Le lendemain matin, en passant, ils virent le figuier qui était desséché jusqu’aux racines. Pierre, se rappelant ce qui s’était passé, dit à Jésus : « Rabbi, regarde : le figuier que tu as maudit est desséché. » Alors Jésus, prenant la parole, leur dit : « Ayez foi en Dieu. Amen, je vous le dis : quiconque dira à cette montagne : “Enlève-toi de là, et va te jeter dans la mer”, s’il ne doute pas dans son cœur, mais s’il croit que ce qu’il dit arrivera, cela lui sera accordé ! C’est pourquoi, je vous le dis : tout ce que vous demandez dans la prière, croyez que vous l’avez obtenu, et cela vous sera accordé. Et quand vous vous tenez en prière, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pardonnez, afin que votre Père qui est aux cieux vous pardonne aussi vos fautes. »
Voilà une imbrication de textes vraiment savante ! On a eu une entrée triomphale à Jérusalem jusqu’au temple. Puis, on a eu un épisode avec un figuier. En troisième, on a eu un autre épisode à Jérusalem dans l’enceinte du temple, et voilà qu’on retrouve notre figuier. C’est comme si deux récits étaient chacun un pied avançant tour à tour quand une personne marche : droite, gauche, droite, gauche. De la sorte, les deux récits s’entrelacent, et s’entremêlent aussi leur signification.
« Et passant à proximité le lendemain ils virent le figuier desséché depuis la racine. » On ne sait pas où va la troupe, sans doute retourne-t-elle à Jérusalem pour la troisième fois. rien d’étonnant en ce cas à ce qu’ils retrouvent le figuier de la veille. Mais cet arbre est en piteux état : il est desséché, et ce à partir de la racine : la préposition [ék] évoque l’origine, ce dont on sort. C’est cette dernière précision qui est remarquable : car à vrai dire, un végétal boit à partir de son réseau de racines, il n’a pas d’autre moyen. Les racines du figuier vont en profondeur pour certaines, quoique pas immensément, mais le réseau racinaire le plus important court presque à la surface du sol, et assez loin de l’arbre. Cela veut dire qu’en vingt-quatre heures, il s’est trouvé un tel manque d’eau que l’arbre en a été entièrement desséché. Un grand coup de froid (un -17°, par exemple) aurait pu dessécher le figuier instantanément, mais ce n’est pas ce que dit Marc. Or quand l’arbre a soif, ses feuilles commencent par jaunir, puis ses fruits tombent avant que les feuilles ne suivent : si tel avait été le cas la veille, Jésus ne se serait même pas approché pour y chercher des figues. Il s’est donc passé quelque chose de tout-à-fait inhabituel.

« Et, se rappelant, Pierre lui dit : « Rabbi, vois le figuier auquel tu as souhaité du mal est desséché. » Pour Pierre, la situation s’explique, il la rapproche des paroles qu’ils ont entendu dire au maître la veille. Pourtant, ces paroles étaient différemment orientées : « Que plus jamais, pour l’éternité, de toi nul ne mange de fruit » C’était plutôt un appel à l’oubli (qu’il ait des fruits mais que nul ne songe à aller les cueillir), ou à la stérilité (qu’il ne porte plus de fruit). Mais ce n’était pas un appel à la mort du figuier, ce qui est survenu : pas de chance qu’il reparte, un figuier qui dépérit est généralement sans remède.
Alors que faire de ce décalage, entre la parole de Jésus et l’interprétation de Pierre ?Il me semble que le figuier, ce matin-là, fait plutôt voir un mal qui était déjà à l’oeuvre en lui auparavant. Il y a le mal que Jésus lui a souhaité, et il y a ce qui lui est arrivé. Peut-être qu’un stress hydrique était déjà fort avancé, qu’il puisait la veille et depuis longtemps déjà dans ses réserves pour maintenir ses feuilles, ayant déjà abandonné ses fruits, et que ce matin-là, de manière apparemment soudaine, il n’a plus rien pu faire pour lui-même.
L’entremêlement de l’histoire du figuier et celle de l’entrée à Jérusalem, de l’impossible dialogue avec les Pharisiens, les prêtres, les scribes et les Hérodiens invite aussi à une lecture plus symbolique, comme si le figuier était une métaphore. Jésus est venu à eux comme il est venu au figuier. Il a voulu entamer avec eux un dialogue comme il a tendu les mains vers des figues. Mais ils se sont tous refusés à lui, ils se sont rendus totalement absents, comme les figues de l’arbre. Et même ds actions spectaculaires, comme une entrée royale, comme une mise au net des parvis du temple, n’amènent pas le dialogue.
Il leur a dit à propos du temple qu’ils ont, eux une interprétation dévoyée du rapport au dieu, « vous en avez fait une caverne de brigands » : mais ils n’accèdent même pas à l’idée d’une discussion sur l’interprétation d’une source commune, ils ne veulent rien avoir de commun avec lui. Concéder qu’il y a plusieurs sens possibles, entrer en discussion et en dialogue pour comparer et évaluer ces interprétations, c’est déjà s’ouvrir à la pluralité : mais c’est justement cela que ne veulent aucun des groupes sus-cités. Comme Jésus l’a déjà maintes fois dénoncé, c’est leur pouvoir qu’ils veulent sauvegarder, et cela ne se discute pas. S’ils ont des divergences d’interprétation entre eux, ils n’en discuteront qu’en interne, à l’écart de tous. Pour le « peuple », pour le vulgaire, ils font bloc, ils n’ont qu’une vision (la vraie, forcément). Alors comme pour le figuier, Jésus leur dit que nul ne trouvera jamais de fruit en eux, nul ne pourra jamais restaurer sa vie, tirer pour sa vie quelque chose.
Mais la métaphore filée du figuier montre autre chose encore, ce matin-là : en fait, il y a déjà longtemps qu’eux-mêmes ne tirent plus rien du sol où ils sont fixés. Eux-mêmes sont morts de soif. Ils puisent encore dans leurs réserves pour maintenir une apparence, mais une fin dramatique va se précipiter pour eux, et c’est avec soudaineté que va se manifester leur effondrement. Peut-être est-ce le message suggéré par Marc à ses lecteurs, presque tous issus du judaïsme sans doute. Et cet effondrement soudain ne sera pas l’effet d’une malédiction de Jésus, contrairement à une interprétation trop facile, mais plutôt un effet de leur propre erreur : ils ne vont plus puiser, depuis trop longtemps, à ce qui pourrait les désaltérer eux aussi.
« Et répondant, Jésus leur dit : « Ayez foi à dieu ; … » Jésus ne se soucie pas de démentir l’interprétation de Pierre, mais par-delà ce dernier il s’adresse directement à tous. Et il les invite à la foi. Pas à la foi en lui, mais au dieu. Sans doute, c’est lui qui est « la source d’eau vive » (Jr.2,13). Et boire, par ne pas subir la mésaventure des Pharisiens et autres, c’est avoir foi. Et nous avons vu de nombreuses fois, dans cet évangile de Marc, que la foi est le plus souvent l’énoncé confiant du désir qui nous habite dans toute sa violence et sa profondeur ( et c’est cela qui mérite le « ta foi t’a sauvé« ). Vivre de foi, c’est donc vivre à hauteur (ou à profondeur) de son désir, c’est laisser sourdre celui-ci.
« … amen je vous dis que qui dirait à cette montagne : sois soulevée et sois jetée dans la mer, et qu’il ne balance pas dans son coeur mais croie qu’advient ce qu’il dit, pour lui cela sera. » Et voici un « cas » bien extraordinaire, et bien impossible disons-le : mais qui voudrait qu’une montagne se jette dans la mer ? A quoi bon ? Mais ce qui compte sans doute dans ce « dit » frappant ( et frappant précisément parce qu’il évoque un fait aussi massif qu’inutile), c’est justement l’énoncé clair et articulé du désir.
Cet énoncé, « …sois soulevée et sois jetée dans la mer,… » suppose l’intervention d’un tiers, les deux impératifs sont au passif. Il ne s’agit pas d’un acte de puissance, mais d’un désir profond et fou qu’un autre manifeste sa puissance. Mais il y a autre chose encore, il y a le fait que « il ne balance pas dans son coeur« . Pas de tergiversation, mais une simplicité du cœur. Le simple s’oppose au composé : et c’est le « composé » qui fait que le cœur balance. Mais si le cœur est habité par une seule chose, si le désir est à ce point intense qu’il exclut toute autre pensée, comme la nuée a expulsé du temple les prêtres de Salomon le jour de la dédicace du temple, alors il s’agit vraiment de la foi. Et c’est ce que nous avons vu bien souvent dans cet évangile de Marc, et c’était toute la « maïeutique » de Jésus que de faire s’énoncer le désir de son interlocuteur avec toute la simplicité possible, et ainsi pour lui cela s’est fait. Comprenons que la formule « pour lui cela sera » ne veut pas dire que l’intéressé se fait illusion, qu’il préfère penser que les choses sont comme il les désire, mais bien plutôt que en sa faveur, en réponse à son désir, les choses se conforment à ce désir.
« Par là je vous dis, tout ce pour quoi vous priez et suppliez, croyez que vous l’avez reçu, et pour vous cela sera. » L’énoncé est presque le même que précédemment, mais moins spectaculaire. Mais cette attitude de foi devient aussi attitude prière : et la prière n’est dès lors pas une « demande pour tenter sa chance », mais elle est débordement du cœur par le désir qui l’habite et qu’il faudra préalablement aller chercher au fond de soi. Quel est notre désir, le vrai, le profond ? Je le mets volontairement au singulier, car il me semble que, pour être simple, il faut qu’il soit unifiant et unique… Il me semble que beaucoup de questions posées sur la prière de demande, à quelles conditions elle serait exaucée ou pas, trouvent ici non pas leur réponse mais plutôt leur dissolution.
« Et lorsque vous vous tenez debout à prier, laissez aller si vous avez quelque chose contre quelqu’un, afin que votre père qui est dans les cieux laisse aller pour vous vos fautes. » On trouve ici un écho du « NotrePère », que Marc ne rapporte pas. Mais dans le contexte, on peut comprendre qu’atteindre notre désir unifiant et profond est impossible quand on a « quelque chose contre quelqu’un ». Il est des rancunes ou des batailles qui occupent le cœur, au sens où la France était occupée en 1942. Il faut un cœur libre pour atteindre à son désir. Et en miroir, il faut sans doute aussi le même cœur libre pour recevoir le don du dieu. Et c’est peut-être la première demande, le premier désir, que d’être libéré des attaches qui nous retiennent d’aller au profond, et ce sera peut-être le premier don, la première réponse à la prière et à la foi, que d’être libéré de ses fautes, de ses échecs, des fausses pistes qui nous empêchent d’être en simplicité avec le dieu. Ressasser les raisons qu’il aurait de ne pas nous accorder quelque chose est la première chose dont il peut nous délivrer, si nous le désirons vraiment.