Comme Jésus sortait du Temple, un de ses disciples lui dit : « Maître, regarde : quelles belles pierres ! quelles constructions ! » Mais Jésus lui dit : « Tu vois ces grandes constructions ? Il ne restera pas ici pierre sur pierre ; tout sera détruit. »
« Et pendant qu’il sortait du temple, un parmi ses disciples lui dit : « Maître, vois la qualité de ces pierres et la qualité de cette construction ! » Voici qu’il est de nouveau question de regard. Le temps est différent de l’épisode précédent, qui pouvait se placer n’importe quand, mais à l’intérieur du temple -sans doute dans le parvis des femmes où, paraît-il, se trouvaient les troncs-. Maintenant, Jésus est en train de sortir, peut-être lors de l’une de ces allées et venues entre Béthanie et Jérusalem, puisque c’est ce mouvement pendulaire que Marc a imprimé à son récit dès l’arrivée à Jérusalem. Si c’est le cas, nous sommes sans doute aussi vers le soir, la journée finie.
C’est l’initiative de l’un des disciples qui va provoquer tout ce qui va suivre, non seulement cet épisode (très court) mais aussi les nombreux suivants. Il invite le Maître à « voir« , à « se figurer » (le verbe [éïdoo]). Placé après l’épisode précédent comme l’a fait Marc, ce conseil paraît quelque peu intempestif, ou impertinent. Ce disciple est dans une forte admiration, mais pas des gens : il regarde les pierres et les bâtiments qu’on en a tirés. Le pronom interrogatif qu’il utilise par deux fois, [podapoï], signifie littéralement « quel ?« , « de quelle sorte ? » Sa question n’en est pas une, c’est une question rhétorique, c’est une invitation à l’admiration.

Ce disciple peut bien sûr être sincère : être personnellement frappé par l’architecture du Temple, qui semble avoir été grandiose en effet. Certains passages de Psaumes expriment la même admiration. Mais justement, cela peut aussi être une admiration « convenue », qu’elle soit socialement ou religieusement correcte, ou qu’elle soit surtout guidée par l’émotion. Je pense à beaucoup de personnes qui parlent de Lourdes en disant : « Que c’est beau ! », mais je trouve personnellement que ces bâtiments sont particulièrement moches, lourds et disgracieux. J’ai le même avis à propos de la basilique du Sacré-Coeur de Montmartre ou de N-D de Fourvière. Je vais sûrement perdre ici des lecteurs ! (🤣🤣).
Car les « constructions », [oïkodomaï], sont avant tout architecturales, mais pas seulement. Derrière cette architecture, il y a aussi tout ce qu’elle symbolise, et la « construction » (au sens intellectuel, organisationnel, institutionnel, moral, etc.) socio-religieuse est présente dans cette admiration. Ce disciple n’admire pas que des pierres, il admire sans doute aussi ce qu’est le Temple, son usage, ce qu’il représente, la place qu’il tient dans l’histoire religieuse de chacun et dans l’histoire religieuse du peuple entier.
Et s’il est présomptueux, après la leçon d’observation attentive et approfondie donnée par le maître à l’épisode précédent, de l’interpeler pour qu’il voie, il faut sans doute s’attendre à ce que, dans sa réponse, il inclue tout ce qu’il voit, et donc aussi tout l’édifice socio-religieux que le temple symbolise.
« Et Jésus lui répond : « Tu vois toutes ces belles constructions ? Il ne sera laissé pour ainsi dire pierre sur pierre, qui ne soit détruite. » Puisqu’il est question de pierres, disons que la réponse est lapidaire ! Pas la moindre explication, ce pour quoi certains des disciples vont revenir sur ce point dans la séquence suivante. Mais pour l’heure, on n’en saura pas plus sur le pourquoi.
Pour autant, regardons bien (puisqu’il faut apprendre le regard) ce que nous apprenons : d’abord, la réponse appelle un autre regard. Le disciple a dit : « vois« , avec un verbe qui signifie autant le coup d’oeil que la construction que l’on en tire, un verbe qui invite à saisir ce qui apparaît, la forme, les lignes qui s’offrent au regard. Le maître répond avec un autre verbe, [blépoo], qui signifie voir au sens le plus large, faire usage de ses yeux, mais aussi « avoir un regard« , incluant l’intention, l’inclination. C’est comme s’il lui disait : « tu aimes ce que tu vois ? » Autrement dit, dans un premier temps, le maître fait prendre conscience du type de regard qui est le nôtre, peut-être de l’a priori qui nous habite.
Ensuite, la réponse est englobante, elle paraît inclure elle aussi non seulement ce que les sens saisissent, mais ce que les choses perçues entraînent. Autrement dit la dimension symbolique du temple. C’est toute la réalité socio-religieuse qui est là aussi incluse dans la réponse de Jésus, il ne répond pas non plus dans un sens purement esthétique.
Enfin, cette réponse est terrible : « … Il ne sera laissé pour ainsi dire pierre sur pierre, qui ne soit détruite. » Ce qui fait l’admiration du disciple est sans lendemain. Aussi grandiose que soit la construction, elle est vouée à la destruction. Par contrecoup, cela paraît faire contraste avec le geste de la veuve, dont Jésus a fait l’éloge et souligné la portée. Peut-être est-il suggéré ici que ce geste, lui, ne sera pas détruit, qu’il restera à jamais : et de fait, on en parle encore ! Mais le temple de pierre, et toute la construction socio-religieuse qui va avec et dont elle est le symbole, cela n’est pas fait pour durer à jamais. On pourrait dire la même chose en regardant Saint-Pierre de Rome, ou la Bourse de Wall-Street, ou que sais-je encore…
Nous voilà invités à nous interroger sur nos admirations : portent-elles sur ce qui est promis à la durée ou à l’éternité, ou pas ? Mais je voudrais aussi souligner un autre contraste avec le péricope précédent : Jésus était dans le temple et posait un regard pénétrant et admiratif sur ce qui se passait dans le coeur de la veuve pauvre. Maintenant il est hors du temple, puisqu’il est en train d’en sortir, et le disciple l’invite à regarder ce qui apparaît de celui-ci, donc du dehors. Et là, il ne rejoint pas le disciple dans son admiration mais annonce l’absence de pérennité de ce qui est regardé. Cela nous parle aussi de ce à quoi nous attachons nos regards, notre attention.
Au fond, notre regard est fait pour l’invisible. Cela semble un paradoxe, mais ce n’en est pas un. Nos sens ne peuvent pas s’attacher à l’invisible, c’est évident : mais notre regard ne consiste pas dans la seule perception, tout le monde sait d’une part que cette perception est « traitée » par le cerveau, ensuite qu’elle est sujette sans délai à interprétation. Et c’est là qu’on rejoint cette idée que notre regard est fait pour l’invisible. Et il me semble que tout art est fait pour cela, il est une quête obstinée de l’invisible, de l’indicible, pour parvenir coûte que coûte à l’exprimer. Et nos textes, que nous scrutons semaine après semaine, appartiennent à ce même ensemble qui cherche à exprimer l’indicible, et c’est avec ce regard qu’il faudrait les scruter toujours.
En regardant comme il l’a fait la veuve pauvre, Jésus a été conduit à l’invisible, à la splendeur de son cœur ; mais en s’arrêtant volontairement à l’épiphanie des choses, que pourrait-on rejoindre d’autre que ce qui n’a pas de lendemain ? On pouvait, dans le temple, admirer l’application des ouvriers, le soin et l’ingéniosité mis pour la réalisation, on pouvait deviner le cœur des ouvriers, et peut-être de leurs commanditaires (encore que là, c’est plutôt le plan d’ensemble qui le révèle, et il est terriblement hiérarchique et exclusif…). Mais ce n’est pas cela qu’a pointé le disciple, il est resté dans une admiration de façade, dans la « gloire » des constructeurs et architectes de cette organisation socio-religieuse. Or celle-ci n’a pas d’autre objet (atteint ou pas, c’est une autre question) que de conduire les êtres humains depuis leur cœur vers le dieu qu’ils cherchent : ce sont ces deux termes et leur relation qui sont destinés à demeurer, les moyens sont nécessairement éphémères.