Chercher Jésus (Mc.6,53-56)

Après la traversée, abordant à Génésareth, ils accostèrent. Ils sortirent de la barque, et aussitôt les gens reconnurent Jésus : ils parcoururent toute la région, et se mirent à apporter les malades sur des brancards là où l’on apprenait que Jésus se trouvait. Et dans tous les endroits où il se rendait, dans les villages, les villes ou les campagnes, on déposait les infirmes sur les places. Ils le suppliaient de leur laisser toucher ne serait-ce que la frange de son manteau. Et tous ceux qui la touchèrent étaient sauvés.

« Et ayant traversé jusqu’à la terre, ils allèrent à Gennésareth et jetèrent l’ancre. » On voit de suite que cet épisode fait suite directement à celui que nous venons de lire, Marc continue un même récit. Ils étaient tous en mer, et les voilà qui arrivent à terre. Notons que Jésus avait envoyé les Douze à Bethsaïde, qui est au nord du lac de Tibériade, à l’est du Jourdain, et que le lieu ici nommé est Gennésareth, qui est plutôt à l’ouest de la même mer, à peu près à mi-chemin entre Capharnaüm est Tibériade. Les deux lieux sont séparés d’environ dix ou douze kilomètres. Il me semble que cela explique la formulation un peu compliquée de Marc : ils sont arrivés à la côte vers Bethsaïde, comme prévu, puis ils ont fait un peu de cabotage en redescendant la côté, ont passé Capharnaüm où les évènements précédents se sont beaucoup déroulé et on jeté l’ancre à Gennésareth. C’est comme s’ils voulaient choisir un nouveau point de départ.

« Et quand ils furent sortis du bateau, [les gens] le reconnaissant aussitôt, ils coururent autour de toute cette région-là et commencèrent à apporter autour [de lui] sur des brancards ceux qui avaient du mal, là où ils entendaient qu’il était. » Si l’intention qui présidait à cette recherche d’un nouveau point de départ était de compter un peu sur l’anonymat, la preuve est faite que ce n’est plus possible ! On reconnaît en effet Jésus aussitôt, et c’est l’origine d’une activité, presque une frénésie, indescriptible. Marc dit littéralement que les gens font le tour de la région en courant, et l’image que j’ai est celle de la fourmilière que l’on a dérangé ! La nouvelle est si importante que, toutes affaires cessantes, on va se dire les uns aux autres qu’il faut profiter de l’aubaine : « il » est là. Cela montre Jésus comme un pôle d’attraction vraiment extra-ordinaire. Cela montre aussi que Jésus ne va pas pouvoir ré-envoyer les Douze deux par deux pour continuer leur formation, il va en avoir trop besoin autour de lui, probablement.

Il se déplace néanmoins, il ne change rien à son propos fondamental d’aller par les villes et les villages, d’aller partout : en témoigne la visée attentive des gens, qui se rendent avec les malades « là où ils entendaient qu’il était. » Jésus veut rejoindre toutes les personnes, et il se donne les moyens qu’il faut : il n’ouvre pas un bureau ou une antenne paroissiale, il se déplace et passe partout. Cela montre aussi la vitesse de propagation de la rumeur, qui doit constituer tout de même un indice suffisamment fiable pour qu’on puisse rejoindre Jésus, voire le précéder, là où il se trouve alors même qu’il est en déplacement. Ceux qui « cherchent à revenir » vers leur dieu (rappelons-nous que c’est la visée fondamentale du ministère de Jésus, décrite dès son seuil) cherchent concrètement Jésus, cherchent où il est, et son prêts à se laisser surprendre et déplacer : ils doivent, pour le trouver, entrer dans une disponibilité qui les rende attentifs et confiants dans la parole des autres, mais aussi physiquement en mouvement pour aller le rejoindre.

Et les brancards convergent : cela montre à la fois une belle solidarité entre les gens, entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas, et une attente particulière de ces mêmes gens vis-à-vis des maux, dont ils souhaitent être délivrés. Tout se passe comme si c’était l’attente fondamentale de chacun, d’être « délivrés du mal« . Le mot employé par Marc et que j’ai essayé de rendre par « ceux qui avaient du mal« , est une locution très générale, [tous kakoos ékhontas], ceux qui ont [kakoos]. Ce dernier mot désigne le « mal » au sens le plus général, l’adjectif contraire à [kalos] qui désigne ce qui est bien ou beau. Mais la forme est adverbiale : de manière mauvaise. Ainsi, personne n’est mauvais, il s’agit bien du verbe avoir, donc d’une affection et non d’un trait essentiel ; mais ce mal n’est pas tant une chose, qu’une manière d’aller. Autrement dit, Marc ne désigne pas tant telle ou telle origine d’un mal subi, mais plutôt la résultante très subjective chez les personnes qui le subissent.

« Et où qu’il se rende, dans les villages ou dans les villes ou dans les champs, ils plaçaient sur les places publiques les affaiblis et le suppliaient afin qu’ils touchent au moins la frange de son manteau ; et tous, s’ils la touchaient, étaient préservés. » Trois lieux sont énumérés, dans lesquels Jésus se rend : de manière privilégiée, les villages : là où sont les « petites gens », les oubliés ou les laissés pour compte. Mais aussi les villes, là où la société est plus composite, où il y a des pouvoirs et de l’argent mais aussi des pauvretés plus contrastées. Mais Marc nomme aussi les champs : c’est plus étonnant, mais on se rappelle (et peut-être est-ce là un clin d’œil) qu’après l’épisode du lépreux purifié, « il ne pouvait plus se montrer en ville« . L’impact de ce qui tourne autour des guérisons est tel qu’il a toujours cet effet de « mise à l’écart ».

Les places publiques, ou les marchés (le mot est le même), sont évidemment plutôt en ville. On voit très bien la scène que ce grand coloriste qu’est Marc nous laisse voir : Jésus et les siens entrent en ville, et déjà la place publique est encombrée de brancards, de personnes atteintes de toutes sortes de maux, de gens « sans force physique » ou « sans vigueur », et qui supplient. On entend les cris monter immédiatement, pleins d’espoirs mais aussi lancinants et, disons-le, terriblement « dérangeants » comme le sont toujours les cris qui viennent de la souffrance pour les gens bien portants. Jésus n’a pas, on l’a dit en commençant, changé de projet, il vient avant tout porter la parole, mais voilà que toujours il rencontre d’abord ceux qui attendent de lui autre chose, la guérison, la vigueur, l’élan.

Leur demande est toujours nuancée de superstition, avec cette demande de « toucher l’extrémité de son manteau« , comme s’ils ne voulaient pas « déranger », comme s’ils avaient déjà imaginé ce qu’ils devaient faire pour profiter discrètement du passage de Jésus, entrer en contact avec lui sans entrer vraiment en dialogue avec lui. On ne sait pas la réponse de Jésus : Marc ne nous en parle pas. Il nous signale simplement que en effet, s’ils parvenaient à faire ce qu’ils demandaient, ils étaient systématiquement et tous rétablis dans leur vigueur. C’est toujours la logique du « fais-toi confiance », du « ta foi t’a sauvée » : pas de commentaire, pas de directive, pas non plus d’abus de faiblesse en profitant de la situation (ce serait si facile !) pour obtenir des demandeurs je-ne-sais-quelle démarche ou aveu. Ils font ce qu’ils ont en tête, ils vont au bout de le ur démarche, et c’est cela qui leur obtient ce qu’ils désirent tant et pour quoi on les a aidés.

Finalement, nous avons en tout cela une sorte de résumé général de la situation de Jésus et de la foule.

L’école du missionnaire (Mc.6,45-52)

Aussitôt après, Jésus obligea ses disciples à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive, vers Bethsaïde, pendant que lui-même renvoyait la foule. Quand il les eut congédiés, il s’en alla sur la montagne pour prier. Le soir venu, la barque était au milieu de la mer et lui, tout seul, à terre. Voyant qu’ils peinaient à ramer, car le vent leur était contraire, il vient à eux vers la fin de la nuit en marchant sur la mer, et il voulait les dépasser. En le voyant marcher sur la mer, les disciples pensèrent que c’était un fantôme et ils se mirent à pousser des cris. Tous, en effet, l’avaient vu et ils étaient bouleversés. Mais aussitôt Jésus parla avec eux et leur dit : « Confiance ! c’est moi ; n’ayez pas peur ! » Il monta ensuite avec eux dans la barque et le vent tomba ; et en eux-mêmes ils étaient au comble de la stupeur, car ils n’avaient rien compris au sujet des pains : leur cœur était endurci.

« Et aussitôt il obligea ses disciples à embarquer dans le bateau et à le précéder à Bethsaïde, jusqu’à ce que lui-même ait libéré la foule. » Notre épisode fait évidemment et naturellement suite au précédent, et comme nous l’avons déjà vu, le « aussitôt » de Marc indique à la fois un lien organique avec ce qui précède et une étape ultérieure. Ce qui m’étonne ici, c’est la contrainte exercée par Jésus sur les Douze (ou les disciples, mais rappelons-nous que la terminologie de Marc n’est pas arrêtée) : ce n’est pas dans ses habitudes, vis-à-vis de qui que ce soit ! Qu’est-ce qui lui prend ?

Rappelons-nous que, dans l’épisode précédent, c’étaient bien les Douze qui voulaient qu’il contraigne les gens de la foule à s’en aller. Voilà qu’il leur applique à eux ce que eux lui demandaient pour elle ! Est-ce pour, après coup, leur faire expérimenter la valeur de ce qu’ils demandaient ? Est-ce pour une autre raison, liée à ce qui vient de se passer, et qu’il nous faudra deviner ? Je pencherais assez pour la première raison, parce que non content de les contraindre à s’en aller (ce qu’ils demandaient pour la foule), il leur demande aussi de le « précéder », ce que précisément cette même foule avait fait : tout se passe comme s’il souhaitait leur faire éprouver les mêmes choses, comme s’il n’en avait pas fini avec eux de l’enseignement qu’il leur livre -et nous avons vu que, dans cette nouvelle partie de son évangile, Marc nous montre les Douze désormais en mission, comme démultipliant la présence de Jésus en mission : il faut qu’ils apprennent cette nouvelle position- .

Pendant ce temps, lui se charge, une fois encore, de la foule. Il les a laissé au repos en débarquant et s’est occupé d’enseigner la foule, maintenant il les renvoie et se charge de la foule. C’est comme s’il ne pouvait pas encore la leur confier. Et il ne va pas la « renvoyer », il va « délier », « libérer » la foule. Serait-elle donc prisonnière ? Oui, non : elle est tout de même redevable. Car il les a nourris, et ils ne vont pas tarder, de bouche à oreille, à se dire comment. Et lui ne veut avoir sur la foule aucun empire, aucune emprise : il veut les délier. Il ne faut pas qu’ils se sentent attachés à un gourou ni à un thaumaturge, seule la recherche de la parole, la recherche de leur dieu, l’intéresse. Il y a chez Jésus une chasteté saisissante, d’autant plus fascinante pour nous que tombent les gourous et les thaumaturges, les figures qui ont pu en ces temps actuels nous séduire ou s’imposer comme des repères. Décidément, il n’y a que Jésus qui mérite d’être suivi et imité. Et lui-même ne cesse de nous délier de tout attachement ou de toute obligation, de toute servitude à son égard, pour que nous allions vers le dieu. Quelle magnifique cohérence que celle du personnage dont témoigne Marc !

« Et s’étant séparé d’eux, il partit dans la montagne prier. » Comment Jésus fait-il ? Simple : il ne les renvoie pas, c’est lui qui se sépare d’eux. Et il part dans la montagne, lieu connu de tous dans son symbolisme de rencontre avec le dieu unique, il fait lui-même le chemin qu’il souhaite voir faire à tous. Qui pourrait lui refuser cette séparation ? Or elle ne laisse personne orphelin ou abandonné, elle signifie à chacun vers quelle rencontre il est appelé à se rendre, elle remet chacun, par l’exemple, sur le chemin intérieur le plus profond, celui qui les a tous fait vouloir le précéder en ce lieu désert.

« Et le soir venu, le bateau était au milieu de la mer, et lui seul sur la terre. » Retour à ce nouvel enseignement de Jésus aux Douze : maintenant, c’est eux et lui. La situation est là aussi celle d’une séparation. Le soir venu, c’est chez le Juifs la nouvelle journée qui est entamée, il s’agit donc d’un jour nouveau qui commence. Et cette journée les voit : eux, au milieu de la mer, lui, seul sur la terre. Ils sont les plus nombreux, et pourtant on a d’emblée l’impression qu’ils sont les plus seuls. C’est que la mer, si elle est un milieu fréquenté par l’homme, n’est pas pour autant un milieu naturel pour lui. Sur la terre, avec ses deux jambes, Jésus repose sur une base solide, ferme, assurée ; sur la mer, les Douze sont sur une base instable, mouvante, incertaine. Et sans doute ce grand narrateur qu’est Marc nous raconte-t-il ainsi où en sont respectivement Jésus et les Douze devant la même mission : lui assuré, eux incertains. Les faits dessinent pour Marc une sorte de parabole.

« Et les voyant mis à l’épreuve dans la conduite [du bateau] -le vent leur était en effet contraire-, autour de la quatrième veille de la nuit il vint à eux en marchant sur la mer, et il souhaitait s’approcher d’eux. » Je ne sais pas bien comment il fait pour voir jusqu’en mer, la nuit : à moins qu’il ne faille prendre le verbe « voir » au sens de comprendre, comme quand on dit : « Je vois ce que vous voulez dire » (et le grec connais cette nuance de sens pour ce verbe). Sans doute il comprend, au vent qui lui vient au visage, qu’il est contraire à leur marche : il les a maintenant assez vus manœuvrer en bateau pour savoir. Mais il ne se dépêche pas de venir, il ne vole pas à leur secours : comme dans l’épisode de la tempête, il les laisse à leur expérience, à leur savoir-faire. Lui leur fait (toujours) confiance, et eux aussi doivent se faire confiance en son nom, c’est la base. Ce n’est qu’à la « quatrième veille », la dernière relève de la garde pendant la nuit, celle qui finit avec le jour, qu’il vient à eux.

Sa venue est assez particulière pour nous, puisqu’il « marche sur la mer » ! Mais Marc ne s’attarde pas, ce n’est qu’une circonstance : pour lui, c’est tout simple. Et dans les éléments que nous avons détaillés au préalable, si nous avons bien compris Marc, c’est simplement qu’il ne perd rien de sa propre fermeté ou assurance en les rejoignant dans leur incertitude et leur instabilité. Eux sont à la peine dans l’exercice de leur mission, mais lui les y rejoint : c’est de lui que leur mission si peu assurée tient toute efficacité et authenticité. Si des personnes sont bien rejointes et aidées dans l’exercice de leur mission, c’est parce qu’il les rejoint « en marchant sur la mer ». Et il me semble que nous aussi, chaque fois qu’au milieu des difficultés ou des circonstances contraires, les choses auxquelles nous tenons le plus au fond de nous-mêmes s’accomplissent, nous marchons sur la mer : ou peut-être faut-il dire plus justement que c’est lui qui marche sur la mer, confession du croyant qui reconnaît à la fois son désir, l’accomplissement de celui-ci, et sa propre impuissance à l’accomplir par lui-même…

« Et il souhaitait s’approcher d’eux. ». Ce trait est plus souvent traduit « et il voulait les dépasser » : c’est une traduction possible, bien sûr. Mais il me semble qu’un Jésus qui ferait la course, en quelque sorte, serait aussi un Jésus qui nargue. Un peu, au moins. Il me semble plus cohérent, s’il les sait en difficulté, s’il vient à eux, et si finalement il monte dans le bateau avec eux, qu’il veuille s’approcher…

« Eux cependant, en le voyant marcher sur la mer pensèrent que c’était une vision, et ils poussèrent des cris : tous en effet l’avaient vu et ils étaient terrifiés. » Changement de point de vue : les marins parmi les Douze ont déjà sûrement récupéré en mer des malheureux, ils ont déjà vu de ces têtes qui surnagent encore, mais pour combien de temps ? Et ce sont eux qui, avec difficulté mais générosité, manœuvrent pour aller les sauver. Mais quelqu’un qui domine à ce point les difficultés qu’ils affrontent, cela ils ne l’ont jamais vu : d’où la « vision » ! Ce doit être dans leur tête (c’est le propre d’une vision), et non être réel. Mais si c’est une vision, certains peuvent l’avoir, mais d’autres non, et ceux-ci expliqueront à ceux-là qu’en effet, ce n’est pas réel. Or si tous la voient, cela devient terrifiant : comment faire la part du réel et de l’imaginaire ?! Et c’est là que naît la terreur, quand on n’arrive plus à décider de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas : c’est le ressort même du fantastique ! Et c’est ce qui peut se passer pour le croyant s’il ne confesse en même temps les trois temps que j’ai déjà énoncés : son désir profond, l’accomplissement de celui-ci, et son impuissance à l’accomplir par lui-même.

« Mais lui aussitôt parla avec eux, et leur dit : ayez courage [confiance], c’est moi. N’ayez pas peur. » Par la parole, il brise l’incertitude du fantastique : ce qui frappe leurs oreilles est bien réel. La parole reste toujours première chez Jésus, c’est pourquoi il a tout de suite voulu parler à la foule en débarquant, c’est pourquoi il lui a parlé pour se séparer d’elle, c’est pourquoi il leur parle pour commencer -ou recommencer-. Et les Douze aussi auraient pu commencer à parler aussi à la foule, cela aurait tout changé après. Il leur dit d’avoir confiance, ou d’avoir courage (les deux traductions sont possibles), et que c’est bien lui. Cela aussi aurait pu habiter les Douze, de savoir que c’était lui qui parlait à la foule : ils auraient au moins patienté pour voir… Et qu’ils n’aient pas peur. La peur grève tout. Elle empêchait les Douze de rester sereins au soir tombant, devant la perspective de devoir nourrir la foule, d’où l’entrée en concurrence ou en opposition avec elle.

« Et il embarqua avec eux dans le bateau et le vent tomba, et ils étaient profondément chamboulés [hors d’eux-mêmes] en eux-mêmes. Ils ne faisaient en effet pas le rapprochement avec les pains, mais leur coeur était endurci [encalaminé, sclérosé]. » Quand il est avec eux, il n’est plus rien de contraire. Le vent tombe. S’ils avaient cru qu’il était avec eux, le vent serait déjà tombé, suggère Marc. Mais là, ils sont tout retournés, tout leur paraît extraordinaire, et ils ne savent plus « où ils habitent ». Et pour finir, Marc nous explique que nous avons pris la bonne piste au début, en faisant le rapprochement avec l’épisode des pains : en suivant cette piste, nous comprenons ce qu’alors les Douze ne comprennent pas, qu’il s’agit bien d’une leçon : la mission confiée par Jésus, la mission même de Jésus, ne se mène qu’avec le courage et la confiance, la conscience qu’il est là, et le rejet de toute peur.

On ne peut pas les renvoyer : la logique de l’unité (Mc.6,35-44)

Déjà l’heure était avancée ; s’étant approchés de lui, ses disciples disaient : « L’endroit est désert et déjà l’heure est tardive. Renvoie-les : qu’ils aillent dans les campagnes et les villages des environs s’acheter de quoi manger. » Il leur répondit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Ils répliquent : « Irons-nous dépenser le salaire de deux cents journées pour acheter des pains et leur donner à manger ? » Jésus leur demande : « Combien de pains avez-vous ? Allez voir. » S’étant informés, ils lui disent : « Cinq, et deux poissons. » Il leur ordonna de les faire tous asseoir par groupes sur l’herbe verte. Ils se disposèrent par carrés de cent et de cinquante. Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et, levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction et rompit les pains ; il les donnait aux disciples pour qu’ils les distribuent à la foule. Il partagea aussi les deux poissons entre eux tous. Ils mangèrent tous et ils furent rassasiés. Et l’on ramassa les morceaux de pain qui restaient, de quoi remplir douze paniers, ainsi que les restes des poissons. Ceux qui avaient mangé les pains étaient au nombre de cinq mille hommes.

Dans la suite exacte de ce qu’il nous a narré, Marc nous dessine plus précisément encore les rapports de ces trois pôles qui naissent dans cette nouvelle partie de son œuvre. « Et déjà, comme un temps considérable était passé, les disciples s’approchèrent de lui et dirent : « le lieu est désert et déjà le temps est avancé : renvoie-les, …. » Nous retrouvons immédiatement nos trois « pôles » apparus précédemment : Jésus, la foule, les Douze, chacun avec sa logique. Jésus enseigne les foules ; les foules sont venues le trouver. Mais les Douze ? Marc dit « les disciples » : s’agit-il bien des mêmes ? Deux réponses sont possibles : ils ne s’agit pas des mêmes, l’appellation « les disciples » désigne un groupe plus large que les Douze. Et nous n’avons pas les fameux trois pôles. Ou alors il s’agit bien des mêmes, mais Marc n’a pas une nomenclature très fixée, très précise. Je penche pour cette deuxième solution, à cause de la succession très cohérente du texte à ce détail près. D’autres études (que je t’épargne, cher lecteur) montrent que le vocabulaire « ecclésiologique » de Marc n’est pas du tout aussi rigoureux que celui d’un Luc, par exemple.

Du reste, ces disciples s’approchent de lui, ce qui est sans doute une performance à cause de la foule, mais peut-être aussi un indice d’une proximité reconnue qui fait s’écarter à leur passage. Et il lui disent : « Le lieu est désert…« , ce qui ne manque pas d’ironie. C’est un rappel certes de l’intention première, deux fois répétée auparavant : mais qui pourrait encore dire que ce lieu est désert ? Est-ce un brin de mauvaise foi qui est suggéré par Marc chez les Douze ? Ou bien, tout simplement, s’agit-il pour eux, étant donné ce à quoi ils veulent parvenir, de faire remarquer l’état initial de ces lieux : sans habitant fixé, et donc sans ressource propre pour ceux qui s’y aventurent sans « pique-nique » ? Ils font remarquer aussi un autre état de fait, que « le temps est avancé » : ils étaient venus pour être avec Jésus, à part, et voilà qu’il y a plein de monde et qu’ils ne l’ont pratiquement pas vu, absorbé qu’il était par la foule dont la présence l’avait, on s’en souvient, « pris aux tripes« .

Mais voilà aussitôt leur demande : « …renvoie-les, afin que repartant dans les champs aux alentours et les villages, ils fassent pour eux leur marché de quelque chose à manger.« L’argument final est qu’ils doivent aller chercher à manger. Pas un mot sur la faim plus grande encore qu’avaient tous ces gens de rencontrer Jésus seul à seul (chacun ayant compris qu’ils pouvaient bien tenter le coup, en les voyant s’en aller en bateau) : ignorance volontaire, ou solide bon sens ? En tous cas, « on » s’est occupé d’eux, il est temps maintenant qu’ils aient soin chacun de soi-même. Il y a une limite à tout.

Et surtout, ce mot insistant : « Renvoie-les, afin que repartant » Il s’agit de deux verbes qui sont composés avec le préverbe [apo-]qui signifie clairement un départ, un éloignement à partir du point repéré. Ils sont renvoyés.

Ce mot, je l’avoue, résonne terriblement à mes oreilles dans les temps présents. On veut faire partir ceux dont la présence n’arrange pas : dehors, ceux qui n’arrivent pas à trouver du travail ! Dehors, ceux qui bénéficient d’aides sociales ! Dehors, ceux dont on dit qu’ils « profitent » de la société ! Dehors, ceux qui ont risqué leur vie pour échapper à la guerre ! Dehors, ceux qui ont risqué la vie et celle de leurs enfants pour franchir en pleine hiver des cols alpins extrêmement dangereux ! Dehors, les Misérables (dirait Victor Hugo) ! Je suis atterré par l’égoïsme terrible de notre bout de planète, qui vit au dépend des autres, qui est incapable de vivre sans tirer d’ailleurs ses ressources, mais qui refuse absolument, après avoir pendant plusieurs siècles, occupé une bonne partie de la planète en lui imposant sa domination, qui refuse absolument le moindre partage avec le reste de l’humanité. Moyennant quoi, c’est nous qui nous déshumanisons à vive allure, faute de reconnaître nos frères en humanité.

Je relis la préface que Primo LEVI écrit à son livre bouleversant « Si c’est un homme » : « Beaucoup d’entre nous, individus o peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que « l’étranger c’est l »ennemi ». Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le Lager […] Puisse l’histoire des camps d’extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d’alarme. » Et il me semble que, plus que jamais, nous sommes dans cette terrible logique, gagnés par l’amour de l’argent, gagnés aussi par l’idée que seuls comptent ceux qui par leur travail font « tourner la machine » . Ceux qui en profitent d’au-dessus, sont honnis, mais craints : et ils savent tourner les regards vers les autres, ceux d’au-dessous, accusés par tous de tous les maux.

Dans ce « renvoie-les » dit par les Douze, il me semble qu’aujourd’hui, il y a tous ceux-là.

« Mais lui répond et leur dit : donnez-leur vous-mêmes à manger. » C’est d’abord un refus clair et net de les renvoyer : Jésus n’entrera pas dans ce jeu, dans cette logique. Ce n’est même pas envisageable, ce n’est même pas discutable. Or l’ordre peut se comprendre de deux manière, la grammaire l’autorise : soit « Vous-mêmes, donnez-leur à manger« , soit « Donnez vous-mêmes à manger à eux« . Occupez-vous de leur nourriture, ou soyez leur nourriture. La nourriture, c’est ce qui fait vivre et grandir, c’est aussi ce qui, partagé et pris ensemble, crée la communion. C’est ce qui fait vivre les « je » et ce qui fait vivre le « nous ». Après avoir été lui-même cela pour la foule, qui avait faim de son enseignement et de sa rencontre, il enjoint maintenant aux Douze, dans la suite logique de la mission désormais à eux confiée, de faire de même, d’être de même. De se laisser manger, « bouffer ». Ce faisant, il met des mots sur leur peur profonde, sur la nôtre aussi : celle de se « laisser bouffer ». Mais voilà, la réponse n’est pas de se « laisser bouffer » passivement, mais bien de « s’offrir à bouffer », très activement et consciemment ! Quel renversement !

Réaction immédiate : « et ils lui dirent : c’est donc à nous de partir faire le marché de deux cent deniers de pains et leur donner à manger ? » Dans leur logique d’exclusion, quelqu’un doit partir : si ce n’est pas le foule, c’est eux. Et dans cette logique de confrontation (la foule, ou les Douze ?), c’est leur travail, justement, qui devrait pourvoir à toutes ces bouches. Cette logique du partage à grande échelle, aujourd’hui, c’est celle de l’impôt -normalement : si l’Etat fait son travail justement, et n’est pas corrompu par les intérêts privés-. On retrouve ça, dans l’idée qu’il faut s’opposer par principe à l’impôt, à leur augmentation. « Deux cent deniers de pain« , c’est symboliquement le salaire de deux cent journées de travail : c’est un taux d’imposition encore supérieur à celui que nous connaissons, soit dit en passant ! Et voilà les Douze indignés par l’injustice de la situation.

Mais il n’est pas question de justice ou d’injustice, en tous cas par dans cette logique de confrontation, eux ou nous. « Mais il leur dit : combien de pains avez-vous ? Allez voir ! » Et l’on comprend que Jésus n’oppose en rien les Douze et la foule, il n’oppose personne. Le « vous« , ce sont les Douze ET la foule, ce que montre le « Allez voir« . Et il n’est pas question d’aller acheter ou dépenser, ce qui de fait crée des oppositions et des déséquilibres et des injustices : mais ce que l’on a déjà, si on le considérait pour commencer ? « Et renseignements pris, ils dirent : cinq, et deux poissons. » Ils ont aussi compté ce qui pouvait outre le pain se manger. On ne peut pas dire que quiconque ait beaucoup pensé « pique-nique » ou « casse-croûte » en venant. Ils sont partis si vite ! Mais ce n’était pas leur préoccupation, ils cherchaient tout autre chose… Bon, il y a cela. Ce n’est peut-être pas grand chose, mais c’est ce qui a été mis en commun : quelqu’un, ou quelques-uns, parmi la foule et les Douze, sans qu’on sache qui, ont offert à tous ce qu’ils avaient apporté pour eux. Aucun don n’est dérisoire.

« Et il leur prescrivit de les faire tous s’installer par groupe pour manger sur la verte pâture. Et ils se rapprochèrent par groupes de cent et de cinquante.« Il s’agit de faire l’unité, au contraire de diviser et confronter. Les Douze et la foule, les disciples et la foule, tous ensembles, pour manger, c’est-à-dire constituer le « nous ». Les groupes sont assez nombreux, mais pas d’une taille telle qu’on ne puisse faire connaissance : ce sont de petites unités. La « verte pâture » évoque immanquablement l’idée du troupeau, ce qui est un thème récurrent dans les Ecritures par lequel sont dessinés les rapports du dieu avec son peuple, lui le pasteur et eux le troupeau. C’est le modèle suggéré par Marc : être un seul troupeau.

« Et prenant les cinq pains et les deux poissons, il leva les yeux au ciel en rendant grâce et rompit les pains et donna aux disciples afin qu’ils leur offrent, et il divisa les deux poissons pour tous. » Cette fois les disciples sont distingués, mais pour assurer le service. Ils portent la nourriture dans les carrés de cent ou cinquante, où ils vont la manger avec eux. Et c’est bien à partir de ce qui est mis en commun, les cinq pains et les deux poissons, que des parts sont faites, et faites, et faites, de la manière la plus banale qui soit.

« Et tous mangèrent et furent rassasiés, et les morceaux furent ramassés en douze paniers pleins, et aussi du poisson » Le partage a suffit, ce qui était disposé comme le bien de tous, on en a tiré ce qu’il fallait pour tous. Ils ont mangé, et ont été rassasiés (le verbe, d’usage d’abord pour les animaux -les brebis !-, dit vraiment qu’on est « bourré, rempli »), et il en reste même. Tiens ! Autant qu’il y avait d’apôtres, justement ! C’est symbolique… « Et ceux qui avaient mangé étaient cinq mille hommes« , entendez des « masculins » On peut donc évaluer à environ vingt-cinq mille la foule entière. Et Marc ne fait aucun commentaire à ce sujet : ce n’est pas son propos, pas plus que ce n’était pour Jésus une « démonstration ». Sinon celle qu’en ne s’opposant pas les uns aux autres mais en mettant en commun ce que l’on a de commun, on vit bien, et mieux.

Un jeu à trois pôles (Mc.6,30-34)

Les Apôtres se réunirent auprès de Jésus, et lui annoncèrent tout ce qu’ils avaient fait et enseigné. Il leur dit : « Venez à l’écart dans un endroit désert, et reposez-vous un peu. » De fait, ceux qui arrivaient et ceux qui partaient étaient nombreux, et l’on n’avait même pas le temps de manger. Alors, ils partirent en barque pour un endroit désert, à l’écart. Les gens les virent s’éloigner, et beaucoup comprirent leur intention. Alors, à pied, de toutes les villes, ils coururent là-bas et arrivèrent avant eux. En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut saisi de compassion envers eux, parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. Alors, il se mit à les enseigner longuement.

« Et s’assemblèrent les apôtres près de Jésus et ils lui rapportèrent tout ce qu’ils avaient fait et qu’ils avaient enseigné » La parenthèse Hérode / Jean-Baptiste est refermée. Marc a choisi de ne pas suivre avec sa caméra les Douze envoyés par Jésus mais plutôt d’évoquer l’ampleur que prend ainsi son ministère à travers les répercussions politiques de celle-ci, tout en montrant un contraste évident entre la liberté dans laquelle se déploie ce ministère et la vie qu’il suscite d’une part, et les contraintes dans lesquelles s’enferme le pouvoir, ainsi que la mort qu’il finit par infliger, d’autre part. Je dis bien « le pouvoir », car il est apparu clair que Jésus ne cherche à en exercer aucun, d’aucun type (ce qui devrait faire beaucoup réfléchir ceux qui se réclament de son héritage).

Et Marc reprend son fil avec le « retour » des Douze, désormais désignés comme ses « envoyés« , ou ses « apôtres » : ils s’assemblent (c’est le mot qui donne notre synagogue : il s’agit d’un rassemblement vu depuis le centre autour duquel on se rassemble, avec la dynamique d’être ensemble) auprès de Jésus, avec la préposition [pros] qui marque une dynamique, une orientation. Il s’agit pour les Douze de se retrouver, et de le faire orientés vers le Maître. Et cet état ne leur suffit pas, ils y ajoutent des mots, un compte-rendu à la fois de leur action et de leurs paroles. Fait notable, Marc parle de « ce qu’ils ont enseigné » : jusqu’à présent, ce mot était réservé à Jésus. Il ne l’a pas employé dans la mission qu’il leur a donnée. Mais au retour, les Douze disent que c’est ce qu’ils ont fait. Avec ce que nous avons précédemment creusé, nous pouvons comprendre qu’ils ont eux aussi donné par la parole des éléments faciles à mémoriser (peut-être en redisant les comparaisons inventées par Jésus ? Peut-être en inventant les leurs ?… mais ce dernier cas apparaît moins probable), et que cela prête désormais à approfondissement et dialogue, avec toutes sortes de partenaires, aboutissant finalement à Jésus lui-même. Et l’on s’aperçoit que cette notion si importante d’enseigner s’élargit : d’autres peuvent en être acteurs, on ne sait pas très bien avec quels mots, mais le double temps reste fondamental et l’aboutissement à l’échange se produisant avec Jésus (immédiatement ou à travers diverses médiations) demeure fondamental.

« Et il leur dit : venez vous-mêmes à part dans un lieu désert et reposez-vous un peu. » C’est la réaction du Maître au compte-rendu de ses envoyés. Il ne fait pas de commentaire, il ne porte pas de jugement, il ne délivre pas d’appréciation, il n’évalue pas les compétences, ou les niveaux de compétences, de ses envoyés, mais il a le souci de les prendre à part, dans un lieu désert, et qu’ils se reposent (un peu). A part, sans doute avec lui de manière privilégiée, mais aussi à l’écart de cette foule aux aléas et aux risques de laquelle ils ont été à leur tour livrés. Dans un lieu désert, justement pour y échapper. La mission qu’ils ont effectuée est d’emblée et d’expérience perçue par lui comme éprouvante. Sans doute aussi compte-t-il sur ce temps pour que chacun prenne mieux conscience de ce qu’il a vécu et en tire pour lui-même les enseignements : je trouve toujours magnifique comme il compte sur le travail intérieur de la vie en chacun pour faire avancer. Il se tient là, disponible, pour quand chacun le souhaite : pour éclairer, pour dialoguer, pour écouter simplement.

Marc ajoute « Les arrivants et les partants étaient en effet nombreux, et on ne trouvait pas l’occasion de manger. » Manifestement, autour de Jésus, la foule s’est maintenue aussi : il n’est pas « resté tranquille » pendant que les Douze étaient en mission, il n’a pas chômé. De sorte qu’en revenant auprès de Jésus, les Douze n’échappent pas à la foule, dont pourtant Marc suggère qu’ils en ont affronté une aussi, autant qu’ils étaient. Marc nous fait aussi vivre cette foule : on découvre qu’elle n’est pas constante, qu’elle est faite de gens qui arrivent et de gens qui s’en vont. Il ne s’agit pas de gens qui campent là, qui sont à demeure autour de Jésus, comme les images les représentent souvent. Les gens viennent pour un moment, ils ont à faire ici, mais ils ont aussi d’autres occupations et y retournent. Cela est loin d’alléger, car « on ne trouvait pas l’occasion de manger » : si pour les passants il s’agit d’un simple passage, dans une vie qui a trouvé moyen de s’organiser en tenant compte de ce déplacement plus ou moins long, plus ou moins durable, il n’en va pas de même pour celui et ceux autour desquels se fait l’attroupement. Pour eux, s’est une foule présente en permanence, même si différemment composée ! Et organiser sa vie devient difficile et éprouvant. Partir à part, c’est un peu le réflexe de survie que nous avons déjà vu, quand Jésus s’est retiré dans la montagne et qu’il a « fait les Douze ». L’invitation qu’il leur fait au repos, c’est un peu cette fois « refaire les Douze ».

« Et il s’en allèrent dans le bateau dans un lieu désert à part.« Les Douze comprennent bien l’invitation, et la répétition des mêmes mots fait contraste avec la fois précédente, celle où ils ont cru bien interpréter les mots de Jésus. D’eux vient l’idée de partir en bateau (à moins que Jésus ait continué, même seul, de parler depuis un bateau), mais le « lieu désert » et « à part » viennent mot pour mot de Jésus.

« Et ils les virent qui s’en allaient et beaucoup comprirent et à pied depuis toutes les cités ils coururent ensemble là-bas et les précédèrent. » Quand ils étaient montés dans la montagne, on ne sait pas ce que les foules avaient fait, quelle avait été la réaction des gens. Mais sans doute, maintenant, ils ont appris. Les gens ont regardé le bateau qui s’éloignait, et ils ont compris et même décidé (le verbe signifie les deux choses à la fois). Ils ont compris que c’était le lieu désert qui était recherché, ce qui montre qu’ils ont conscience d’être nombreux. Probablement, comme souvent, chacun estime sa démarche légitime, mais est plein de compassion du fait du nombre : les autres exagèrent, ils devraient être moins présents. Donc, s’il est légitime que le Maître fuie la foule, ce n’est pas grave si juste moi, je vais le trouver encore : je serai tout seul à l’écart avec lui, et à part de tous ces gens qui exagèrent.

Et Marc nous montre l’élan de tous ces gens qui voudraient être seuls avec Jésus, qui partent de partout : cette fois, l’idée du rassemblement n’est pas par rapport au principe qui rassemble comme tout-à-l’heure les Douze, mais rapport à la diversité d’origine de chacun. C’est sur ce modèle-là que Paul de Tarse forgera le concept d’ [ekklésia], qui signifiera le rassemblement, mais en tant qu’il est issu de la diversité. Marc n’en fait pas encore un concept, mais il peint l’image, et avec un mélange d’élan (« ils coururent« ) et de pauvreté de moyens (« à pied« ) : tous ces gens se précipitent, chacun soulevé par l’espoir d’être seul avec le seul, d’avoir enfin un libre et plein accès à Jésus. L’élan est tel qu’ils arrivent les premiers. Et l’intuition et la compréhension ont été si profonds et si justes, qu’ils sont bien au point d’arrivée, du premier coup.

« Et en débarquant il vit une foule nombreuse et il fut pris aux tripes à leur propos, parce qu’ils étaient ‘comme des brebis qui n’ont pas de berger’ et il commença à leur enseigner beaucoup de choses. » Difficile de ne pas voir une foule. Mais il y a ici comme une réciprocité, la foule l’a vu partir, lui a vu la foule qui l’attendait. Pas besoin de répéter, l’auteur suggère ainsi suffisamment, par effet d’écho, que la même compréhension et décision se fait chez Jésus comme elle s’est faite dans la foule. Le même élan à les retrouver, la même justesse de compréhension de ce qu’ils veulent et cherchent. La foule et Jésus consonnent.

Ce qui est spécifique de la compréhension de Jésus est ajouté par Marc, par le fait que lui est, littéralement, « pris aux tripes » et l’explication est donnée par une quasi-citation du prophète Ezéchiel, ‘comme des brebis qui n’ont pas de berger’ (Ez.34,5) : c’est un passage du prophète où ce dernier fait reproche aux responsables d’avoir abandonné les membres du peuple sans prendre soin d’eux. Autrement dit, Marc nous dit que la compréhension de Jésus n’est pas seulement une compréhension des intentions de la foule, ou plutôt de chacun des membres de cette foule à la chercher, mais il voit aussi avec profondeur qu’ils cherchent ce que par ailleurs on ne leur donne pas, il voit un manque terrible chez ceux qui sont là. S’il est « pris aux tripes », c’est de constater à quel point il faudrait peu pour les guider, pour les aider, pour leur permettre de conduire leur vie et de chercher leur dieu, si ceux qui sont responsables tenaient leur rôle. Et combien cette même pensée peut parfois nous saisir…

Alors il prend sur lui de reprendre pour eux son enseignement, ce qui est aussi protéger les Douze. Ils ne seront certes pas « à part », comme espéré, mais ils pourront du moins souffler un peu et peut-être prendre le temps de se restaurer. En bon « chef », il paye de sa personne pour prendre soin à la fois de ceux qui sont avec lui et de la foule qu’eux tous servent. Un schéma se dessine ainsi : si les Douze sont bien investis par Jésus de sa propre mission, qu’ils partagent et pour laquelle ils sont envoyés deux par deux, ils restent néanmoins l’objet de ses soins à lui et il reste le seul régulateur, celui qui, « qu’ils dorment ou qu’ils se lèvent », prend soin de tous : de la foule, comme des Douze. Sa mission peut être partagée, mais quelque chose de son rôle reste unique et sans partage.

Le piège du pouvoir (Mc.6,17-29)

Car c’était lui, Hérode, qui avait donné l’ordre d’arrêter Jean et de l’enchaîner dans la prison, à cause d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe, que lui-même avait prise pour épouse. En effet, Jean lui disait : « Tu n’as pas le droit de prendre la femme de ton frère. » Hérodiade en voulait donc à Jean, et elle cherchait à le faire mourir. Mais elle n’y arrivait pas parce que Hérode avait peur de Jean : il savait que c’était un homme juste et saint, et il le protégeait ; quand il l’avait entendu, il était très embarrassé ; cependant il l’écoutait avec plaisir.

Or, une occasion favorable se présenta quand, le jour de son anniversaire, Hérode fit un dîner pour ses dignitaires, pour les chefs de l’armée et pour les notables de la Galilée. La fille d’Hérodiade fit son entrée et dansa. Elle plut à Hérode et à ses convives. Le roi dit à la jeune fille : « Demande-moi ce que tu veux, et je te le donnerai. » Et il lui fit ce serment : « Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, même si c’est la moitié de mon royaume. » Elle sortit alors pour dire à sa mère : « Qu’est-ce que je vais demander ? » Hérodiade répondit : « La tête de Jean, celui qui baptise. » Aussitôt la jeune fille s’empressa de retourner auprès du roi, et lui fit cette demande : « Je veux que, tout de suite, tu me donnes sur un plat la tête de Jean le Baptiste. » Le roi fut vivement contrarié ; mais à cause du serment et des convives, il ne voulut pas lui opposer un refus. Aussitôt il envoya un garde avec l’ordre d’apporter la tête de Jean. Le garde s’en alla décapiter Jean dans la prison. Il apporta la tête sur un plat, la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. Ayant appris cela, les disciples de Jean vinrent prendre son corps et le déposèrent dans un tombeau.

Marc ne nous laisse pas en suspens, et nous raconte plus en détail la mort de Jean-Baptiste. Ce faisant, il nous raconte aussi la pratique du pouvoir d’Hérode en contraste avec les pratiques de Jésus, mais aussi quel danger il représente pour ce dernier. « Hérode lui-même, en effet, ayant donné ordre s’était saisi de Jean et l’avait enchaîné en prison par le fait d’Hérodiade, la femme de son frère Philippe, parce qu’il l’avait épousée. » Hérode a épousé la femme de son frère : c’est contrevenir le plus littéralement possible au commandement qui interdit de « prendre la femme de [son] frère« , au sens du frère en humanité. Il s’agit sans doute là d’une illustration évidente d’un certain cynisme, autant que d’un mépris total de la Loi, au profit d’une pratique du pouvoir qui est celle d’un tyran (qui est à lui-même sa propre loi). Mais quel rapport avec Jean ?

« Jean disait en effet à Hérode : « il ne t’est pas autorisé d’avoir la femme de ton frère.« , autrement dit, Jean ne faisait que lui redire la loi, qu’il ne pouvait du reste ignorer. Mais c’est sans doute pour cela même qu’Hérode lui en voulait : d’une part parce qu’il avait choisi en toute conscience d’ignorer cette loi, d’autre part parce que Jean le lui disait sans doute non en privé (ce qui aurait supposé qu’il quittât les lieux où Marc nous l’a situé tout d’abord), mais plutôt en public, comptant que le message lui parviendrait forcément. A n’en pas douter, ce reproche public (convenable, il faut le dire, pour un personnage public !) lui était insupportable. Et les mots employés précédemment par Marc nous font sentir la violence dont il a usé à l’égard de Jean, du simple fait d’un ordre donné : il s’est saisi de lui (le verbe dit clairement une appréhension violente) et l’enchaîne en prison : le verbe pourrait à lui seul signifier « emprisonner« , mais avec la précision « en prison » qui suit, il signifie bien plus probablement qu’il est mis à la chaîne. C’est un traitement bien plus violent et cruel.

« Or Hérodiade lui en tenait grief et voulait le tuer, et elle ne le pouvait : Hérode en effet avait peur de Jean, sachant qu’il était un homme juste et saint, et il le préservait, et après l’avoir entendu il était très embarrassé, et il l’écoutait avec plaisir. » En politique, Hérode reste prudent, et se garde de solutions qui pourraient compromettre l’avenir. Jean est en son pouvoir, cela suffit. Il a éteint la voix publique qui gênait l’exercice de son pouvoir, et il tient son prisonnier comme un signe menaçant tous ceux qui voudraient eux aussi le menacer. Il le défend de la vindicte de sa femme, qui elle serait disposée à des solutions bien plus radicales, et aussi il a peur de Jean. Cette dernière mention est fort intéressante, dans la mesure où elle éclaire un autre aspect de ce jeu de puissants auquel se livre Hérode : étant un jeu de pouvoir, il est toujours entre la jouissance de son pouvoir et la peur de la perdre. Puissant, il n’est pas pour autant un homme libre. L’homme « juste et saint » pour lequel il tient Jean fait peut-être naître en lui une peur secrète, du ressort de sa conscience ; bien plus certainement, il sait que c’est la réputation de Jean dans le public, qu’il adhère ou non à cette opinion. Or aucun pouvoir ne saurait se maintenir longtemps sans tenir compte du public, car la contrepartie de l’exercice du pouvoir, c’est un certain consentement du public sur lequel il s’exerce. Et sanas doute il sent qu’il ne faut pas aller trop loin, de peur de révolter contre lui le peuple sur lequel il règne.

L’aspect plus « intérieur » du rapport d’Hérode à Jean est bien plutôt désigné par la fin de la phrase, « après l’avoir entendu il était très embarrassé, et il l’écoutait avec plaisir. » Il est avec Jean dans un rapport de répulsion-fascination, qui explique qu’il ne sait pas trop quoi faire, même sur un plan personnel. Voilà donc où en est Hérode avec Jean : mais alors comment se fait-il qu’il soit finalement exécuté ?

Marc nous le dépeint dans une de ces scènes haute en couleurs où il excelle. « Et advint un jour favorable quand Hérode à l’occasion de son anniversaire fit un dîner pour ses dignitaires et ses généraux et les notables de la Galilée… » En potentat, Hérode a le sens de sa propre mise en valeur, et son anniversaire est l’occasion d’un grand dîner où ses collaborateurs immédiats (les chefs civils et militaires), mais aussi ceux avec lesquels il est en relation nécessaire (les notables de Galilée), sont conviés. Le but est évidemment de servir sa gloire. Marc éveille notre curiosité en nous disant qu’il s’agit d’un jour favorable : pour qui ? pour quoi ? Voyons voir…

« … et après que la fille d’Hérodiade soit entrée et ait dansé, elle fut agréable à Hérode et ses convives. » La danse a souvent un pouvoir un peu « ensorcelant », et là encore cela fonctionne : la danse de la fille d’Hérodiade (si les choses sont ainsi dites, c’est sans doute qu’elle n’est pas la fille d’Hérode, mais celle du mariage précédent) émeut le roi et ses convives. Le verbe [areskoo] ici employé n’a pas de connotation sensuelle ou sexuelle, il signifie plutôt « donner satisfaction« , « aller dans le sens de » : c’est plutôt l’orgueil des grands qui est ici flatté et satisfait, les uns parce que c’est la fille même de l’épouse du roi qui leur est offerte en spectacle, l’autre parce que « sa » fille est mise en avant et ainsi le glorifie. Et aussitôt, il en rajoute, basculer dans l’excès est presque inévitable en de tels contextes : « Le roi dit à la fillette : demande-moi ce que tu veux, et je te [le] donnerai. Et il lui jura : ce que tu me demanderas je te le donnerai fut-ce la moitié de mon royaume ! » Engagement de quelqu’un qui est avant tout soucieux de montrer jusqu’où va son pouvoir : le serment était inutile, il ne sert qu’à éblouir les invités, à montrer que son pouvoir ne recule devant rien, que tout lui est possible.

« Et après être sortie, elle dit à sa mère : que demanderai-je ? Et celle-ci répondit : la tête de Jean le Baptiste. » Nous venons d’apprendre, au verset qui précède, que la fille d’Hérodiade est en fait une « fillette« , elle est toute jeune. Pour autant, elle a la tête sur les épaules, et ne veut pas perdre l’occasion d’un cadeau de valeur. L’homme qui le lui a juré n’est pas son père, mais il est le roi. Elle demande conseil à sa mère, rien de plus naturel (et preuve peut-être supplémentaire qu’elle est encore une « fillette » !). La réponse de la mère laisse bien entendre, dans sa radicalité et sa promptitude, qu’elle cherchait l’occasion de se venger de Jean-Baptiste malgré son mari le roi. Au mépris du bien de sa fille, elle vampirise l’occasion à son propre profit.

« Et aussitôt rentrée avec hâte elle fit sa demande au roi et dit : je veux qu’à l’instant tu me donnes sur un plat la tête de Jean le Baptiste. Et devenu très affligé au sujet de son serment et des invités il ne voulut pas se dédire. » La fillette se précipite. Veut-elle faire plaisir à sa mère ? Veut-elle profiter au plus vite du pouvoir fugace qu’elle a sur le roi ? Elle redit en tous cas mot pour mot le souhait de sa mère (« la tête de Jean le Baptiste« ), en y ajoutant de son crû (« je veux qu’à l’instant tu me donnes sur un plat… »). Il y a là en tous cas un bizarre alliage, un plat et une tête coupée, qui a suffisamment marqué les esprits pour travers l’histoire de l’art. Le roi s’est piégé tout seul, Marc note son amer regret a posteriori des mots prononcés et de la manipulation dont il est l’objet. C’est aussi qu’il ne veut pas renoncer à ce à quoi il tient le plus, à savoir son prestige et la manifestation de son pouvoir : pas de discussion, pas d’étonnement d’une demande si barbare chez une petite fille, rien. Piégé par son image.

Mais c’est surtout Jean qui en paye le prix : « Et aussitôt le roi dépêcha un gardien pour apporter sa tête. Et parti, il le décapita dans la prison et apporta sa tête sur un plat et la donna à la fillette, et la fillette la donna à sa mère. Et après avoir entendu, ses disciples vinrent et emportèrent sa dépouille et la mirent dans un tombeau. » Tout va très vite, Jean compte à peine. Il est exécuté sans jugement, sans témoin, sans assistance. Les ordres sont exécutés ponctuellement, en tous points conformes aux désirs de la fillette. On ne sait pas ce qu’elle a pensé en recevant ce qu’elle avait demandé, mais on sait qu’elle l’a donné à sa mère sans tarder, ce qui était aussi désigner la vraie coupable. Mais la tête de Jean signe aussi le pouvoir aussi despotique que dérisoire du roi Hérode, d’autant plus aisément manipulable que ses ressorts sont la manifestation du pouvoir. En contraste, le respect des disciples de Jean -Baptiste pour ce qui reste de lui, qu’il viennent lever et ensevelir : car personne ne s’en souciait !

Au total, on voit le pouvoir d’Hérode en contraste avec la pratique de Jésus. Le premier, tout en auto-construction de son propre pouvoir, est finalement pris dans les pièges de ses jeux. En voulant manifester qu’il peut tout, il est amené à faire ce qu’il ne voulait pas. Le deuxième au contraire, se garde d’exercer aucun pouvoir, ni légal, ni traditionnel, ni charismatique (pour reprendre les catégories pas si bêtes de Max Weber), et garde à la fois une parfaite liberté autant qu’un entier respect pour les personnes, méprisées par le premier. Et pourtant, la mort de Jean le Baptiste fait déjà planer sur Jésus l’ombre de la mort que ce même pouvoir politico-légal, allié au pouvoir traditionnel des prêtres et des pharisiens, lui infligera.

Implication politique (Mc.6,14-16)

Le roi Hérode apprit cela ; en effet, le nom de Jésus devenait célèbre. On disait : « C’est Jean, celui qui baptisait : il est ressuscité d’entre les morts, et voilà pourquoi des miracles se réalisent par lui. » Certains disaient : « C’est le prophète Élie. » D’autres disaient encore : « C’est un prophète comme ceux de jadis. » Hérode entendait ces propos et disait : « Celui que j’ai fait décapiter, Jean, le voilà ressuscité ! »

Voici maintenant un épisode qui déplace les évènements sur un tout autre terrain : « Et le roi Hérode entendit, notoire en effet devenait son nom… » Avec cette mention du roi, c’est en effet sur le terrain de la politique que nous nous retrouvons. Il n’a pour l’instant été question d’Hérode qu’une seule fois, et encore de manière incidente : ce sont de ses partisans que les Pharisiens s’étaient rapprochés, on s’en souvient, quand ces derniers ont commencé à juger que Jésus ne respectait pas la Loi -et on se rappelle aussi que ce rapprochement était plutôt contre nature, dans la mesure où les Pharisiens estimaient habituellement que Hérode n’était pas un roi tel qu’attendu par les Ecritures, pas non plus une autorité compétente pour faire respecter la Loi.

Cette fois, c’est Hérode lui-même qui intervient. Mais s’agit-il vraiment d’une intervention ? Marc nous dit seulement que le roi « entend« … Mais réfléchissons à ce que cette mention veut dire : « notoire devenait son nom« , le nom de Jésus bien sûr. Il commence d’être connu, son nom circule, les gens parlent, ils se parlent de lui. On se dit les uns aux autres ce qu’il fait, ce qu’il a fait, on commence à avoir des espoirs, on fait des hypothèses, on construit une réputation. Il devient populaire, aujourd’hui il commencerait à être introduit dans les sondages d’opinion et de popularité. Et cela, c’est aussi politique : tout ce qui touche le peuple dans son entier a une dimension politique. Et quand Marc dit que Hérode « entend« , cela signifie que la rumeur au sujet de Jésus et sa popularité commencent à affecter son gouvernement, qu’il commence à être obligé d’en tenir compte. Et il y a un stade où un dirigeant en tient compte simplement comme d’une nouvelle donnée, mais il y a aussi un stade où un dirigeant commence soit d’y trouver avantage, soit d’en être gêné…

Voyons à quel stade en est Hérode. « et il disait : Jean le baptiseur s’est relevé d’entre les morts et à cause de cela les pouvoirs se produisent en lui. » Voilà que nous découvrons la mort de Jean Baptiste : Marc nous en avertit de manière tout-à-fait incidente. Mais la thèse d’Hérode, à propos de Jésus, c’est qu’il s’agit de Jean ressuscité. Cela explique pour lui la différence avec Jean, qui était un homme de parole, un prédicateur, un prophète, mais dont on n’a jamais rapporté le moindre acte merveilleux. Si l’on s’en tient à la lecture de Marc, Jésus non plus n’accomplit pas vraiment d’actes merveilleux : il appelle les personnes à se faire confiance autant que lui leur fait confiance, et à aller ainsi au bout de leurs désirs ou de leur foi. Mais « les gens » lui font une réputation différente, et c’est cette réputation qui parvient aux oreilles d’Hérode. Il voit là la différence avec Jean, mais il l’explique par le fait d’une résurrection d’entre les morts, accordant sans doute d’autres « pouvoirs » à celui qui en bénéficie. Tel est en tous cas l’imaginaire du roi Hérode.

Mais si le roi Hérode explique une différence avec Jean, il ne faut pas oublier qu’il fait aussi le rapprochement, autrement dit qu’il voit avec Jean une forte ressemblance : et quelle est celle-ci, sinon ce fait de rassembler par sa parole d’immenses foules ? Autrement dit, d’être un personnage public qui agit sur les foules, en déplace d’immenses, réveille chez elle des espérances et des aspirations, … avec lesquelles son pouvoir politique doit composer ? Et c’est cela surtout que sous-entend la réflexion d’Hérode telle que Marc nous la rapporte.

Cet avis lui est assez personnel : Marc nous montre aussi ce que d’autres pensaient : « D’autres disaient en revanche qu’il était Elie. D’autres disaient encore [qu’il était] un prophète comme un des prophètes. » Assimiler Jésus à Elie, c’est assurément faire de lui une autorité religieuse : Elie partageait avec Moïse, dans le judaïsme du temps, le statut de « shaliah« , c’est-à-dire de ministre plénipotentiaire du dieu d’Israël, un des deux capables de prendre des décisions qui engagent le dieu lui-même. C’est aussi une nuance eschatologique, car Elie était réputé, lui qui était monté au ciel sur un char de feu, revenir pour la fin des temps. Plus modérément, assimiler Jésus à un prophète dans la suite des prophètes, c’est tout de même reconnaître une particulière autorité à sa parole.

Ces réputations de Jésus, ces avis à son propos, sont-ils des rumeurs qui parviennent elles aussi aux oreilles d’Hérode ? Ou bien a-t-il discuté avec son entourage, et sont-ce là des avis de quelques uns de ses conseillers ? Qu’importe en fait : ce qui est intéressant, c’est plutôt la différence avec son avis de roi. Pour d’autres, on est dans le registre religieux, et ce qui est surtout noté, c’est sa parole et l’autorité dont elle peut se réclamer, à des degrés divers. Mais pour lui, le roi, ce n’est pas le problème. Et Marc va nous le faire aussitôt comprendre.

« Une fois ces choses entendues, Hérode dit : le Jean que moi j’ai décapité, c’est celui-ci qui s’est relevé. » Hérode entend bien le registre religieux dans lequel les autres situent Jésus, mais son approche est différente, et elle est le registre de l’agir -ce qui ressortit en effet au politique. On savait que Jean avait été arrêté, on apprend maintenant que Jean est mort, et que Hérode l’a fait décapiter : c’est une sentence de mort qu’il a prononcée contre Jean. On n’en sait pas la raison mais le fait est là, et Hérode l’assume, en disant « moi, j’ai décapité« . En politique, Hérode a agi. Jean était-il un délinquant ou un criminel ? Evidemment non. Il s’agit donc d’un acte politique, de la suppression d’un gêneur. Et l’on comprend désormais qu’Hérode soit très inquiet : s’il a éliminé Jean, c’est pour en être définitivement débarrassé. Mais s’il est revenu à la vie, comment s’en débarrassera-t-il ? Et Hérode voit même en Jésus un Jean plus puissant encore qu’auparavant : il agit lui aussi ! C’est désormais un concurrent direct, une vraie menace pour son pouvoir.

Comprenons bien le point de vue d’Hérode : la parole de Jean, son côté « prophète », ne l’inquiétait pas vraiment. En revanche, les mouvements de foule que sa parole provoquait, cela l’ennuyait beaucoup plus, car tout ce qui fait se mouvoir le peuple concerne le pouvoir politique. Et l’on devine que Jean a suffisamment inquiété Hérode et son pouvoir pour qu’il le fasse arrêter, pour qu’il fasse cesser son activité et le prive du contact avec les foules. Mais si Jean revient, libre et vainqueur de la mort, plus aucun pouvoir ne peut s’opposer à lui. Qui plus est, le Jean qui parlait (avec effets) est devenu (aux dires des rumeurs qui remontent jusqu’à Hérode) un Jean qui fait des œuvres puissantes, qui manifeste des « pouvoirs ». Hérode se sent donc clairement menacé.

Et ce que Marc nous dit encore, à travers ce court passage, c’est que tout ce ressentiment d’Hérode, juste ou non, s’exerce envers Jésus ! Il devient pour le pouvoir d’Hérode une menace d’autant plus grande qu’elle semble invincible. On imagine très bien que son action politique va se faire progressive, aussi insensible que possible, et néanmoins très construite et ciblée. Au moment où Jésus vient de décider de ne plus être le seul qui circule mais d’envoyer aussi les Douze, cela va représenter une menace encore plus grande pour Hérode.

Tout ceci, bien entendu, est le point de vue d’Hérode. Du côté de Jésus, on ne perçoit pas, du moins à travers la plume de Marc, le moindre choix d’ordre politique, sinon au sens très large de réveiller un peuple, d’aller à la rencontre du peuple qui désire -sans savoir comment- revenir vers son dieu. Le propos est d’ordre spirituel, « religieux » si l’on veut (mais pas au sens qui inclut une ritualité ou l’institution de nouveaux éléments). Et pourtant il va faire naître une réaction d’ordre politique, parce que le politique ne peut pas ignorer ce qui concerne l’ensemble d’un peuple : il y a là comme un signe du succès effectif de la mission de Jésus, autant qu’une menace pour la suite de son déroulement.

Les « Apôtres » (Mc.6,6b-13)

Jésus parcourait les villages d’alentour en enseignant. Il appela les Douze ; alors il commença à les envoyer en mission deux par deux. Il leur donnait autorité sur les esprits impurs, et il leur prescrivit de ne rien prendre pour la route, mais seulement un bâton ; pas de pain, pas de sac, pas de pièces de monnaie dans leur ceinture. « Mettez des sandales, ne prenez pas de tunique de rechange. » Il leur disait encore : « Quand vous avez trouvé l’hospitalité dans une maison, restez-y jusqu’à votre départ. Si, dans une localité, on refuse de vous accueillir et de vous écouter, partez et secouez la poussière de vos pieds : ce sera pour eux un témoignage. » Ils partirent, et proclamèrent qu’il fallait se convertir. Ils expulsaient beaucoup de démons, faisaient des onctions d’huile à de nombreux malades, et les guérissaient.

Et voilà comme un nouveau départ dans le texte de Marc : il n’y a aucun lien de temps avec ce qui a été raconté précédemment, tout juste un lieu, si l’on peut dire, mais qui n’a rien de précis. « Et il parcourait les villages alentours en enseignant. » Les « villages alentours » pourraient être n’importe où, on les voit autour de Nazareth à cause de l’ordre choisi par Marc pour construire son témoignage, mais de soi cela pourrait s’appliquer à n’importe quel autre lieu, voire signifier simplement « autour de lui ». On saisit Jésus en mouvement (il marche, infatigablement) et dans son activité d’enseignement (nous savons désormais de quoi il s’agit). A priori, dans cette phrase, il n’y a rien de nouveau.

« Et il appelle à lui [appelle au secours] les douze et il commence à les envoyer deux à deux…« : et voilà la nouveauté ! Dans le verbe employé, on a deux nuances possibles, celle de la décision souveraine et celle de l’appel à l’aide. On avait déjà, on s’en souvient, trouvé ce même verbe avec cette même double nuance, lorsque mis en danger par la foule, Jésus avait quitté les bords du lac pour se retirer dans la montagne et appeler ceux dont il allait faire « Les Douze ». Ici, il n’est pas pressé par la foule : mais on peut comprendre que parcourir tous les villages environnants, et plus loin encore tous les villages de Galilée, soit une mission exténuante à laquelle il ne suffit pas. Aussi prend-il cette décision souveraine, mais aussi cette décision de circonstance, de ne plus seulement avoir « Les Douze » avec lui dans la grande foule pour multiplier sa présence et se rendre ainsi plus accessible, mais « il commence à les envoyer« . Il vont se retrouver, non pas en sa proximité, mais cette fois en autonomie. Au sens propre, c’est maintenant qu’ils deviennent des « apôtres ». Le « il commence » insiste sur la nouveauté de cette expérience. Du côté de Marc, l’auteur, on comprend qu’il inaugure un nouveau moment de son récit.

Néanmoins, ils vont être deux : le nombre, au plan symbolique, les établit plutôt en qualité de témoins (puisqu’il faut, dans la loi, deux témoins pour attester d’une chose). Au plan pratique, être deux les conduit à une situation de dépossession : car à deux, on est bien obligé de faire constamment place à l’autre, donc aussi de composer avec l’interprétation que l’autre fait des mêmes choses. L’accord n’en a que plus de force, et la différence laisse une plus grande liberté à l’auditeur. Bref, ce choix de Jésus ne les met pas individuellement dans la situation d’être chacun comme un autre lui-même (avec peut-être la tentation de s’exalter de de prendre pour « parole d’évangile » sa propre parole), mais les fait avant tout témoins de l’unité, de l’union recherchée, et les porte à rechercher constamment à se référer à lui, pour résoudre les dissensions ou les divergences de souvenir ou d’interprétation.

« et il leur donne autorité sur les esprits non-épurés, …« , il s’agit d’un renouvellement, car déjà, du fait même de leur appartenance au « Douze », ils avaient « pouvoir de jeter dehors les démons« . Ici, il s’agit cette fois des « esprits non-épurés« , ceux auxquels Jésus lui-même s’est affronté jusqu’à présent, ceux en lesquels se trouvent des gens. Et puis la [exousia] que Jésus donne aux Douze n’est pas spécifiée comme la première fois, jeter dehors : cette fois, c’est l’ [exousia] suivie du génitif pluriel, qui signifie la liberté vis-à-vis de quelque chose, ou le moyen de faire quelque chose. Comme Marc ne veut sûrement pas dire que les Douze reçoivent le moyen de faire des esprits non-épurés, il reste qu’ils reçoivent la liberté à leur égard. Voilà qui est magnifique : ils ne vont pas être impressionnés par les manifestations ou les actions des personnes qui sont en un tel esprit, mais vont rester libres, distanciés, paisibles. Il leur donne d’avoir la même attitude que la sienne en pareil cas.

« …et il leur enjoint qu’ils ne prennent rien en chemin sinon un bâton seul, pas de pain, pas de sac, pas de pièce dans leur ceinture,… » Voilà une prescription supplémentaire, qui porte précisément sur le déplacement, c’est-à-dire que l’aspect nouveau que prend leur ministère. Et que leur est-il prescrit ? De penser au chemin et à rien d’autre, finalement : un bâton, seulement, pour s’appuyer dans leur marche, et sans doute aussi pour se présenter comme voyageurs. Ils ne vont pas quelque part : ils vont, simplement. Pas de but à leur déplacement, mais se déplacer sans cesse. Et tout le reste est banni de leurs préoccupations : la nourriture (pas de pain), le bagage (pas de sac), les moyens de réagir et de vivre (pas de pièce dans leur ceinture), les voilà dépouillés de tout cela. On comprend qu’ils devront compter sur ceux auxquels ils s’adressent, heureux et reconnaissants s’ils pensent à cela, mais aussi précaires et démunis si tel n’est pas le cas ! Il leur est impossible de se situer comme des prédicateurs de passage parfaitement autonomes : certes ils ne font que passer, mais ils sont en dépendance pour leur survie même de ceux auxquels ils s’adressent. Ils ne seront pas en situation de prendre leur auditoire à rebrousse-poil, leur situation même les amène à une annonce qui est avant tout positive et porteuse de joie. Est bannie d’emblée, par ce jeu tout simple, tout registre porteur de reproches ou de peurs.

« …mais « étant chaussés de vos sandales, n’enfilez pas non plus deux tuniques. » Au style direct, la prescription a exactement la même orientation que les précédentes : tout pour le chemin, mais rien pour se préserver. Il faudra compter sur les auditeurs.

« Et il leur dit : où vous entreriez dans une maison, là demeurez jusqu’à ce que vous repartiez de là. » Il y a une nuance conditionnelle dans la phrase, cela pourrait arriver. Il se pourrait qu’on vous ouvre la porte : acceptez le logement (sous-entendu : vous pourriez aussi dormir à la belle étoile !). Mais si l’essentiel est d’aller, ce n’est pas non plus en ayant la bougeotte : il peut s’avérer nécessaire, ou simplement bon, de rester un peu plus longtemps dans tel ou tel village. Pourquoi ? La chose n’est pas dite, c’est à leur jugement. Et sans doute aussi en se référant à ce qu’ils ont déjà vécu avec le maître, se retrouvant dans la même situation que lui. Il a été accueilli dans la maison de André et Simon Pierre à Capharnaüm, et il s’y est passé bien des choses : de même, si on les accueille, qu’ils restent tant qu’ils le jugent nécessaire. Cela signifie que le précepte premier d’aller n’est pas une interdiction de nouer des relations, au contraire. Ils sont encouragés à adopter une attitude d’affabilité et d’attention qui porte à l’établissement de liens forts. Seulement, cela ne doit pas non plus les empêcher de repartir, puisqu’il faut aller.

« Et dans ce lieu où l’on ne vous accueillerait pas ni ne vous écouterait, en repartant de là secouez la poussière de dessus vos pieds en témoignage pour eux. » S’il y a une première hypothèse, il y a évidemment une contre hypothèse. Il peut n’y avoir ni accueil ni écoute, et le texte suggère que l’absence d’écoute est la cause de l’absence d’accueil : en ce cas, on ne s’attarde pas. Mais un signe est donné, qui devrait secouer les non-auditeurs, le fait de secouer la poussière de dessus les pieds. Quel est le sens de ce signe ? Que l’on ne veut rien garder du passage en ce lieu, pas même la poussière qui s’y serait bien involontairement déposée ? Dans la mentalité du temps, la poussière est souvent perçue comme véhicule des maladies et de la mort (c’est pourquoi la punition du serpent, dans la Genèse, est de se nourrir de la poussière du sol) : faut-il comprendre que l’on rejette sur ceux qui demeurent en ces lieux la responsabilité de leur propre mort ? J’en suis réduit aux hypothèses, mais voilà les sens auxquels j’ai pensé…

« Et sortant, ils clamaient qu’on se convertisse, et jetaient dehors de nombreux démons, et oignaient d’huile de nombreux malades et prenaient soin d’eux. » Et pour finir, voilà l’exécution de la mission qui commence. Les mots qui étaient employés pour Jésus au tout début de son ministère sont employés maintenant pour les Douze : ils « sortent » eux aussi, ils clament, et c’est un message de conversion, exactement comme cela était résumé pour Jésus après son passage au baptême et au désert.

Un mot sur les « nombreux démons » qu’ils jettent dehors : nous nous représentons aisément, après des siècles d’iconographie plus ou moins heureuse, des petits diablotins cornus à queue fourchue. Et donc nous induisons de nombreux cas de possessions antérieurs à la mission des Douze, et dont ceux-ci délivrent les intéressés. Mais ceci va contre ce que nous avons vu plus en détail avec Jésus, où par deux fois, les personnes sont dites non avoir un esprit non-épuré en eux, mais bien être elle-mêmes dans un esprit non-épuré ! De quoi s’agit-il alors ? Le [daïmoon], dans la culture hellénistique dominante du temps, c’est un être divin -peut-être une énergie- qui se trouve et agit dans le monde des hommes. Et quand on y réfléchit, ce que nous désignons finalement de la même manière aujourd’hui, c’est une rumeur, c’est un préjugé, c’est une habitude ou une coutume bien enracinée : autant de moteurs et d’énergies qui conditionnent la vie des femmes et des hommes. Il me semble plus juste de comprendre que ce sont des réalités de ce genre que les Douze expulsent. Autrement dit, ils mettent les gens en liberté.

La dernière mention est étonnante, « … [ils] oignaient d’huile de nombreux malades et prenaient soin d’eux.« , dans la mesure où elle semble échapper aux termes de la mission qu’ils ont reçue ! A moins bien sûr qu’on doive l’inclure dans le titre général du « pouvoir sur les esprits non-épurés« , ce qui est bien possible, en tous cas pour les faiblesses ou les maladies (le mot de Marc inclut les deux) dans lesquelles les gens se trouvent. L’onction d’huile paraît bien être une initiative des Douze, peut-être qu’elle est pour eux une autre manière d’imposer la main, en y joignant une matière (l’huile) qui est à base de la médecine antique. Je note pour finir que le texte ne dit pas précisément qu’ils guérissent, mais bien qu’ils prennent soin, ce qui est tout différent, et qui rejoint ce que Jésus fait lui-même encore une fois.

Absence de foi (Mc.6,1-6a)

Sorti de là, Jésus se rendit dans son lieu d’origine, et ses disciples le suivirent. Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. De nombreux auditeurs, frappés d’étonnement, disaient : « D’où cela lui vient-il ? Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, et ces grands miracles qui se réalisent par ses mains ? N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie, et le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon ? Ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? » Et ils étaient profondément choqués à son sujet.  Jésus leur disait : « Un prophète n’est méprisé que dans son pays, sa parenté et sa maison. » Et là il ne pouvait accomplir aucun miracle ; il guérit seulement quelques malades en leur imposant les mains. Et il s’étonna de leur manque de foi.

« Et il sortit de là…« , notre texte présent fait manifestement suite au précédent, ce «  » dont il sort ne peut être que la chambre de la petite fille ou la maison de Jaïre, et le « il » ne peut être que Jésus. Nous sommes bien dans un récit de Marc où les choses se font naturellement suite, qui sont d’un seul tenant. Sans doute continue-t-il son récit de l’enseignement par Jésus aux disciples de ce qu’est la foi : ou, du moins, Marc l’enseigne-t-il avec progressivité et persévérance à son lecteur. Que va-t-il donc se passer, après ces trois exemples donnés aux disciples de ce qu’est et de ce que peut la foi ?

« …et il arriva dans sa patrie, et l’accompagnent ses disciples. » La « patrie« , c’est la terre des ancêtres, autrement dit : Jésus revient à « Nazareth de Galilée« , d’où Marc nous avait dit qu’il arrivait jusqu’à Jean pour le baptême. A Nazareth, ou dans les environs immédiats : il ne faut pas nécessairement comprendre que la famille de Jésus possède de la terre, il suffit que ce soit les lieux où elle est majoritairement établie. On se souvient que, quand le succès à Capharnaüm devenait pressant et tumultueux, sa famille (dont en particulier sa mère) était venue à la fois pour l’arracher à ce danger et en même temps pour le soustraire à cette notoriété jugée inconvenante. Cette fois, c’est lui qui prend l’initiative de venir au contact de sa famille, mais pas nécessairement pour la rencontrer elle : sans doute vient-il dans la zone où elle est bien présente, mais pour se rendre dans toute la Galilée comme il en avait initialement le propos, sans exclure aucun lieu. Marc nous précise que les disciples viennent avec lui, en lui laissant l’initiative, nuance que tient le verbe [akolouthéoo] : peut-être le précise-t-il d’autant plus qu’on aurait pu croire déplacée leur présence s’il se rendait chez les siens ? Cette précision renforce bien l’idée que non, il ne va pas « dans sa famille », mais qu’il se rend en ces lieux où elle est au même titre que dans tous les lieux de Galilée.

« Et le sabbat venu, il commença à enseigner dans la synagogue, et les nombreux auditeurs étaient frappés de stupeur… », exactement comme à l’arrivée à Capharnaüm. On croirait presque qu’il s’agit ici pour Marc, dans la construction de son récit, d’une sorte de fin de cycle ou de grande partie, tant cela fait inclusion avec ce qui s’est passé sitôt que Jésus eût appelé ses premiers disciples. Les mots sont exactement les mêmes.

Mais la suite n’est cette fois plus tout-à-fait la même : « … et ils disaient : d’où à lui cela ? Et cette sagesse, qui est donnée à celui-ci ! Et de tels pouvoirs advenus par ses mains ?.. » A Capharnaüm, il était un homme neuf, un inconnu. Il n’avait encore rien fait et c’est d’abord sa parole qui étonnait. Mais ici, il a un passé : on l’a aperçu (ou il se dit que… car les rumeurs vont vite à transformer les souvenirs de chacun !) plus petit, plus inconnu, plus « banal ». Et ce n’est pas seulement ce qu’il est en train de dire qui fait l’objet des conversations, mais aussi ce que l’on rapporte de lui : des choses qu’il aurait faites (quand on voit à quel point Jésus lui-même se tient à distance de toute attribution merveilleuse !!), des choses qu’il aurait dites et qui constituerait une réputation de « sage ». Il y a une ironie de Marc, ici, car sa famille venue l’enlever disait qu’il n’avait plus sa tête…! Et puis, sou-jacent à tout cela, il y a une sorte de scandale : comme si ce qui était l’objet des conversations, c’était la confrontation entre le personnage dessiné par sa réputation (« cela« , « cette sagesse« , « de tels pouvoirs« ) et lui qu’ils connaissent -ou croient connaître déjà- (« à lui« , « à celui-ci« , « par ses main« ). Voilà qui « colle » difficilement !

Et la difficulté s’amplifie : « Celui-là n’est-il pas l’artisan, le fils de Marie et le frère de Jacques et de Joset, de Juda et de Simon ? Et ses soeurs ne sont-elles pas ici, chez nous ?  » Celui qu’on voit là, c’est bien celui à qui les uns ou les autres sont venus commander des travaux (le charpentier, à cette époque, est aussi l’homme-à-tout-faire, celui qui accomplit toutes sortes de menus travaux) : personne n’a jusqu’à présent constaté chez lui tout ce qu’on dit de lui maintenant. Imaginez si l’on disait de votre plombier ou de votre peintre tout ce qu’on rapporte de Jésus !!! Et puis on connaît sa famille : qu’est-ce que cela change ? C’est que souvent on assimile quelqu’un à ceux de sa famille, et si l’on n’a rien constaté de spécial ni chez sa mère ni chez ses frères ni chez ses soeurs, cela renforce l’idée qu’il n’a rien non plus de particulier, forcément… « Ça se verrait », comme on dit. On remarque au passage que pourMarc, Jésus a une famille tout ce qu’il y a de plus classique, cela ne le gêne en rien : on a même le nom de ses frères. Alors on dira, bien sûr, que dans cette culture, les mots « frère » et « soeur » ont une portée plus large que le strict « même père – même mère » que nous lui donnons. Je veux bien, mais les autres évangélistes ne disent pas cela de Jésus, et c’est tout ce que je voudrais faire remarquer : Marc n’est pas gêné dans sa foi, ni gêné de dessiner dans la nôtre, un Jésus avec une famille classique. Mais si nous revenons à l’argument, ou ce qui en tient lieu, on voit grandir la difficulté pour ces auditeurs-là à écouter ce que dit Jésus. Du reste, ils n’écoutent plus du tout !

Conclusion de Marc : « Et ils étaient scandalisés en lui. » Le verbe [ska’ndalidzoo] vient directement du nom [ska’ndalon] qui signifie seulement un piège placé sur un chemin ou un obstacle qui fait tomber. Cela veut dire qu’en regardant Jésus et en parlant de lui (mais non en l’écoutant : ils ne l’écoutent plus depuis un bon moment !) ils tombent. Mais sur quel chemin ?

C’est la suite qui va nous le dire : « Et Jésus leur dit que un prophète n’est pas méprisé, sinon dans sa patrie et dans sa parenté et dans sa maison. Et il ne put exercer là aucun pouvoir, sinon qu’il soigna en imposant les mains à quelques malades. Et il s’étonnait de leur absence-de-foi. » Au « scandale » des Nazaréens répond « l’étonnement » de Jésus. Et c’est l’absence-de-foi (en un seul mot, en grec, avec le a- privatif) qui en est l’objet. Autrement dit, le chemin sur lequel ils tombent, c’est le chemin de la foi. Marc a mis pour finir, à la fin de cet épisode sur l’éducation des disciples à la foi, et en miroir de la première arrivée à Capharnaüm, l’exemple-type de l’absence de foi. Et elle consiste en ce qui a été décrit précédemment, à savoir le pas pris sur l’écoute de la parole par les idées préconçues sur Jésus, qu’elles viennent d’une réputation entendue, ou qu’elles viennent d’une première expérience « anodine ».

Et ces idées ont fait naître une attente, lui ont donné forme, et cette attente est déçue. La déception est même double : les non-auditeurs sont déçus dans les attentes pré-formées qu’ils se sont fabriquées, et Jésus lui-même est déçu dans ce qu’il voulait leur apporter. Il est en quelque sorte paralysé par leur attitude. A vrai dire, il n’a jusqu’à présent rien « fait », Marc a toujours pris soin de montrer que Jésus réveille son interlocuteur par la confiance qu’il lui accorde, et l’invitation qu’il lui lance à se faire tout autant confiance et aller au bout de son désir. Mais là, ils attendent que lui « fasse », si bien que son « pouvoir » bien particulier est inopérant, il n’y a chez eux aucune disposition à se lancer, à faire, à écouter leurs désirs profonds pour les exposer dans leur indigence. Voilà le contre-exemple de ce qu’est la foi. Symptomatique est le fait que ce sont justement des « sans force » qu’il soigne en les touchant : ceux-là révèlent sans doute et leur indigence (ils sont sans force), et leur désir (ils n’ont plus que cela).

La sentence que Marc met dans la bouche de Jésus est fort intéressante, à trois titres : d’abord elle évoque un « mépris« , littéralement une absence de [timè], c’est-à-dire de valeur ou d’estime. Et dans l’absence de foi, se cache cette absence d’estime ou de valeur reconnue à quelqu’un : si l’on suit le schéma précédent, il s’agit autant d’une absence d’estime pour Jésus qu’une absence d’estime de soi, puisque Jésus ne cesse de marquer, de son côté, une confiance et une estime qui font que quelqu’un renaît, redémarre, se relève, etc. Ensuite, Jésus se revendique « prophète » : prophète est celui qui énonce le point de vue du dieu sur les choses, sur les évènements passés, sur la situation présente, ou sur ce qu’il faut attendre et construire de l’avenir. Ainsi de Jésus, il se revendique avant tout comme quelqu’un qui porte une parole. Enfin, cette sentence fait écho au patriarche Abraham. La parole inaugurale qui lui est adressée, lui enjoignait : « Éloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, et va au pays que je t’indiquerai… » Ce sont les trois mêmes « lieux », exactement, qui sont repris ici, et dans le même ordre. Le Jésus de Marc montre la sagesse qu’il y a à s’éloigner, et ce depuis qu’il est question de former un peuple selon le coeur du dieu.

Au bout de son cœur (Mc.5,35-43).

Comme il parlait encore, des gens arrivent de la maison de Jaïre, le chef de synagogue, pour dire à celui-ci : « Ta fille vient de mourir. À quoi bon déranger encore le Maître ? » Jésus, surprenant ces mots, dit au chef de synagogue : « Ne crains pas, crois seulement. » Il ne laissa personne l’accompagner, sauf Pierre, Jacques, et Jean, le frère de Jacques. Ils arrivent à la maison du chef de synagogue. Jésus voit l’agitation, et des gens qui pleurent et poussent de grands cris. Il entre et leur dit : « Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L’enfant n’est pas morte : elle dort. » Mais on se moquait de lui. Alors il met tout le monde dehors, prend avec lui le père et la mère de l’enfant, et ceux qui étaient avec lui ; puis il pénètre là où reposait l’enfant. Il saisit la main de l’enfant, et lui dit : « Talitha koum », ce qui signifie : « Jeune fille, je te le dis, lève-toi ! » Aussitôt la jeune fille se leva et se mit à marcher – elle avait en effet douze ans. Ils furent frappés d’une grande stupeur. Et Jésus leur ordonna fermement de ne le faire savoir à personne ; puis il leur dit de la faire manger.

Nous voici maintenant au troisième volet du triptyque composé par Marc, troisième volet qui fait suite au premier. Mais nous pouvons soupçonner que la construction de Marc ne vient pas d’un simple goût pour le suspens, qu’il n’a pas véritablement « interrompu » son récit, mais qu’il l’a plutôt doté pour son lecteur d’une clé. Nous avons d’ailleurs noté plusieurs contacts entre la rencontre de Jésus et Jaïre et celle du même avec la femme. Il nous faudra donc garder cette attention dans notre avancée.

« Comme il parlait encore, en arrivent de l’entourage du synagogarque disant : ‘ta fille est morte : pourquoi tourmentes-tu encore le maître ?’ » Le premier récit se trouve relancé par un rebondissement majeur, qui ressemble d’ailleurs plutôt à une fin : dans tout ce qui précède, Jésus est guidé par Jaïre. Mais voici qu’on vient de la maison de celui-ci pour annoncer ce qui faisait toute l’angoisse de celui-ci, la mort de sa fille. Et dans la question « pourquoi tourmentes-tu encore le maître ?« , il y a un « à quoi bon ? » désabusé, peut-être aussi un reproche sous-jacent : si l’on n’avait pas perdu de temps avec cette femme, peut-être serait-on arrivé à temps pour guérir la fille ? Le verbe [skulloo] est très fort, il signifie littéralement écorcher ou déchirer, et par là s’élargit à tourmenter, fatiguer. Peut-être cette nuance de déchirer fait-elle écho à cet écartèlement entre deux malades ? Notons que le message est nettement adressé non à Jésus mais à Jaïre seul : il peut y avoir aussi un écho de la situation particulière de ce « chef de synagogue ». Il s’est assez ridiculisé à faire appel à Jésus, lui un homme en vue de la synagogue. Il voudrait mieux se retirer discrètement dans la foule plutôt que de s’afficher doublement, et par le deuil désormais, et par cette démarche tellement incongrue étant données ses fonctions…

« Or Jésus, qui entend à la dérobée ce message énoncé, dit au synagogarque : n’aie pas peur, simplement crois ! » Le message ne lui est pas destiné, néanmoins il le surprend. Et il ne fait pas comme s’il n’avait pas entendu, il ne « fait pas des politesses » mais réagit immédiatement à la détresse de Jaïre. Deux choses : pas de peur, mais croire et cela seulement. La peur ? On ne l’attend pas là, à vrai dire : le chagrin, la tristesse, oui bien sûr ! Mais la peur ? La peur est, classiquement, une réaction devant l’avenir, devant un avenir qu’on ne veut pas tel. Elle s’oppose en cela plutôt à l’espoir, qui veut au contraire que l’avenir soit ceci ou cela. Mais ici, n’est-on pas plutôt devant un présent dont on peut déplorer qu’il soit ce qu’il est ? Eh bien sans doute pas tout-à-fait : les messagers viennent dire à Jaïre que sa fille est morte, mais il ne l’a pas encore constaté de visu, et l’avenir pour lui, c’est d’aller chez lui pour constater (ou pas) ce qu’on lui dit. Alors seulement ce sera une réalité. Jésus le saisit avec beaucoup de justesse à ce moment précis ou, subjectivement, la mort de sa fille est encore un avenir ô combien redouté. En lui disant de ne pas craindre, il lui dit que cet avenir n’est pas à redouter. Et comme on ne supprime que ce que l’on remplace, il invite Jaïre à substituer la foi à la peur, et de ne laisser que celle-là habiter son cœur, à l’exclusion de tout autre sentiment. Cette foi, la fameuse qui consistait pour les disciples, il y a encore peu dans l’épisode de la tempête, à accueillir la confiance que Jésus leur faisait. Là aussi, il a fait confiance à Jaïre en se laissant emmener par lui, et en se laissant prescrire ce qu’il devrait faire. Il invite Jaïre à se laisser avec confiance au premier mouvement de son cœur, sans se laisser perturber par les nouvelles informations.

« Et il ne laissa personne aller en sa compagnie sinon Pierre et Jacques et Jean le frère de Jacques. » Rappelons-nous que nous sommes au milieu de la foule et pressés par elle. Elle bougeait avec eux, et Jaïre, Jésus et les disciples « n’en sortaient pas » ! Mais voilà qu’il met un terme à ce déplacement simultané, on ne sait pas comment. Et par là même se trouve enfin réalisé son souhait (exprimé avant la fameuse traversée en barque) de « traverser » cette fameuse foule pour se placer de l’autre côté d’elle. Même parmi les disciples, il fait le tri, et il revient à ceux qui ont été appelés en tout début, avant même l’arrivée à Capharnaüm. Il y a un disparu : André. Pourquoi trois ? Pourquoi ces trois-là ? Marc ne dit rien à ce sujet. Mais l’idée est sans doute qu’étant données les circonstances, Jésus ne veut pas que Jaïre sois sous la pression des autres, ni qu’il ait autre chose à penser que ce qui déjà le préoccupait et maintenant, forcément, occupe toutes ses pensées avec angoisse.

« Et ils arrivent à la maison du synagogarque, et il assiste au tumulte et aux pleureuses et aux nombreux qui poussent de grands cris, » Le déplacement est désormais plus rapide, débarrassé de l’encombrante compagnie : les voilà déjà arrivés. Sur place, tout le cérémonial est déjà en place : on a fait venir déjà tous les intervenants du rituel funèbre, les pleureuses, ceux ou celles qui poussent les cris. Bref, tout le rituel des décès est déjà en place, avec son côté démonstratif jusqu’à en être gênant pour ceux dont la tradition en ces matières est plus réservée. Le mot de Marc est ici que Jésus assiste à un spectacle : il me semble que c’est la nuance de sens à retenir pour le verbe [théooréïn], ce qui en dit moins sur son état d’esprit à lui que sur ce qui est déroulé devant les yeux de ceux qui arrivent. « et en entrant il leur dit : pourquoi faites-vous ce bruit et ces pleurs ? L’enfant n’est pas morte mais elle est endormie. » Mais Jésus remet aussitôt en question ce déploiement : il affirme que l’enfant n’est pas décédée, mais qu’au contraire elle est endormie, ce qui est plutôt bon signe en cas de maladie. Cette affirmation est faite a priori, sans qu’il l’aie vue : il s’agit d’une conviction de Jésus. Peut-être aussi d’un savoir particulier ? Mais il me semble plutôt qu’un fois encore, Jésus va au bout de la confiance qu’il fait à celui qui est venu le chercher, ce père qui certes lui a dit que sa fille était à toute extrémité, mais qui sans doute ne se serait jamais éloigné un tant soit peu s’il avait senti que c’était vraiment la fin.

« Et ils riaient de lui. Lui cependant, après les avoir tous fait sortir, prend avec lui le père de l’enfant et sa mère et ceux qui sont avec lui et pénètre où était l’enfant. » La réaction provoquée par les mots de Jésus fait surtout contraste chez ceux qui les entendent avec leur office, et souligne le côté « spectacle ». Ils pleuraient, les voilà qui rient. C’est un rire de moquerie, mais c’est rire tout de même. Ils ne pleuraient pas une morte, ils mettaient en scène les sentiments des autres, de ceux qui peut-être vivaient un deuil. Mais là encore, dans une deuxième étape, Jésus fait le vide et seuls demeurent avec lui le père, la mère, Pierre, Jacques et Jean. Et enfin ils viennent dans la chambre, comme l’avait souhaité Jaïre.

« Et après avoir saisi la main de l’enfant, il lui dit : ‘Talitha koum’, c’est-à-dire en traduisant : ‘petite fille, à toi je le dis, lève-toi. » Jésus prend la main de l’enfant, avec un geste qui indique une prise forte : c’est le même qui avait été employé pour la belle-mère de Simon-Pierre. Et Marc l’appelle encore « l’enfant« , le mot qui rappelait jusqu’à présent qu’il s’agissait de celle pour laquelle un père était venu le trouver. Il l’appelle encore ainsi mais pour la dernière fois, car Jésus va employer maintenant un autre mot, « petite fille » ou « jeune fille« , un mot qui indique une douce familiarité. Et c’est le mot qui va désormais remplacer l’autre jusqu’à la fin. C’est une relation avec lui, c’est ainsi qu’elle lui apparaît, sans intermédiaire. Il lui prend la main : c’est un geste qui accompli la demande de son père, qui voulait qu’il la touche. L’ « imposition de la main » n’est pas en effet nécessairement un geste de haut en bas main étendue, elle consiste avant tout en un contact de la main, comme peut l’être le geste familier d’une main encourageante sur l’épaule. Marc nous rapporte un mot en araméen : encore une familiarité, la langue du « à la maison ». Et c’est un mot qui est adressé, avec insistance, à la jeune fille elle-même, supposant donc qu’elle est capable de l’entendre, et aussi de l’exécuter. Comme d’habitude, pourrait-on presque dire : Jésus invite, avec force, mais c’est l’autre qui fait.

« Et aussitôt se leva la petite fille et elle allait deci-delà : elle avait en effet douze ans. » Marc insiste : l’effet est immédiat, « aussitôt« . Elle se lève comme quand on se réveille, et aussitôt elle se met à aller et venir, comme une joyeuse petite fille qui a bien dormi et qui mord dans la vie. Douze ans : Marc s’adresse à touts ceux qui ont des enfants, et qui peuvent donc bien comprendre l’enthousiasme d’une jeune enfant de cet âge. « Et ils étaient hors-d’esprit d’une grande extase. Et il leur donna à tous des ordres précis afin que nul ne sache cela, et il leur dit de lui donner à manger. » Pour les autres, en revanche, la stupeur est totale. Le langage de Marc est redondant, littéralement « Et ils étaient extatiques d’une grande extase. » Mais ce mot, en traduction française, rend mal les choses, car nous l’employons aujourd’hui pour parler d’un sentiment de bonheur ou de joie indicibles. Or ici, il s’agit plutôt de dire que les assistants ont l’impression d’être en-dehors de la réalité, ils sont sans repères, ils ont perdu toute contenance. Et l’on s’aperçoit grâce à cela que eux non plus n’ont pas cru que la petite fille dormait, et que de la voir ainsi réveillée leur fait l’effet d’assister à un évènement qui ne s’est jamais vu. C’est peut-être à cause de cela que Jésus leur « donne des ordres précis » pour qu’ils ne disent pas un mot de ce à quoi ils ont assisté, il ne veut manifestement en aucune façon d’une réputation attachée au merveilleux. Et puis il ne perd pas son bon-sens : il les invite à la faire manger, car ils en oublieraient sans doute même cela !

Au total, qu’a fait Jésus ? Il a fait ce que Jaïre lui demandait de faire. Il s’est laissé conduire, il lui a fait confiance, et il l’a, chemin faisant, invité à rester dans cette confiance qu’il lui avait faite. Résultat, il a obtenu tout ce que son cœur désirait. Il s’est passé par Jaïre ce qui s’était passé pour la femme malade en cours de route : il a été au bout de ce qui l’habitait, de l’espoir qui le soulevait, et son désir s’est accompli. Les disciples, dans la tempête, avaient renoncé à faire ce qu’ils pouvaient malgré le métier de plusieurs et réveillé Jésus ; dans la tempête intérieure de ses injonctions contradictoires, la femme elle a fait ce qu’elle avait désiré ; et dans la tempête de sentiments provoquée par l’annonce prématurée des gens de sa maisonnée (qui lui disaient de laisser là Jésus), Jaïre a continué d’entraîner Jésus vers sa maison, et il a retrouvé celle qu’il aimait de tout son cœur de père. Décidément, Jésus fait l’éducation de ses disciples en matière de foi : il faut aller au bout de son cœur.

Un plein rétablissement (Mc.5,24b-34)

Et la foule qui le suivait était si nombreuse qu’elle l’écrasait. Or, une femme, qui avait des pertes de sang depuis douze ans… – elle avait beaucoup souffert du traitement de nombreux médecins, et elle avait dépensé tous ses biens sans avoir la moindre amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré –… cette femme donc, ayant appris ce qu’on disait de Jésus, vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement. Elle se disait en effet : « Si je parviens à toucher seulement son vêtement, je serai sauvée. » À l’instant, l’hémorragie s’arrêta, et elle ressentit dans son corps qu’elle était guérie de son mal. Aussitôt Jésus se rendit compte qu’une force était sortie de lui. Il se retourna dans la foule, et il demandait : « Qui a touché mes vêtements ? »  Ses disciples lui répondirent : « Tu vois bien la foule qui t’écrase, et tu demandes : “Qui m’a touché ?” » Mais lui regardait tout autour pour voir celle qui avait fait cela. Alors la femme, saisie de crainte et toute tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité.  Jésus lui dit alors : « Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix et sois guérie de ton mal. »

Marc nous place donc dans l’exacte suite du récit commencé précédemment, Jésus est parti à la suite de Jaïre trouver la fille de celui-ci qui est à toute extrémité. Avec lui, il passe à travers la foule, or justement « et le suivait une foule nombreuse et ils le comprimaient. » Marc ne nous dit pas seulement qu’il y a beaucoup de monde, mais il rappelle deux choses : d’une part, la compression de la foule est dite exactement de la manière et avec le mot qui montrait (Mc.3,9) que la foule représentait désormais un danger pour Jésus, ce qui (jouit à d’autres éléments) l’avait poussé à monter en barque, puis même à monter sur la montagne pour s’organiser en faisant les Douze. Jésus s’affronte donc de nouveau cette réalité qui le gêne et le menace. D’autre part, il avait dit sa volonté de « traverser » (Mc.4,35) : les disciples l’avaient compris de la mer et l’avaient transporté de l’autre côté de celle-ci, puis de retour, il y a maintenant cette opportunité offerte par Jaïre, mais il semble que ce ne soit pas facile du tout car la foule est mouvante, nombreuse, toujours aussi dangereuse, elle suit le mouvement et se déplace aussi, de sorte que la traverser semble une opération impossible. Et l’image de la tempête soudaine, avec la barque qui se remplit et les vagues qui submergent, s’impose à nos yeux…. Que va-t-il se passer ?

« Et une femme, qui était dans un flux de sang douze années durant et qui avait beaucoup subi de nombreux médecins et qui avait beaucoup dépensé pour cela et ne lui était arrivé de leurs mains aucun soin mais plutôt pire, après ce qu’elle avait entendu au sujet de Jésus, arrivée dans la foule par derrière, toucha son vêtement. » Voici un nouveau personnage : Marc ne nous donne pas de nom, mais il nous dit qu’il s’agit d’une femme malade. L’expression qu’il emploie pourrait désigner bien sûr tout type d’hémorragie, mais il est plus souvent employé dans ce genre de textes, et dans le Lévitique par exemple, pour les règles. Les conséquences de celles-ci, selon ce même livre, sont l’impureté rituelle communicative, que ce soit en période « normale » (Lv.15,19) ou en dehors de celle-ci (Lv.15,25). Autrement dit, cette femme souffre dans son corps depuis bien longtemps, mais souffre aussi dans son « corps social » puisqu’elle doit se tenir et être tenue à part !

La médecine d’aujourd’hui nous dit qu’un saignement utérin anormal est un problème fréquent chez les femmes en âge de procréer. Il survient le plus souvent au début et à la fin des années de la période de procréation : 20 % des cas concernent des adolescentes, et plus de 50 % concernent des femmes de plus de 45 ans. Chez les femmes en âge de procréer, la cause la plus fréquente d’un saignement anormal est le dysfonctionnement ovulatoire. Chez les femmes présentant ce type de saignements anormaux, la libération de l’ovule n’a pas lieu, et la muqueuse utérine (endomètre) continue de s’épaissir (au lieu de se rompre et d’être normalement rejetée sous la forme de règles). Cet épaississement anormal est appelé hyperplasie endométriale. La muqueuse épaissie est périodiquement détruite de façon incomplète et non uniforme, en provoquant le saignement. Le saignement est irrégulier, prolongé et, parfois, abondant et peut durer plusieurs jours. Chez d’autres femmes, un ovule est libéré, mais la production de progestérone dure plus longtemps que d’habitude. Par conséquent, la muqueuse utérine épaissie est éliminée de façon irrégulière. Si ce cycle d’épaississement anormal et de rejet irrégulier continue, il peut provoquer le développement de cellules précancéreuses, augmentant le risque de cancer de la muqueuse utérine , même chez les femmes jeunes (source : Le Manuel MSD).

Nous voyons donc que cette femme, atteinte depuis douze ans, est en grand danger. Elle a fait tout ce qu’elle a pu, mais rien ni personne n’a pu la soigner, et elle y a perdu beaucoup d’argent. Mais nous voyons aussi sa résolution : là où le Lévitique lui dit que tous ceux et tout ce qu’elle touche devient impur, elle ose braver l’interdit dans l’espoir d’être enfin guérie. Elle entre dans la foule, qui la compresse elle aussi, forcément, et tant pis pour tous ceux qu’elle touche ou qui la touchent. Elle va toucher son vêtement, et tant pis. Mais elle arrive par derrière, signe sans doute d’une résolution toute personnelle et intérieure mais qu’elle compte bien garder pour elle-même. Elle a entendu parler de Jésus, elle se risque, mais il ne faut rien dire. Pourquoi ? Par honte ? Peut-être un peu, bien sûr ; mais plus objectivement, à cause des règles d’impureté rituelle : avouer son dessein c’est le rendre par là-même irréalisable ! Il lui est impossible de dire ce qu’elle veut faire, à quiconque.

Marc nous dit son intention : « Elle disait en effet : si je touche ne serait-ce que de ses vêtements, je serai guérie. » C’est une conviction qu’elle s’est faite. La formulation laisse entendre que, si elle le touchait lui, ce serait sûrement le plus efficace ; mais quelque chose de ses vêtements, cela devrait tout de même faire l’affaire. Il faut néanmoins toucher : il y a chez elle une idée un peu semblable à celle de Jaïre, qui pense que Jésus doit venir mettre la main sur sa fille. Après douze années, on peut imaginer comme cette conviction une fois formée a pu devenir obsédante. Elle l’a sans doute dit, et on lui aura fait observer la contradiction : peut-être, oui, si tu le touches, mais voilà, tu n’en as pas le droit. Alors elle y est allé sans rien dire, elle s’est cachée (on n’est jamais aussi caché que dans une foule) et a bravé le danger d’être étouffé, elle a joué des bras et de tout son corps pour avancer dans la foule, et elle est parvenue jusqu’à celui du contact duquel elle attend tellement. Il faut mesurer l’aspect trangressif de son choix et de son action : elle transgresse un interdit très fort, auquel elle se soumet tout de même depuis douze ans, parce qu’une conviction plus forte encore l’habite désormais.La transgression est ici une étape nécessaire pour atteindre Jésus.

Que se passe-t-il ? « Et aussitôt fut desséchée la source de son sang et elle sut par son corps qu’il était guéri de son supplice. Et aussitôt Jésus, reconnaissant en lui-même la force s’en allant hors de lui, se retourna dans la foule et dit : qui m’a touché les vêtements ? » J’ai pris en même ces deux moments, parce que le double « aussitôt » de Marc, dont nous sommes déjà familier, suggère que les deux faits sont exactement contemporains, et non successifs. Les deux personnages connaissent ou reconnaissent en même temps que quelque chose vient de se passer. Pour la femme, au moment même du toucher (avec tout ce qu’il implique et que nous avons déjà détaillé), l’effet est immédiat, l’hémorragie cesse et son corps lui dit que c’est fini. Et le mot « supplice » dit assez de quoi elle est délivrée, tant physiquement que moralement. Pour Jésus, ce n’est pas que physique (mais ce l’est sans doute aussi), le verbe ([guighnoskoo]) est le même mais augmenté du préverbe [épi-] qui a généralement le sens, de « sur« , « par-dessus » : c’est une connaissance plus entière encore, qu’il éprouve « en lui-même« , donc dans toutes les dimensions de son être. La guérison ne se fait pas à son insu, tout au contraire, mais elle est sans préalable d’aucune sorte. Comme s’il était dans une constante disposition à délivrer du mal. Mais pour lui, l’affaire ne s’arrête pas là : « Qui…?« 

« Et se disciples lui dirent : Tu regardes la foule qui te comprime et du dit : qui m’a touché ? » La remarque est de bon sens : tout le monde le touche. Il est pressé de toute part, au point qu’est repris le terme qui en exprime le danger, il en est oppressé, suffoqué. La remarque fait en même temps ressortir la différence entre ce contact de la foule et celui dont Jésus parle : lui parle d’un toucher bien particulier, d’un toucher intentionnel qui a rencontré sa propre disposition. Il s’agit, au milieu de cette foule, d’une véritable rencontre en profondeur. Du reste, le verbe [aptoo] signifie d’abord ajuster, attacher. Dans son sens de toucher, il parle d’atteindre, de s’attacher à : on ne parle pas d’un simple contact, mais bien d’une rencontre en profondeur.

« Et il cherchait-autour-du-regard pour voir celle qui avait fait cela. » Il cherche à voir celle qu’il a déjà rencontrée en profondeur, celle dont la force du désir d’être guérie a déjà rencontré en lui la force du désir de guérir. Mais pourquoi la cherche-t-elle ? Est-ce pour la connaître ? Mais l’emploi par Marc du féminin suggère qu’il la connaît déjà : ce ne peut donc être pour « faire sa connaissance ». Alors pourquoi ? Si ce n’est pas pour lui, alors c’est pour elle…

« Or la femme qui avait peur et tremblait sachant ce qui lui était advenu, vint et tomba devant lui et lui dit toute la vérité. » Elle avait certes été guérie, mais le cœur lui en battait. Si elle avait transgressé les règles auxquelles elle se soumettait depuis douze années, soulevée par l’espoir d’être enfin délivrée de ce qui la torturait, elle n’en était pas moins rattrapée à présent par ces données entre lesquelles elle avait dû trancher. A-t-elle réussi ce qu’elle voulait, c’est certain ; mais a-t-elle bien fait ? C’est la question avec laquelle elle est maintenant seule. Elle tombe devant Jésus, exactement comme avait fait Jaïre, lui pour demander, elle pour avouer. Car c’est bien d’aveu qu’il s’agit. Il n’y a pas eu de mots mis avant, mais il faut qu’il y en ait mais après. Mettre les mots est toujours nécessaire, sans eux il n’y a pas de paix, pas de vérité non plus.

« Or il lui dit : femme, ta foi à toi t’a sauvée toi : va-t’en en paix et sois saine, délivrée de ton supplice. » Ce mot qu’il lui dit : tu n’as rien volé, rien obtenu faussement. Mais au contraire, tu ne dois qu’à toi-même ce que tu as obtenu. Tu t’es fait confiance, tu as osé faire un choix et suivre ta voix profonde, tu as osé passer par-dessus d’autres valeurs auxquelles tu tiens aussi, mais que tu ne pouvais tenir toutes en même temps. Et c’est ainsi que tu t’es retrouvée. Maintenant, sois en paix. Et cette paix, il faut que ce soit quelqu’un d’autre qui la déclare, car on ne peut apaiser seul les débats de sa conscience. Cette paix doit être déclarée ouvertement, devant tous, pour que tous sachent que désormais elle n’a plus à se tenir à l’écart, elle n’a plus à susciter la crainte de « contaminer » rituellement ceux qui l’entourent. Et nous comprenons mieux maintenant ce qu’il cherchait avec une telle insistance : il voulait aller au bout de ce qui était « sorti de lui » : son désir de guérir ne s’arrête pas au seul rétablissement physique, il va jusqu’au plein rétablissement, et intérieur et social, de la personne.