35 Le lendemain, Jésus se leva, bien avant l’aube. Il sortit et se rendit dans un endroit désert, et là il priait. 36 Simon et ceux qui étaient avec lui partirent à sa recherche. 37 Ils le trouvent et lui disent : « Tout le monde te cherche. » 38 Jésus leur dit : « Allons ailleurs, dans les villages voisins, afin que là aussi je proclame l’Évangile ; car c’est pour cela que je suis sorti. » 39 Et il parcourut toute la Galilée, proclamant l’Évangile dans leurs synagogues, et expulsant les démons.
Voici maintenant, après une sorte de résumé de l’action de Jésus, mais aussi un net infléchissement de celle-ci dû aux foules et à leur demande, un moment plus intime, à nouveau loin des foules, et qui pour cela fait écho au moment chez Simon. Nous avons déjà eu l’occasion de nous arrêter spécifiquement sur cet épisode, Il faut que ça bouge.
Marc situe cet épisode littéralement « dès le matin, très de nuit« , c’est-à-dire le premier jour de la semaine. A l’heure où les femmes viendront au tombeau : c’est exactement le même mot qu’il emploiera à la fin de son évangile. « très de nuit« , les lueurs de l’aube se font à peine sentir : c’est l’heure des grands calmes, celle où un lac est comme un miroir, où le vent est entièrement tombé, où la fraîcheur est la plus grande, l’heure de la paix. On n’y voit pas plus qu’en pleine nuit, mais quelque chose en soi guette l’arrivée de la lumière, et on en perçoit peu à peu les signes, imperceptiblement, puis plus franchement. C’est l’heure où le cœur humain est soulevé d’espoir et plein d’allant. Le rapport avec toute cette nouveauté renaissante est accentué par le participe appliqué à Jésus : [anastas], « s’étant levé » : c’est aussi LE mot des évangiles pour la résurrection de Jésus, et les premiers lecteurs ne peuvent pas ne pas frémir à ce mot qui fait tout le christianisme naissant, qui le distingue, qui change tout. En écho à ce premier jour de la création et à la création de la lumière, nous sommes dans une nouvelle création et une nouvelle lumière.

Et que fait Jésus à cette heure et dans ces conditions ? Soit dit en passant, si on lui a amené tous les souffrants de la ville après le coucher du soleil, qu’il a pris le temps avec nombre d’entre eux et qu’il est debout avant le lever du soleil, il n’a pas dû beaucoup dormir. Il y a une faim chez cet homme, un désir plus fort que les besoins naturels comme le sommeil. Que fait-il alors ? Il « sort« , il « quitte » pour un lieu désert et là il « prie« . Marc nous met en scène Jésus priant, dans une suite d’actions dont sa prière est le terme, et sans nous en dire plus. Il ne nous décrit pas la prière de Jésus.
Mais peut-être que si, peut-être avec cela nous dit-il l’essentiel, à savoir : que la prière ne se décrit pas (parce qu’elle est propre à chacun ? Parce qu’elle est le mystère d’une relation seul à seul ? Parce qu’il est vain de vouloir la codifier ?) ; que c’est une action (dans la ligne de se lever, sortir, s’éloigner…) ; qu’elle suppose un désert (en tous cas d’être à part, ou que cette relation-là n’est pas à ranger avec les autres, qu’elle est par essence « à part ») ; qu’elle suppose de quitter (autrement dit, c’est une question d’attention, qui n’est pas portée sur trente-six choses mais se focalise de manière unique) ; qu’elle suppose de sortir (c’est une « extase », autrement dit l’œuvre avant tout de l’amour, qui est extatique par nature : elle est une attention portée en un autre, et occupée tout entière de celui-ci) ; qu’elle est pour un chrétien une action de ressuscité ; qu’elle est favorisée par la paix et par l’accès en soi de tous ces soulèvements et attentes qui naissent si spontanément avant le jour et dans l’attente qu’il apparaisse. Peut-être que Marc nous dit tout cela sur la prière, et ce n’est déjà pas si mal, me semble-t-il…
« Et le poursuivent Simon et ceux qui sont avec lui… » Le mot est celui qui dit aussi la « persécution » : il s’agit de serrer de près, en mettant la pression. Simon, André, Jacques et Jean ne lui laissent pas beaucoup de répit, même à cette heure ! Qu’est-ce qui leur prend ? « …et il le trouvent et lui disent que ‘tous te cherchent’ « . Loin de contenir la pression populaire, qui sans doute reprend dès le matin. On peut imaginer que, Jésus ayant pris son temps et n’ayant par conséquent pas guéri tout le monde, même s’ils étaient nombreux à l’avoir été, ceux qui n’ont pas encore obtenu satisfaction reviennent bien décidés, et d’autant plus que d’autres ont été guéris ou du moins qu’ils ont été l’objet de ses soins ! Et nos quatre compères, loin d’assumer cette pression pour laisser un peu de répit à Jésus, la lui transmettent au contraire. C’est sans doute qu’eux-mêmes sont éblouis par ce dont il est capable, on voit qu’ils sont des accompagnants récents.
« Et il leur dit : ‘allons ailleurs, dans les bourgades voisines, afin que là aussi je proclame : pour cela en effet je suis sorti' ». Le verbe « sortir » est le même que celui qui vient d’être utilisé pour son départ vers un lieu désert. Il n’a pas eu beaucoup de répit, beaucoup de temps en solitude, mais cet élan a suffit pour l’emporter. Il y a comme un re-centrement qui le libère de la pression populaire et peut-être d’une déviance de son objectif ou de sa mission. Il revient à sa proclamation, c’est-à-dire à ce qu’il a fait à Capharnaüm les sabbats dans la synagogue. Il n’est pas venu pour de l’humanitaire, ni du spectaculaire, mais pour proclamer une parole, pour annoncer le royaume. Et donc, quelles que soient les attentes qu’il a fait naître, ou les succès obtenus, elles ne sont pas sa règle (au risque de décevoir), mais bien la mission à lui confiée par le dieu qu’il est venu irrépressiblement retrouver dans ce lieu désert.
« Tout le monde te cherche« , mais ce ne sont pas ceux qui le cherchent qui sont l’objet de son attention, ce sont plutôt ceux qui ne le cherchent pas encore. Si on le cherche, on est dans la bonne direction : il faut se rappeler ce qui a été dit à propos du baptême, à savoir qu’il va à la rencontre de ce peuple qui cherche à revenir d’exil ! Ici, à Capharnaüm, il a rencontré un peuple qui désormais le cherche, et ce faisant cherche à revenir vers le dieu. Maintenant, il faut partir ailleurs. Et comme dans l’intimité de ceux qui sont avec lui, dans la maison de Simon et André, il a rendu à son service et à sa capacité de donner le meilleur d’elle-même la belle-mère de Simon, voilà que dans l’intimité de ceux qui sont avec lui, c’est lui-même qui retrouve le meilleur qu’il a à donner, et se relève en quelque sorte lui-même, depuis l’intimité avec son dieu.
« Et il allait proclamant dans leurs synagogues dans toute la Galilée et expulsant les démons » : les deux notes désormais caractéristiques de l’action et de la mission de Jésus sont posées, proclamation de la parole, et expulsion de tout ce qui empêche le royaume d’être établi, quelle que soit la nature de ces obstacles. Marc nous montre à quoi Jésus s’attache avant tout, à quoi le disciple doit s’attacher aussi avant tout : proclamer, et libérer.
Un commentaire sur « Pouvoir rectifiant de la prière (Mc.1, 35-39) »