se sont mieux passées entre les Douze et la foule, et qu’ils ont mieux tenu leur place, grâce à quoi Jésus a pu opérer de manière plus voilée comme il aime le faire, pour que les projecteurs ne soient pas braqués sur le thaumaturge mais bien plutôt sur le dieu qui appelle à vivre et en donne les moyens. Ils ont fait des progrès.

Et puis Marc finit sur une indication dont on ne sait pas quoi faire, car on n’a aucune trace d’un lieu qui s’appellerait Dalmanoutha. S’agit-il bien d’un lieu, d’ailleurs ? Car il n’est pas question de la « région » de Dalmanoutha mais le mot [méros] signifie « partie, part, portion« , la partie d’une armée, ou une caste, ou encore la partie d’une charge : c’est plutôt avec une nuance politique ou institutionnelle que ce mot est employé. Alors ? Je n’en sais rien….

Les doigts dans les oreilles (Mc.7,31-37)

Jésus quitta le territoire de Tyr ; passant par Sidon, il prit la direction de la mer de Galilée et alla en plein territoire de la Décapole. Des gens lui amènent un sourd qui avait aussi de la difficulté à parler et supplient Jésus de poser la main sur lui. Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, avec sa salive, lui toucha la langue. Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit : « Effata ! », c’est-à-dire : « Ouvre-toi ! » Ses oreilles s’ouvrirent ; sa langue se délia, et il parlait correctement. Alors Jésus leur ordonna de n’en rien dire à personne ; mais plus il leur donnait cet ordre, plus ceux-ci le proclamaient. Extrêmement frappés, ils disaient : « Il a bien fait toutes choses : il fait entendre les sourds et parler les muets. »

L’épisode précédent s’est passé dans les frontières du grand port maritime phénicien de Tyr : pas dans la ville-même, mais dans le territoire. Les grandes cités antiques ne sont pas que des villes, elles ont toujours un « territoire » comprenant des villages et des campagnes, qui constitue le terrain de son activité économique et nourricière. On se souvient que Jésus est venu là pour mettre de la distance avec la foule, et la pression qu’elle exerce, qui tend à (ou qui risque de) le dévier de l’axe de sa mission. Il n’a pu rester caché, mais il a aussi découvert, chez une femme pourtant Grecque de religion et Syro-phénicienne d’ascendance, une profondeur de foi qu’il n’avait pas souvent rencontrée dans le peuple à la rencontre duquel il se consacre.

Cela semble apparemment mériter une exploration plus approfondie : « Et après être parti de nouveau hors des frontières de Tyr, il alla par Sidon vers la mer de Galilée en plein milieu des frontières de la Décapole. » Au lieu de prendre au sud-est pour revenir d’où il est parti, il monte presque plein nord, parallèlement à la côte, une quarantaine de kilomètres vers un autre port majeur, Sidon, puis décrit un arc vers l’est et le sud dans le territoire qu’on appelle la Décapole, ou un premier passage éclair lui avait fait rencontrer l’homme qui vivait dans des grottes, avec des chaînes, en s’auto-mutilant. Jésus apparemment reste dans ce « hors-frontière », pour d’autres raisons que celles qui l’ont poussé d’abord : toutes nos motivations évoluent, et les raisons pour lesquelles on continue une chose sont souvent différentes, un peu au moins, de celles pour lesquelles on les a commencées. Il y a dans ces régions des cœurs pour recevoir la parole.

« Et on lui amène un sourd et parlant avec difficulté et on l’appelle au secours afin qu’il lui impose la main. » Les acteurs restent anonymes, Marc fixe les projecteurs sur l’homme qui est l’objet de la demande : il n’entend pas, ou mal, et parler lui est difficile (le mot peut même signifier « muet« ). On sait que souvent, un handicap entraîne l’autre, mais c’est le handicap auditif qui est le problème source. Il y a là un moment particulier : Jésus choisit de rester hors-frontière parce qu’il a perçu chez la femme Syro-phénicienne que la parole dont il est porteur peut être très profondément entendue et accueillie, et voilà qu’on lui amène dans ces régions mêmes une personne qui ne peut pas entendre. Qui ne voit qu’il y a, dans l’évènement épinglé par Marc, une dimension symbolique évidente ?

Notons aussi que, comme cela avait été déjà le cas pour Jaïre, le chef de la synagogue (tiens ! Justement au retour du pays des Géraséniens, dans la Décapole !), les gens savent déjà comment Jésus devrait procéder, ils attendent une imposition de la main. Le geste n’est manifestement pas une exclusive du « peuple de dieu » d’Israël, il semble avoir lui aussi franchi les frontières. A moins justement que son origine ne soit plus diffuse, et qu’il ait été plutôt assumé dans les Ecritures, ce qui n’est pas impossible du tout : ce ne serait pas le premier. Maintenant, il faut noter aussi que Jésus avait quitté la région de Gennésareth parce qu’on mettait des malades partout sur son chemin, et voilà que la même tendance se dessine également ici. Que va-t-il faire ? Partir ?

« Et le tirant de la foule à part, il enfonça ses doigts dans ses oreilles et après avoir craché lui palpa sa langue, et après avoir levé les yeux au ciel, il poussa un gémissement et lui dit : « ephphata », c’est-à-dire « sois ouvert ». «  Que voilà une opération compliquée ! Alors que les fois précédentes, en de tels cas, Jésus est vraiment minimaliste, se contente même souvent de parler, on a là soudain une débauche de gestes forts étonnants. Est-ce justement parce que nous sommes dans un contexte différent de celui du « peuple d’Israël » strictement compris ? C’est comme si les ressorts n’étaient pas les mêmes, qu’il n’y avait pas ici la possibilité par le dialogue d’amener la personne à l’apex de ses propres désirs, pour qu’il les réalise lui-même par la confiance encouragée. Mais au fait : notre homme est sourd ! Comment, justement, dialoguer ? Et si tout cela était dû plutôt à la qualité même de ce handicap qui le frappe : dialogue impossible !?

Que se passe-t-il donc ? D’abord il le « tire à part » : volonté manifeste de ne pas donner dans le spectaculaire. Il ne fait pas « de la com », il prend soin de quelqu’un, et cela suppose que rien ne vienne perturber son attention. Ensuite, il « enfonce ses doigts dans ses oreilles« , ce qui semble plutôt les boucher un peu plus !! Mais c’est ce que nous dirions si nous étions là, à assister ; or nous n’y sommes pas, puisque les deux sont « à part« , à l’écart. Le geste est donc fait pour le sourd : et si ce n’était pas pour opérer (opération qui rendrait un peu plus sourd, en vérité !), mais pour lui parler ? Si c’était entrer en dialogue avec le sourd pour réveiller en lui non tant la souffrance de ne pas entendre que le désir d’entendre, en pointant clairement le fond des oreilles ?

Ensuite il « crache« , on ne sait pas où, et lui « palpe » la langue : on traduit en général par « touche« , mais le verbe [aptoo] (qui donne notre aptonomie) n’est pas qu’un toucher du bout des doigts, c’est un contact prolongé et là aussi qui parle, puisque c’est le type de toucher avec lequel des parents parlent déjà avec leur bébé dans le ventre de sa mère. Qui plus est, ce verbe est à la voix moyenne, qui en grec souligne l’implication du sujet : il s’agit d’un toucher on l’on met beaucoup de soi-même et où l’on veut communiquer avec celui qu’on touche. Bref, Jésus lui parle aussi de sa langue, de sa difficulté à parler. Enfin il lève les yeux au ciel, ce qui est là aussi désigner ostensiblement à qui il s’adresse, et il pousse un gémissement profond, ce qui manifeste son propre désir : le soupir n’est pas entendu par le sourd, mais il se voit, il se sent, le sourd le comprend.

« Ephphata » enfin : « sois ouvert« . Le verbe évoque une ouverture de communication, ouvrir de façon à faire communiquer, comme on ouvre un chemin, un canal. Ce n’est pas tant la levée d’un obstacle que l’établissement d’un canal de relation. Si ce verbe est bien à l’impératif, il s’agit néanmoins d’un impératif passif : Jésus, autrement dit, n’opère pas cette ouverture de communication par le mot qu’il dit, mais il appelle et attend qu’un autre la fasse. Il me semble qu’après examen, il n’a pas opéré autrement que les autres fois : il s’est seulement adapté à la surdité de l’homme qu’il avait avec lui. Il a inventé avec lui un langage expressif pour réveiller chez lui aussi son désir, et l’inviter à opérer lui-même, comme pour les autres, et à réaliser son propre désir.

« Et ses oreilles ouvrirent [leurs portes], et fut délié le lien de sa langue et il parlait correctement. » L’effet est accompli. Cette fois, le mot « ouvrir » n’est pas le même, mais évoque plus simplement l’ouverture d’une porte. Un lien qui retenait la langue est enlevé. C’est étonnant, il en va comme pour les personnes qui sortent du coma : on dit qu’il faut qu’elles le décident, d’une certaine façon. Et là, même le retard est rattrapé : je suppose que cet homme n’a pas toujours été sourd, sans quoi je ne vois pas comment il aurait pu apprendre le langage. Mais il a retrouvé instantanément, en s’entendant lui-même nettement, la netteté aussi de la parole et de la prononciation.

« Et il leur ordonna précisément de ne dire à personne ; mais autant il le leur ordonnait, plus ils le proclamaient au-delà de toute mesure.« Il est étonnant, là encore, que Jésus ne dise rien à celui qu’il a guéri. Sans doute se sont-ils tout dit, déjà. Habituellement, il a toujours un mot conclusif à l’endroit de celui ou celle qui guérit avec lui, mais là rien. J’aimerais bien qu’une personne qui a fait l’expérience de la surdité puisse commenter les gestes de Jésus, et en avoir son interprétation. Aux autres, en revanche, il parle : je suppose que c’est en regagnant la foule ? Car jusqu’à présent, les deux étaient à part. Ce doivent être les fameux « ils » (que j’ai traduit par « oui ») qui lui ont amené la personne sourde. Il dicte précisément sa consigne : ne rien dire à personne. Apparemment, eux sont sourds, et non seulement ils n’entendent pas ce qu’il leur dit, mais ils entendent même l’exact contraire ! Le pauvre Jésus qui voulait garder la discrétion….

« Et ils étaient frappés au-delà de toute mesure et disaient : il a tout bien fait, aussi bien faire entendre les sourds que faire parler les muets. » Marc explique cette surdité des gens par leur stupeur. Cela, sans doute, ne les « ouvre » pas, ne forme pas un canal de communication, mais au contraire les referme sur leur stupeur. Et déjà on voit poindre l’excès et l’exagération « les sourds,.. les muets… » qui ne peuvent que dévier la perception qu’on a de Jésus et les raison de venir à lui. Et aussi la compréhension de ce qui vient de se passer : « il a tout fait« , alors qu’une fois encore, il n’a rien fait mais a fait faire. Décidément, que ce soit dans les frontières ou hors des frontières, les mêmes biais s’observent et ont les mêmes effets. Si cela pouvait nous interroger sur nos propres motivations à venir trouver Jésus…

Justesse de ceux qui sont loin (Mc.7,24-30)

En partant de là, Jésus se rendit dans le territoire de Tyr. Il était entré dans une maison, et il ne voulait pas qu’on le sache. Mais il ne put rester inaperçu : une femme entendit aussitôt parler de lui ; elle avait une petite fille possédée par un esprit impur ; elle vint se jeter à ses pieds. Cette femme était païenne, syro-phénicienne de naissance, et elle lui demandait d’expulser le démon hors de sa fille. Il lui disait : « Laisse d’abord les enfants se rassasier, car il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » Mais elle lui répliqua : « Seigneur, les petits chiens, sous la table, mangent bien les miettes des petits enfants ! » Alors il lui dit : « À cause de cette parole, va : le démon est sorti de ta fille. » Elle rentra à la maison, et elle trouva l’enfant étendue sur le lit : le démon était sorti d’elle.

Nous revenons à un récit comme nous en avons déjà eu, après ce long insert dont nous avons essayé de comprendre le sens, mais aussi la pertinence dans cette section concernant la formation des Douze.

« Après s’être levé de là, il partit dans les frontières de Tyr. » Le dernier lieu nommé, on s’en souvient (avant l’insert commencé avec le lavage de mains), était Gennésareth, au sud de Capharnaüm, où Jésus et les Douze étaient arrivés en bateau en longeant la côte depuis Bethsaïde. Tyr se trouve à environ quatre-vingt kilomètres de là, ce qui est une belle distance cette fois-ci. S’agit-il justement d’un prise de distance, du fait de cette foule oppressante et de tous ces malades que l’on place partout et même en plaine campagne , au témoignage de Marc ? Ce dernier ne dit pas formellement qu’il va jusqu’à Tyr, mais insiste sur la notion de frontières, [ta horia] : c’est consciemment changer de territoire et mettre une sorte d’obstacle. Mais c’est aussi sortir des limites connues des juridictions territoriales tracées par le pouvoir romain : nous voilà dans la Province de Syrie. Il semble que notre Jésus ne se sente pas du tout assujetti à ces tracés administratifs, sans pourtant les ignorer.

« Et après être entré dans une maison, il voulait que nul ne le sache, mais il ne put pas demeurer caché. » Voilà bien une confirmation de notre hypothèse : en effet, l’intention de Jésus est bien de se mettre à l’abri de cette foule qui le poursuit, et dont la tendance est de chercher plus peut-être des bienfaits (des guérisons, en l’occurence) que d’écouter sa parole. Or il n’est pas venu « faire de l’humanitaire », et s’il n’est pas nécessaire de lui demander longtemps un bienfait, tant il est sensible aux misères humaines, il ne veut pas pour autant être réduit à cela. Mais resté caché est désormais impossible, sa réputation le précède et lui joue en fait un mauvais tour. Une petite remarque à ce sujet, au passage : à une époque où l’on est tenté de maîtriser son image et sa réputation, lui compose avec elle, mais ne cherche absolument pas à la maîtriser, il ne se laisse pas non plus détourner de sa mission de cette autre façon. Car céder à sa réputation ou lutter pour la maîtriser, sont deux façons de se laisseriez par elle. Lui va son chemin.

« Mais aussitôt une femme, qui a entendu parler de lui -sa fille a un esprit non-épuré-, et qui vient, se jette à ses pieds. » Le « mais » s’oppose sans doute à l’intention de rester caché. Voici donc qu’une femme se jette à ses pieds, se laisse tomber à ses pieds : le verbe évoque vraiment le mouvement de la personne qui s’effondre. Elle ne choisit pas le dialogue en face-à-face, elle opère une sorte de contrainte : comment voulez-vous avancer quand quelqu’un est étendu à vos pieds ? Maintenant, cette femme a sans doute des raisons d’agir ainsi, et Marc en donne deux : la première, c’est qu’elle a entendu parler de lui. Voilà un témoignage que la réputation de Jésus va déjà bien au-delà de la zone dans laquelle jusque-là il opérait, c’est-à-dire la Galilée, et spécialement autour de la mer de Galilée. Le bouche-à-oreille est une communication rapide, avec un nombre croissant de relais, parfois déformants. Deuxième raison, presque évidente : elle vient. C’est évident, mais en choisissant de le dire, Marc souligne qu’elle aurait pu attendre en espérant. Au contraire, elle a fait choix d’une démarche, elle est venue le trouver là où elle a su qu’il était, et « aussitôt » qu’elle l’a su. Peut-être nous suggère-t-il aussi discrètement qu’elle a un peu calculé son geste, spectaculaire autant qu’embarrassant.

Au milieu de tout cela, une incise : « …sa fille a un esprit non-épuré… » L’affirmation est plus générale, plus vagues, que les deux précédentes mentionnées par Marc. Les personnes étaient « dans un esprit non-épuré« . Cette fois, elle en « a » un. Le mot est large de possibilité de sens, comme en français. Il peut vouloir dire que l’on détient ou que l’on possède, « avoir une voiture », mais il peut aussi dire que l’on subit une chose, « avoir une maladie ». En tous cas, de même qu’à Capharnaüm il s’agissait d’une rencontre quasi inaugurale, dans le récit de Marc, de même ici hors frontières il s’agit aussi d’une inauguration. Pour Marc, dès que Jésus est là, cela exclut la puissance du mal.

« Or cette femme était une grecque, Syro-phénicienne de race. » La nouveauté de la situation est notée par Marc sans attendre : rappelons-nous que Jésus nous a été présenté comme venant à la rencontre du peuple qui cherche lui-même à rencontrer son dieu, à retourner à lui. Que va-t-il faire avec une personne qui, d’une part, est « grecque », c’est-à-dire sans doute adepte de la religion des Grecs, d’autre part est Syro-phénicienne, c’est-à-dire qui n’est pas membre du peuple selon la définition traditionnelle, quasi génétique, que les chefs en donnent ? Une petite précision pour ne pas faire d’anachronisme : la « religion » des Grecs n’est pas une religion du cœur, qui demande l’adhésion : elle est une religion de la Cité, une religion « citoyenne », en quelque sorte. Il s’agit avant tout d’une pratique collective des fêtes et des sacrifices, menée fondamentalement en commun, et dont le but est de donner des gages aux dieux en espérant être le moins mal possible avec eux (car on ne sait jamais ce qui se trame entre les dieux) : cette religion n’empêche pas aussi des actes individuels, y compris qui viendraient du cœur, ni un tendre attachement à telle ou telle figure divine, mais ce n’est pas « structurel ». Pas de doctrine officielle non plus, avant tout une pratique commune.

« Et elle lui demande de chasser le démon hors de sa fille. » Et voici la première fois qu’il est question, dans l’évangile de Marc, d’un « démon » dans une personne. C’est la manière dont cette femme voit la choses, c’est l’interprétation qu’elle a de la situation de sa fille, à partir des références qui sont les siennes. Et c’est une version inverse de celle que, par deux fois, nous avons vue, où c’est la personne qui est « dans un esprit non-épuré« . Cette femme « grecque  » comprend que sa fille est habitée par un [daïmoone]. Dans la religion grecque, il s’agit bien d’une puissance divine, mais qui n’est jamais liée à aucun culte : elle est en général inconnue (on ne sait quel nom lui donner), mais se reconnaît par ce qu’elle cause, ce qu’elle opère. Le [daïmoone] est agissant : il peut faire naître des pensées, il peut inspirer, il peut aussi créer le mal-être, etc. On ne sait pas du tout ce qu’a la fille de cette femme, on sait juste que c’est ainsi que la mère interprète les choses.

« Et il lui dit : Laisse d’abord que soient rassasiés les enfants, il n’est en effet pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiots. » Jésus ne discute pas le diagnostic, sans doute parce que ce n’est pas là le sujet : il la prend où elle est en est. Ce qu’il discute en revanche, c’est le bien-fondé de sa demande. Il est toujours très vivement conscient de sa mission, et emploie pour se faire comprendre une métaphore, celle de la table familiale. Les enfants sont à table, et c’est d’eux que les parents ont soin, eux qu’ils veulent nourrir. S’il y a des chiots (en général, dans ces cultures, les chiens n’ont pas bonne réputation, et ne sont que très rarement admis dans la maison : mais on imagine que quand ils sont encore tout petits, ils peuvent faire une compagnie prisée des enfants), leur place n’est certainement pas à table. Ils mangent à un autre moment et dans d’autres conditions. La métaphore est assez claire : le dieu qui est père et mère pour son peuple a soin de ses enfants et les nourrit. Mais ils ne s’occupe pas de ceux qui ne sont pas ses enfants. Et lui, Jésus, envoyé par ce dieu qui est père et mère de son peuple, n’est envoyé qu’à ses enfants. C’est dire à cette femme que sa demande est illégitime.

« Mais elle répond et lui dit : seigneur, les chiots aussi sous la table mangent les miettes des enfants. » La femme est pleine de répartie. Peut-être a-t-elle aussi des chiots pour que jouent ses enfants. Et elle sait bien, puisque c’est elle qui en a soin, qu’il faut les nourrir ailleurs, et d’autres choses. Mais elle sait aussi que, les enfants à table, bien des miettes tombent, bien des morceaux échappent à ceux qui apprennent aussi à manger. Et les chiots en question le savent aussi, qui viennent patrouiller sous la table dès que les petits enfant y sont, ayant bien l’habitude de glaner ce qui échappe aux enfants et que les parents ont garde de ramasser. Cette situation n’est pas que de cette époque ! Ce qui est plus de cette époque, c’est le fait que des déchets alimentaires se retrouvent à terre : dans les coutumes romaines, par exemple, on jette au sol les déchets (pas d’assiette sur le bord desquelles les resserrer), et des esclaves les ramassent au fur-et-à-mesure.

Alors la voilà qui file la métaphore, sans se formaliser le moins du monde, apparemment, de ce qui aurait pu être pris pour une comparaison infamante. Elle ne demande pas de prendre la place de qui que ce soit, elle a conscience de n’être pas Juive ni de religion ni d’ascendance, de ne pas être de ceux pour lesquels sans doute Jésus est venu, elle gardera sa place. Mais elle sollicite d’un trop-plein, d’une surabondance. Elle est sûre, de ce qu’elle a entendu, que Jésus a déjà trop pour son propre peuple, et que ne manquera à personne le trop-plein de ce qu’il distribue avec tant de gratuité et de libéralité.

Mais dire les choses ainsi révèle beaucoup d’implicite : elle confesse ainsi que Jésus agit par bonté, par gratuité et libéralité. Elle confesse encore qu’il donne en abondance, elle l’a déduit de ce qui est parvenu à ses oreilles. Elle a compris aussi, ce que tous les membres du peuple juif n’ont pas compris encore, qu’il est venu à la rencontre du peuple qui cherche à revenir vers son dieu : elle a saisi intuitivement le coeur même de la mission de Jésus, telle que Marc nous l’a présentée. Elle l’a saisi alors qu’elle n’en est pas, qu’elle est Grecque et Syro-phénicienne. Et Marc nous montre ainsi quelque chose de bien mystérieux et troublant, c’est que ce sont parfois les personnes qui sont apparemment les plus éloignées qui comprennent le plus profondément l’évangile et celui qui en est le porteur.

« Et il lui dit : à cause de cette parole, lève-toi, il est parti loin de ta fille, le démon. Et après qu’elle soit partie à sa maison, elle trouva son enfant jetée sur le lit et le démon parti. C’est sans doute tout cela qu’a vu et compris Jésus. Il a vu à quelle profondeur elle a perçu ce qu’il était, qui il était, et comme elle l’accepte, comme elle se positionne avec justesse, comme elle en tire conséquence pour elle et les siens. Elle ne renonce pas à demander, avec la conscience des largesse dont le dieu est capable, et son messager pour lui. Elle se situe dans le « cercle » dont elle pense faire partie, pas servie en premier et néanmoins servie à cause de sa grandeur à lui.

Comme il a déjà fait pour d’autres, Jésus lui annonce que son désir a obtenu ce à quoi il tendait, parce qu’il s’est élevé sans renoncer devant l’obstacle apparent qui lui était mis : le [daïmoone] est parti loin, a quitté sa fille. C’est une toute petite nuance, un verbe qui exprime bien dans son préverbe [ex-] l’idée de sortie, mais qui exprime surtout l’idée de partir au loin, un peu comme dans l’idée d’exil. Le mal est parti, sans concéder l’interprétation que la fille ait été jamais « possédée » ou « habitée » par lui. Et la femme manifeste sa foi en cette parole en partant, et Marc y insiste, « après qu’elle soit partie à sa maison« . Ce n’est qu’en rentrant chez elle qu’elle trouve le résultat de sa démarche et, peut-on dire, de sa foi.

Le choix du cœur (Mc.7, 17-23)

Quand il eut quitté la foule pour rentrer à la maison, ses disciples l’interrogeaient sur cette parabole. Alors il leur dit : « Êtes-vous donc sans intelligence, vous aussi ? Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans l’homme, en venant du dehors, ne peut pas le rendre impur, parce que cela n’entre pas dans son cœur, mais dans son ventre, pour être éliminé ? » C’est ainsi que Jésus déclarait purs tous les aliments. Il leur dit encore : « Ce qui sort de l’homme, c’est cela qui le rend impur. Car c’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure. Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. »

Nous avons donc laissé les foules -et nous-mêmes sommes restés- avec d’immenses questions. Deux surtout : que sont « l’intérieur » et « l’extérieur » de l’homme, d’une part ? Et qu’est-ce qui, sortant de nous, peut nous rendre inaptes à la communion avec le seul saint, d’autre part ? Que nous dit donc la suite du texte ?

« Et lorsqu’il rentra de la foule à la maison, ses disciples l’interrogeaient sur la parabole. » Nous sommes bien dans un autre moment de cette séquence, il n’est plus en face de la foule mais cette fois avec les proches, les intimes. Eux aussi sont pleins de questions, et on les comprend bien. Et encore : nos questions sont de pure compréhension, concernent des aspects que nous n’avons pas pu élucider de la parole dite ; les disciples doivent avoir en plus de nombreuses questions naissant du décalage immense entre ce que Jésus vient de dire et ce qui fait leur propre pratique, guidée et formée par la maîtrise des Pharisiens !

Petite remarque : le mot de Marc, « l’interrogeaient sur la parabole.« , confirme l’approche qui a été la nôtre en écoutant les premiers mots de Marc dans le moment précédent. Il s’agit bien du premier temps d’un enseignement de Jésus, destiné à être facilement mémorisé, et qui appelle ensuite approfondissement, questionnement, dialogue. Nous touchons peut-être de manière plus exacte à ce que Marc appelle « parabole » : non pas tant un récit, une « histoire », à la dimension didactique (même si c’est la cas le plus fréquent), mais surtout un énoncé dense et aisément mémorisable, premier temps de ce qu’il nomme « enseignement ».

Cette fois, Marc ne s’attarde pas à énoncer les questions mais va directement à la réponse, qui prolonge facilement l’énoncé précédemment entendu, et que le lecteur ou l’auditeur ont encore en mémoire. « Et il leur dit : ‘ainsi, vous aussi êtes inintelligents ? » C’est un étonnement, autant peut-être qu’un reproche voilé. L’adjectif choisi, « inintelligents« , est symptomatique : c’est la réflexion qui aurait pu en arriver là. Jésus ne prétend pas ici aller puiser dans les Ecritures et parler d’autorité, il fait appel à la réflexion. C’est dire aussi que ses propos ont un caractère humaniste : tout être humain pourrait, par sa réflexion, parvenir à de telles conclusions. Et du même coup, moyennant cette réflexion, de telles conclusions pourraient s’appliquer quelle que soit la religion ! Cela n’est pas qu’anecdotique, mais en cohérence profonde avec la nature même de ce dont il est question : si toute la créature est faite pour permettre la communion avec le seul saint, si rien en elle n’y fait obstacle, il est tout-à-fait cohérent que la raison créée permette aussi de s’en rendre compte, qu’elle soit apte à se représenter et à déduire elle-même cet état des choses.

Mais quelle devait être alors la réflexion ? « Vous n’avez pas réfléchi que tout ce qui du dehors pénètre dans l’être humain ne peut le « rendre commun » parce que cela ne lui pénètre pas dans le cœur mais dans le creux du corps, et ressort aux lieux d’aisance, ce qui épure tous les aliments ?’  » L’explicitation du « dehors » et du « dedans » est faite : il s’agit du cœur. Mais qu’est-ce que le cœur ? Dans la tradition biblique, il s’agit du centre de la personne, lieu primordial de la rencontre intime avec le dieu (« Les hommes regardent l’apparence, mais Dieu regarde le cœur. »), il s’agit aussi, et dans le même temps, pour la même raison, du lieu en l’homme où se prennent les décisions, à la suite d’une méditation ou d’une maturation. Le cœur suppose la mémoire, l’action de l’intelligence, l’influence des émotions et des sentiments, et surtout l’engagement de la volonté. Je dirais que, au fond, le cœur est l’organe de la convergence ou de la divergence d’avec le dieu : c’est là fondamentalement que les décisions vont lui plaire ou au contraire lui déplaire.

Or tout ce qui pénètre dans le corps, quel qu’en soit l’orifice (Marc dit [koïlia], qui peut désigner l’estomac, mais en fait tous les « creux du corps ») ou le point de contact, n’atteint pas le cœur. Cela peut inviter le cœur, le solliciter, l’attirer ou au contraire le repousser, etc. Mais cela n’entre pas à proprement parler « dans le cœur« . Or c’est bien le cœur qui fait converger ou diverger d’avec le dieu : ainsi, rien de ce qui appartient à la créature, rien de ce qui est dans le monde, de soi, n’a le pouvoir de « rendre commun » l’être humain, c’est-à-dire d’empêcher sa communion avec le seul dieu, le seul saint ou « séparé« .

Mais Jésus n’en reste pas là, il prend l’initiative d’une affirmation complémentaire : « Il leur dit encore : ‘ce qui sort de l’être humain, c’est cela qui « rend commun » l’être humain. Du dedans en effet, du cœur de l’être humain, procèdent les mauvais raisonnements : marchandisation des corps, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, fraude, impudence, envie, diffamation, orgueil, déraison ; tous ces maux sortent du dedans et rendent commun l’être humain.’  » Ce sont les dynamismes qui viennent depuis le cœur de l’être humain qui peuvent le séparer, le faire sortir de la communion avec le seul saint, ou l’empêcher d’y venir. Ce sont les décisions. Marc dit « les mauvais raisonnements« , [dialoguismoï], les tête-à-tête avec soi-même où se construisent et s’échafaudent des projets tordus. Toute une liste en est proposée, qui n’est certainement pas exhaustive, mais qui est suffisamment vaste et variée pour sans doute constituer des « têtes de chapitre » tout-à-fait valables (je ne les développe pas, mais on peut noter au passage que la « marchandisation des corps » arrive en tête, qui concerne autant l’esclavage que toute forme de traite : c’est très englobant !).

Que par après, l’être humain choisisse des comportement qui dissimulent ce qu’il a véritablement dans le cœur, c’est possible. Cela s’appelle l’hypocrisie, et cela trompe tout le monde à l’exception du dieu qui regarde le cœur. Quand Jésus, dans les moments précédents de notre passage, a employé ce qualificatif d’ « hypocrite » à l’endroit des Pharisiens, il leur a dit précisément cela : que leur préoccupation de l’observance des autres cache des choix du cœur nettement moins honorables, et qui les mettent en divergence du chemin de communion avec le seul saint. S’il leur a résisté, s’il n’a pas répondu à leur question mais l’a plutôt commentée, et de cette façon très négative, c’est au fond pour les ramener eux aussi, si c’est possible, sur le chemin de recherche de cette communion. Mais l’entreprise est bien plus ardue, car si elle met en lumière la divergence et la dénonce, elle ne peut qu’appeler un changement de décision, non s’y substituer. Chacun reste maître de son cœur pour passer de la divergence à la convergence.

Revenons pour finir au choix de Marc de placer tout ce passage là où il l’a mis, au milieu de cette grande section où Jésus éduque les Douze en élargissant leur mission. Quel sens cela peut-il avoir ? Il me semble que cela place au cœur de leur message ou de leur action l’ouverture au monde, l’ouverture à toute la créature, et la confiance profonde en soi : nous sommes des êtres créés par le seul saint, et s’il nous appelle à la communion avec lui, il a déjà disposé et notre être, et toutes choses, en ce sens. Pas d’inquiétude donc concernant les différentes dimensions de notre être, la variété de nos expériences, les cahots de notre parcours de vie, les troubles provoqués par nos rencontres : rien ne peut nous séparer de lui. Masi la vigilance et l’attention appartient à la réponse de notre cœur, celle que nous construisons : délivrée des troubles et des inquiétudes, rassurée par cette grande certitude ne n’être séparés de lui par rien, nous construirons plus sereinement dans notre cœur une réponse convergente avec les intentions de celui qui nous appelle à la communion avec lui. C’est le cœur de la « pastorale » de Jésus.

Mais on peut ajouter aussi qu’il y a chez Marc l’intention d’avertir les Douze : en leur confiant sa propre mission, Jésus les investit. Attention donc à ne pas exercer un pouvoir qui s’impose, comme le font les Pharisiens. Attention à ne pas prendre prétexte des motifs les plus hauts pour imposer des pratiques qui ne viennent pas de la parole du dieu. La confiance faite à toute la créature est source d’une diversité extrême, et cela est toujours source de crainte pour n’importe quel « dirigeant » : mais peut-être ne veut-il justement pas qu’ils se situent comme des « dirigeants », mais comme des « libérateurs », laissant soin à l’esprit du dieu d’unifier la créature qu’il a fait surgir et disposée pour l’amener à lui.

Avec le seul saint (Mc.7,14-16)

Appelant de nouveau la foule, il lui disait : « Écoutez-moi tous, et comprenez bien. Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui entre en lui ne peut le rendre impur. Mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur. »

Ce passage-ci se distingue du précédent, car il ne concerne plus les mêmes interlocuteurs. Il lui fait néanmoins suite, en poursuivant sur les pistes ouvertes par la question des Pharisiens : il ne faut pas oublier en effet, et la prise de parole de Jésus l’a clairement fait entendre, que les Pharisiens contraignent tout le monde à pratiquer ce qu’ils enseignent sous couvert de « tradition des plus anciens« . Et s’il est question, en s’adressant aux Pharisiens eux-mêmes, de dénoncer leur méthode ou leur manière de faire, de mettre en lumière l’exercice, volé mais bien réel, du pouvoir qu’ils exercent, il faut peut-être aussi dire quelque chose à ceux sur lesquels s’exerce ce pouvoir.

Les règles ou les lois, quand on les multiplie et qu’on les rend en effet très détaillées, ont cet effet pratique que à peu près tout le monde se trouve « hors-la-loi ». Cela permet à ceux qui exercent ce pouvoir (en édictant ou précisant ces règles) de décider qui ils vont cibler, et quand ils vont le faire. C’est finalement un pouvoir discrétionnaire, mais d’autant plus accepté qu’il s’énonce au nom du dieu : tous ceux qui cherchent authentiquement ce dieu vont en accepter les sentences sans trop se poser de questions.

Jésus donc met brusquement fin à cet aparté avec les Pharisiens : « Et appelant de nouveau à lui la foule, il leur dit : … » Le mot employé par Marc est celui du mandement, de la convocation : celui qu’il a utilisé jusqu’à présent pour Jésus vis-à-vis de ses Douze. Maintenant, c’est la foule entière, comme si elle était déjà sienne, acquise, qu’il « convoque » ainsi à se rapprocher. Et que leur dit-il ?

« écoutez-moi tous et faites-le lien [rendez-vous compte]. Rien de ce qui est extérieur à l’être humain et qui rentre en lui, ne peut le « rendre commun » [souiller], mais celles qui viennent à sortir de l’homme sont celles qui « rendent communes » l’être humain. » Il y a d’abord une exhortation à bien comprendre. A écouter (comme il avait fait en commençant son enseignement en paraboles) et à réfléchir ensuite, à faire des liens : c’est le processus de l’enseignement, que nous avons déjà pu détailler. Ce n’est pas un simple avertissement qu’il lance à la foule, mais bien une chose qui d’abord se mémorise puis fait l’objet de dialogues, avec soi-même ou avec d’autres (mais à travers cela, toujours avec lui), pour être vraiment approprié.

La formule à retenir est aisément mémorisable, construite comme une antithèse. Dans tous les cas, il s’agit de repérer ce qui peut « rendre commun« , c’est-à-dire souiller, prostituer, profaner l’être humain, bref : le faire déchoir de son orientation originelle, celle voulue par son Créateur. C’est reprendre le mot des Pharisiens à propos des mains des disciples, les « mains communes » parce que non-lavées, non passées par des ablutions. Mais Jésus prend la question dans toute son ampleur : ce ne sont pas que les mains seules qui risquent la souillure, c’est bien l’être humain tout-entier. Ne faisons pas de mesquinerie en ces matières, prenons la question dans toute sa force et son ampleur.

Mais au fond, qu’est-ce que cette « souillure » ? De quoi parle-t-on ? Il me semble que le mot choisi par Marc, peut-être écho du mot choisi par les Pharisiens eux-mêmes mais qu’il semble reprendre son compte comme tout-à-fait valable, s’il dit fondamentalement « rendre commun« , s’oppose à ce qui est « à part » : or c’est là le radical sur lequel est formé le mot hébreu <kadosh> (saint), « mis à part« . Si, comme le proclame Isaïe, le dieu est le « seul saint« , c’est-à-dire celui qui est à part de tout, qui ne fait nombre avec rien, qui ne rentre dans aucun classement ni aucune catégorie (raison pour laquelle je préfère, pour ma part, dire toujours « le dieu » que de le nommer « Dieu », car lui donner un nom propre c’est, ce me semble, lui assigner une place), alors pour le rejoindre il faut être aussi « sanctifié« , tiré à part aussi. Et c’est le sens haut, et valable, qui fait s’élever les Pharisiens contre ce qui « rend commun » : ce que Jésus leur a reproché ce n’est pas cela, mais c’est, prétextant ce sublime propos, d’imposer des pratiques qui ne font qu’imposer leur propre pouvoir -et non en elles-mêmes obtenir ce à quoi elles prétendent. Finalement, ce qui se joue dans cet échange avec les Pharisiens puis avec la foule, c’est rien moins que la communion divine, les conditions de possibilité de cette communion.

Et ce qui fait la balance d’après Jésus, ce qui fait le tri, c’est un mouvement, un mouvement entre l’intérieur et l’extérieur de l’être humain. Il y a des choses qui vont de l’intérieur vers l’extérieur, d’autres de l’extérieur vers l’intérieur. Que sont cet « intérieur« , cet « extérieur » ? Ce n’est pas précisé. Et c’est sans doute là un des point principaux qui sont laissés à l’approfondissement, à l’échange et au dialogue. Sans doute il y a des choses qui me sont intérieures parce qu’elles font partie de mon corps ; mais peut-être aussi d’autres, parce qu’elles ont part à mon esprit ? parce que je me les suis appropriées ? Et qu’en est-il de ce que je ne m’approprie pas, même dans mon propre corps ? Mais sans doute y a-t-il des réalités qui me sont intérieures jusqu’à un certain degré, comme par exemple ma famille : elle est évidemment une part importante de moi-même, et pourtant elle peut aussi n’être pas moi ? Je crois que cela ne se tranche pas facilement….

Quoi qu’il en soit, Jésus énonce que ce qui rend souillé, commun, qui rend inapte à la communion avec le dieu saint, n’est jamais ce qui entre dans l’être humain depuis l’extérieur, mais seulement ce qui sortirait de l’être humain depuis l’intérieur. Rien de ce qui entre, éventuellement quelques choses de celles qui sortent. C’est d’abord une vue résolument optimiste au seul point de vue quantitatif : globalement, l’ensemble de la créature ne rend pas inapte à la communion avec le dieu saint : jamais en ce qu’elle entre en l’homme, et certaines fois seulement en ce qu’elle en sort. Au fond, cela n’a rien d’étonnant quand on y pense : si le dieu saint a destiné sa créature humaine à le rencontrer, comment n’aurait-il pas conçu et produit l’ensemble de la créature pour favoriser une telle sublime destination ?

Rien de ce qui entre : rien de ce que captent nos cinq sens donc. On peut tout entendre, on peut tout voir, on peut tout goûter, on peut tout sentir, on peut recevoir la sensation tactile de tout. C’est magnifique ! Rien de ce qui entre par nos sens. Rien de ce qui entre dans notre intelligence. Rien de ce qui provoque nos émotions. Rien de ce qui pénètre dans notre corps. Jésus ne dit pas que cela ne nous trouble pas, ni ne nous remue, ni éventuellement ne nous blesse : mais notre trouble n’est pas la perte de la sanctification (c’est-à-dire de l’aptitude à entrer en communion avec le seul saint). Du reste, Isaïe, toujours lui, n’est-il pas profondément troublé et bouleversé d’avoir la vision du seul saint (Is.6,1-13) ? Je crois que nous n’avons pas fini de ré-examiner notre rapport au monde qui nous entoure et notre ouverture à lui, souvent mêlée de crainte, d’espoir, de dégoût, de colère et de joie…

Ce qui peut rendre inapte à la communion avec le seul saint, ce sont certaines des choses qui sortent de nous. Lesquelles ? Jésus laisse les foules avec cette question, avec cet autre sujet de réflexion et de dialogue. Et c’est justement à ce sujet que les disciples vont l’interroger : ce que nous verrons la semaine prochaine !

Religion ou pouvoir ?(Mc.7,1-13)

Les pharisiens et quelques scribes, venus de Jérusalem, se réunissent auprès de Jésus, et voient quelques-uns de ses disciples prendre leur repas avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées. – Les pharisiens en effet, comme tous les Juifs, se lavent toujours soigneusement les mains avant de manger, par attachement à la tradition des anciens ; et au retour du marché, ils ne mangent pas avant de s’être aspergés d’eau, et ils sont attachés encore par tradition à beaucoup d’autres pratiques : lavage de coupes, de carafes et de plats. Alors les pharisiens et les scribes demandèrent à Jésus : « Pourquoi tes disciples ne suivent-ils pas la tradition des anciens ? Ils prennent leurs repas avec des mains impures. »

Jésus leur répondit : « Isaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me rendent un culte ; les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. Vous aussi, vous laissez de côté le commandement de Dieu, pour vous attacher à la tradition des hommes. » Il leur disait encore : « Vous rejetez bel et bien le commandement de Dieu pour établir votre tradition.  En effet, Moïse a dit : Honore ton père et ta mère. Et encore : Celui qui maudit son père ou sa mère sera mis à mort. Mais vous, vous dites : Supposons qu’un homme déclare à son père ou à sa mère : “Les ressources qui m’auraient permis de t’aider sont korbane, c’est-à-dire don réservé à Dieu”, alors vous ne l’autorisez plus à faire quoi que ce soit pour son père ou sa mère ; vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous transmettez. Et vous faites beaucoup de choses du même genre. »

Voilà maintenant un épisode qui ne semble pas avoir de lien organique avec ce qui a précédé. Cela veut donc dire qu’après avoir cherché à comprendre ce que l’épisode nous dit en lui-même, il faudra tâcher de comprendre pourquoi Marc l’a inséré là et comment cela construit plus largement ce que son récit cherche à faire passer.

Notre épisode comporte clairement deux temps, l’un qui tient à une interpellation de Jésus par les Pharisiens, l’autre à la réponse que leur fait Jésus. « Et se rassemblent près de lui les Pharisiens et certains des scribes venus de Jérusalem. » Nous avons affaire à des spécialistes, des gens versés dans l’étude des Ecritures et très attentifs à l’observance des règles qui, selon, eux, font les membres authentiques du peuple du dieu. Le rassemblement n’a manifestement rien de fortuit : il ne peut être que concerté. Il n’est pas forcément mal intentionné, mais on se souvient tout de même que, dans les éléments précédents de son récit, les Pharisiens et les scribes (d’accord d’ailleurs avec les gens d’Hérode) ont mis un peu Jésus sous surveillance.

« Et voyant certains de ses disciples avec des mains communes, c’est-à-dire non-lavées, qui mangeaient leur nourriture…, l’interrogèrent les Pharisiens et les scribes : … » Ils constatent une pratique des disciples, ou plutôt une non-pratique, et cela amène de leur part une question. Question qui semble moins tenir d’une envie de comprendre que d’une demande d’explication valable. On se souvient que, dans les tout-débuts à Capharnaüm, des Pharisiens et des disciples de Jean étaient venus ensemble, eux qui pratiquaient le jeûne, pour demander à Jésus pourquoi ces disciples ne semblaient pas avoir la même pratique (Mc.2,18-20 cf. Le sens de la pratique religieuse). Il se passe la même chose, mais à propos d’une autre de leurs pratiques, celle de se laver les mains. Et puis ce n’est pas tout-à-fait le même groupe : les Pharisiens ne sont plus maintenant alliés avec les disciples de Jean mais avec des scribes : ils ont pris avec eux des experts des Ecritures, ils veulent appuyer leur argumentation de manière certaine.

Marc fait une longue incise pour ceux de ses lecteurs qui ne connaissent pas bien ce que sont les Pharisiens : « Les Pharisiens en effet, et tous les Juifs, s’ils ne se lavent pas soigneusement les mains, ne mangent pas, commandant la tradition des plus anciens  ; et au retour du marché, s’ils ne se baignent pas ils ne mangent pas et ils reçoivent beaucoup d’autres pratiques à commander : lavage de coupes, de carafes et de plats. C’est une incise assez précise qui choisit quelques pratiques en montrant, à mon sens, deux choses : d’une, que l’inobservance de ces pratiques d’ablution interdisent pour eux toute ingestion, c’est-à-dire conditionnent la vie et la survie ; de deux, qu’il s’agit de traditions reçues, mais aussi qui s’imposent et qu’ils imposent. Ce qui est dire aussi d’une part que cela vient de pratiques transmises et non de points trouvés dans la loi, d’autre part qu’il y a bien un exercice de pouvoir à travers cette transmission qu’on fait appliquer (le verbe [kratéoo], commander, être le maître, être le plus fort, est employé deux fois tout de même !).

Vient alors la question des Pharisiens et des scribes à Jésus : « par suite de quoi tes disciples ne marchent-ils pas selon la tradition des plus anciens, mais mangent leur nourriture avec des mains communes ? » Si les mains ne sont pas lavées, elles sont des mains « communes », les mains de-tout-le-monde, et non mises part par une ablution. On reconnaît le souci de mise-à-part des Pharisiens. Ils sont conscients qu’il s’agit d’une tradition, mais cela ne leur fait pas peur, elle vient des plus anciens et est revendiquée comme telle, cela suffit à la légitimer à leurs yeux. On a « toujours » fait comme ça, donc on doit « toujours » faire comme ça. Et cette tradition s’impose à tous, dans leur esprit : il faut pouvoir rendre compte de raisons pour lui échapper. C’est exactement la portée de leur question : « Par suite de quoi…? » La question suppose un agent, interne (une volonté) ou externe (une cause), et veut le connaître.

Jésus parle à son tour. Mais Marc se garde de dire qu’il répond, il écrit simplement « Il leur dit… » A vrai dire, il s’agit plutôt d’un commentaire, d’une réaction, que d’une réponse. Jésus s’appuie d’emblée sur l’Ecriture, non sur une tradition. Il caractérise pour commencer ceux qui interrogent, prend de la distance avec la question en re-situant ceux qui la posent. C’est un procédé réthorique classique. « Il leur dit : il a bien prophétisé, Isaïe, au sujet de vous autres hypocrites, lorsqu’il a écrit : Ce peuple-ci m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. C’est en vain qu’ils me vénèrent quand les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. » Il leur applique la « définition » qu’Isaïe donne des hypocrites : faire passer pour une vénération du dieu l’application de préceptes qui ne sont pas de lui mais des hommes. Et à travers cela, ne développer qu’un culte extérieur, apparent, mais qui n’engage pas le cœur.

Les préceptes du dieu sont évidemment à chercher dans sa parole, non dans des habitudes fussent-elles immémoriales. Ce que le dieu a dit a bien pu rester depuis toujours inouï, et donc jamais appliqué : s’appuyer sur les pratiques immémoriales des hommes, c’est supposer leur fidélité, au moins initiale : mais qu’est-ce qui légitime une telle approche ? Rien à vrai dire, en tous cas pas les écritures-mêmes, qui racontent plutôt une infidélité originelle. Et il ajoute clairement : « Après avoir délaissé le commandement du dieu, vous imposez la tradition des hommes« . C’est dénoncer tout un processus religieux, où l’exercice de puissance de certains se fait au détriment du dieu et de son commandement : car la condition d’imposer les habitudes humaines, c’est le passage sous silence du commandement du dieu. Voilà qui nous invite à expurger toutes nos pratiques religieuses… Peut-être même à prendre nos distances avec l’idée même de « religion » : on parle de « religion chrétienne », et c’est certes ce qu’elle est devenue. Mais était-ce-là l’intention originelle de Jésus, forger une « religion » ? On voit plutôt que non : au contraire la « foi chrétienne » est une force pour porter un regard critique sur la « religion ».

Mais Jésus n’en reste pas là, il ne se contente pas (c’était déjà beaucoup !) de cette prise de distance avec l’exigence des Pharisiens, dénoncée comme un acte de puissance tout-à-fait illégitime : « Et il leur dit : vous violez bien le commandement du dieu, dans le but d’établir votre tradition… » Les mots sont de plus en plus forts : le commandement du dieu n’est pas seulement passé sous silence, il est violé. Et cela n’est pas fortuit, mais présenté comme intentionnel (« dans le but de« ) et à leur propre avantage (« votre tradition« ), les plus anciens n’étant au fond qu’un prétexte. Il faut reconnaître que, religieusement parlant, le recours aux pratiques « de toujours » sont le plus souvent un bon prétexte pour faire les choses comme on en a toujours eu envie…!

Mais Jésus donne des exemples : « Moïse dit en effet : ‘honore ton père et ta mère’, et : ‘celui qui maudit son père ou sa mère sera destiné à la mort’. Mais vous, vous dites : si un homme dit à son père ou à sa mère : korban (c’est-à-dire « don [au dieu] ») est ce par quoi j’aurais pu t’être utile, vous le déliez de faire quoi que ce soit pour son père ou sa mère, annulant la parole du dieu par votre tradition que vous transmettez : et vous faîtes beaucoup de choses du même genre. » L’exemple est parlant : le dieu est en quelque sorte instrumentalisé par cette puissance religieuse, il est prétexte, autorité incontestable derrière laquelle d’autres se voilent, et pour faire quoi ? exactement le contraire de ce que la parole du même dieu dit expressément.

Au total, les Pharisiens et les scribes se sont avancés tout prêts à demander des comptes à Jésus sur la non-application par ses disciples de pratiques auxquelles ils contraignent tout le monde. Mais Jésus, dans sa manière de leur adresser la parole, a finalement dénoncé leur manière d’exercer un pouvoir, en effaçant l’autorité du dieu pour établir la leur, tout en prétendant réclamer une obéissance et une observance au nom du dieu. Et il a dénoncé par cela même une vénération toute extérieure de leur part, parce qu’elle n’est pas précédée par une recherche personnelle de la parole du dieu. Cela peut nous faire beaucoup réfléchir, encore une fois, sur nos observances, sur leur validité ou non, sur le regard que nous jetons à ceux qui ne les partagent pas, etc. Les pratiques ne sont pas condamnées en soi : simplement, elles sont de second plan, essentiellement.

Quant à répondre à la première question qui est née pour nous, à savoir pourquoi Marc a placé là ce passage, autrement dit : quel rapport avec les récits en cours ? Il est sans doute encore un peu tôt pour y apporter une réponse, d’autant que la séquence suivante va rester dans le même ton. Attendons donc d’en avoir fini avec elle aussi pour y revenir. Mais d’ores et déjà, nous voyons que ce qui se joue ici est un jeu de pouvoir, un rapport au pouvoir : or c’est exactement à cela que Jésus travaille à éduquer les Douze, depuis quelques temps. C’est donc sans doute dans cette direction qu’il nous faudra chercher…