32 Le soir venu, après le coucher du soleil, on lui amenait tous ceux qui étaient atteints d’un mal ou possédés par des démons. 33 La ville entière se pressait à la porte. 34 Il guérit beaucoup de gens atteints de toutes sortes de maladies, et il expulsa beaucoup de démons ; il empêchait les démons de parler, parce qu’ils savaient, eux, qui il était.
Voici que, dans sa présentation de Jésus en action, Marc semble faire comme une pause, avec un passage plutôt généralisant. C’est un passage qui a déjà été commenté dans la deuxième partie de la notice Retrouver le pouvoir de donner, perdre le pouvoir de diviser.
La première chose qui frappe, c’est le moment où se situe maintenant l’action. Marc donne des précision qui peuvent sembler redondantes : « Le soir venu, après le coucher du soleil… » Que veut-il nous dire ? Que les gens viennent nuitamment, à l’abri des regards ? Mais si c’est « la ville entière » qui vient, c’est un peu raté. Mais examinons cela posément : le soir induit l’idée de la fin de journée, et donc qu’il y a là comme un résultat de ce qui s’est passé durant cette journée. Ce que Marc va nous décrire est en quelque sorte la conséquence de ce qui a été dépeint précédemment, à savoir la prise de parole publique dans la synagogue et l’incident avec un homme appelé à changer d’une part, l’initiative de la remise sur pied de la belle-mère de Simon dans l’intimité domestique d’autre part. Manifestement les gens ont parlé, le bouche-à-oreille à fonctionné, il ne faut pas oublier qu’après l’épisode public de la synagogue, sa renommée était aussitôt sortie « partout, [pénétrant] dans tout le pays alentour de Galilée« . A Capharnaüm, c’est une traînée de poudre, puisque dès le soir, tout le monde est là.
Mais la précision « après le coucher du soleil » n’a pas la même visée. Cela veut dire, dans le comput du temps juif, le lendemain (puisque les jours commencent pour eux après le coucher du soleil). Or quel était le jour précédent ? Un sabbat : ce sont « les sabbats » que Jésus et ses compagnons sont allés à la synagogue. Et une double idée naît ici, l’une sur la valeur du sabbat, l’autre sur son observance par la foule des citadins. Sur la valeur du sabbat : Jésus choisit d’œuvrer de manière privilégiée les sabbats. Ou du moins, Marc nous rapporte son activité comme liée au sabbat. Or le sabbat est avant tout le jour d’une autre activité du créateur (cf. Gn.2,1-4a) : pendant six jours, il a créé. Mais le septième jour, celui qui est commémoré par l’institution du sabbat, il a fait une œuvre qui va au-delà de la création, il a fait autre chose. Marc, ici, nous montre un écho de cet « autre chose », dans l’activité de Jésus exclusivement réservée au sabbat. C’est donner un sens éminemment positif à ce jour, avant que des polémiques d’un autre genre opposent notamment les pharisiens à Jésus autour du sabbat. Mais Marc dit aussi un mot sur l’observance des gens : ils attendent que le sabbat soit terminé pour se déplacer, ils ne viennent, en transportant d’autres gens, que quand c’est permis. C’est défendre d’avance Jésus contre les accusations des pharisiens : il n’a provoqué personne à enfreindre le sabbat, même si ce n’a pas été de sa part par le biais d’une prescription ou d’une interdiction. Simplement, tout se passe sans contrevenir à la loi.
Et que se passe-t-il donc concrètement à ce moment ? « on lui amenait tous ceux qui étaient atteints d’un mal ou étaient démonisés. » On lui porte, plus qu’on ne lui conduit, « tous…« . C’est un énorme changement, un basculement même. Jusqu’à présent, on a vu Jésus choisir ses moments (le sabbat) et ses publics (la synagogue, ou la maison), ainsi que son action (parler ou annoncer, mais aussi remettre sur pied une personne dans le cadre normalement discret de l’intimité familiale). Et voilà qu’on le sollicite maintenant, et de manière générale, à un moment qu’il n’a pas choisi (à la nuit tombée !), pour une œuvre qu’il n’a pas faite en public (la guérison). Et on lui apporte pas quelques malades, mais Marc écrit « tous« . C’est une ruée. La pression est énorme, incontournable : Jésus va-t-il se faire détourner de son ministère ? Son action va-t-elle changer sous la pression populaire ?
C’est qu’on lui apporte « ceux qui ont des maux« , d’une part, sans qu’il soit précisé de quelle nature sont ces maux -et je ne vois pas très bien qui n’a pas quelque chose qui ne va pas à un plan ou à un autre-, d’autre part « ceux qui sont soumis à un [daïmon]« , c’est-à-dire à la volonté d’une puissance supra-humaine. Marc rapporte ici ce qui est dans l’esprit des gens. On voit bien, dans cette manière de classifier les mots, ceux qui ont une explication (quelle que soit la valeur de celle-ci), les « maladies », et ceux qui n’en ont pas, les « démons ». Mais Marc -et le Jésus de Marc encore moins- n’endosse pas cette classification : il n’est que de se rappeler l’épisode précédent dans la synagogue, où il a attentivement choisi ses mots. Là, pas de « démons », encore moins de « possession », mais bien un homme qui devait sortir d’un état d’esprit qui l’emprisonnait !
Donc, on lui apporte tout ce qui fait peur ou tout ce qui fait souffrir : c’est tout-à-fait nouveau ! D’ailleurs, Marc note immédiatement après : « et c’était toute la ville qui était rassemblée devant la porte. Il est un fait que Jésus cherche à rassembler, mais c’est plutôt par la proclamation de la bonne nouvelle du royaume. Là, c’est l’espoir d’être instantanément délivrés de toutes sortes de maux qui fait le rassemblement. Est-ce à ce point contradictoire ? Que va-t-il faire ?
En tous cas, « il prend soin de nombreux qui ont mal du fait de nombreuses maladies,… » Je note que Marc ne parle pas expressément de guérison, même si le mot ne l’exclut pas, mais il parle de « prendre soin« , et c’est bien plus beau. Jésus ne fait pas le guérisseur automatique, il prend du temps avec chacun, on devine à travers ce mot qu’il s’approche, qu’il écoute, qu’il échange, qu’il console, et sans doute qu’il soulage. Cela prend beaucoup de temps, mais le soin des personnes exige du temps, c’est la condition pour qu’elles reprennent espoir et désir de vivre : il en va ainsi tant dans le « médical » que dans l’ « éducatif » et toutes les formes d’accompagnement des personnes. Marc ne dit pas « il les guérit tous », il parle de « nombreux« , ce qui est une nuance cohérente avec ce « prendre soin« . Peut-être n’ont-ils pas tous été guéris, mais Jésus, plutôt que de se soumettre à cette muette injonction, a préféré « prendre soin » des uns et des autres, et s’est ainsi approché de beaucoup, et a affronté leur mal avec eux. Je sens que l’illustration va être difficile à trouver : tant de représentations montrent Jésus guérissant avec un geste à distance en direction d’une foule indistincte, alors que c’est tout le contraire !!

« … et il jette dehors de nombreux [daïmon], et il ne laissait pas parler les [daïmon] parce qu’ils l’observaient. » Et puis il y a des « expulsions », le mot que prend Marc est celui qu’il a utilisé pour l’action de l’esprit « jetant » Jésus au désert. C’est la même force impérative. Que se passe-t-il vraiment ? Comment fait-il avec ses maux inexpliqués que le populaire classifie comme l’œuvre de puissances supra-humaines ? Eh bien là, il délivre les personnes par une action d’autorité qui rejette hors d’eux ce mal. Finie cette épilepsie, finie cette maladie psychiatrique : les voilà assainis et d’une manière cette fois instantanée, qui fait contraste avec le « prendre soin » précédent. Pourquoi ? Il me semble que l’explication de Marc est plutôt claire : « ils l’observaient » (et non pas « ils savaient qui il était« , qui ne peut traduire [èdéïsan aouton]). Ces personnes à l’esprit atteint sont sans doute impressionnées de son approche, et elles pourraient bien manifester spectaculairement cette peur, ce n’est que trop courant dans ce genre d’affections. Jésus préfère manifestement ne pas accréditer un peu plus dans l’esprit de tous qu’ils « ont un démon », il agit d’un coup avant qu’ils ne prennent la parole. Ils n’ont pas le temps de s’agiter et d’adopter un comportement qui est justement celui qui fait trop facilement croire qu’ils « ont un démon ». Autrement dit, il les guérit aussi dans leur « corps social », il fait en sorte qu’on ne les rejette plus. C’est magnifique !
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