Ils parviennent à un domaine appelé Gethsémani. Jésus dit à ses disciples : « Asseyez-vous ici, pendant que je vais prier. » Puis il emmène avec lui Pierre, Jacques et Jean, et commence à ressentir frayeur et angoisse. Il leur dit : « Mon âme est triste à mourir. Restez ici et veillez. » Allant un peu plus loin, il tombait à terre et priait pour que, s’il était possible, cette heure s’éloigne de lui. Il disait : « Abba… Père, tout est possible pour toi. Éloigne de moi cette coupe. Cependant, non pas ce que moi, je veux, mais ce que toi, tu veux ! » Puis il revient et trouve les disciples endormis. Il dit à Pierre : « Simon, tu dors ! Tu n’as pas eu la force de veiller seulement une heure ? Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation ; l’esprit est ardent, mais la chair est faible. » De nouveau, il s’éloigna et pria, en répétant les mêmes paroles. Et de nouveau, il vint près des disciples qu’il trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis de sommeil. Et eux ne savaient que lui répondre. Une troisième fois, il revient et leur dit : « Désormais, vous pouvez dormir et vous reposer. C’est fait ; l’heure est venue : voici que le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Allons ! Voici qu’il est proche, celui qui me livre. »
« Et ils pénètrent dans un domaine du nom de Getshémani… » L’épisode précédent a pu avoir lieu au Mont des Oliviers ou bien chemin faisant, en s’y rendant : dans l’un ou l’autre cas, les voilà maintenant dans une propriété (« un domaine« ) bien particulière, un lieu très précis, qui s’appelle Gethsémani. Le nom semble-t-il signifie « le pressoir à huile ». Rien d’étonnant, à vrai dire, qu’un pressoir à huile se trouve au milieu d’une oliveraie. Il est vrai que cela rappelle furieusement la parabole racontée il y a peu par Jésus à propos de la vigne où le propriétaire fit bâtir un pressoir…
Le pressoir est un instrument réjouissant quand on pense à ce que l’on en tire, vin ou huile ; mais il assez impressionnant quand on pense au processus d’écrasement et de broyage par quelque un tel résultat est obtenu.
Quoiqu’il en soit, c’est sans doute un lieu qu’ils connaissent déjà, pour y pénétrer ainsi sans autre formalité. Ce domaine, privé, fait sans doute partie du réseau de lieu et de relations grâce auxquels Jésus échappe au public, et se maintient quand il le veut loin de la foule. Du même coup, il échappe aussi au contrôle des autorités.
« …et il dit à ses disciples : « tenez-vous ici aussi longtemps que je prierai ». C’est ici que s’arrête la route des Douze (selon le contexte, « les disciples », ce sont eux), c’est ici que leur route et celle de Jésus se séparent. Ils sont priés de l’attendre, et lui pendant ce temps priera, c’est ce qu’il déclare ouvertement.
On se souvient que, dès la première semaine de Jésus, au début de l’évangile de Marc, Jésus sort à part pour prier, et qu’il faudra le chercher pour tenter de le ramener à la ville.
« Et il s’attache Pierre et Jacques et Jean, avec lui, et il commença à être frappé de stupeur et se tourmenter… » Comme lorsqu’il était monté sur la montagne pour être transformé devant eux, comme aussi quand il était allé chez Jaïre, le chef de la synagogue, pour guérir sa petite fille, Jésus fait une exception et prend avec lui trois parmi les Douze, toujours les mêmes.
Cette fois, Marc indique avec une certaine insistance qu’ils sont avec lui : il se les attache, ils sont « avec lui« . C’est sans doute le souhait d’une proximité plus grande que de coutume, plus insistante. Car en effet commence pour lui un climat intérieur tempétueux, et dans ces moments on ne veut pas être seul.
« …et il leur dit : « mon âme est affligée jusqu’à la mort. Demeurez ici et veillez ». Marc nous révèle ce climat intérieur dans lequel se trouve Jésus, mais Jésus ne semble pas le décrire de la même façon. Il ne garde pourtant pas une « façade », il ne joue pas un rôle avec ses disciples, avec ces trois en particulier.
« Mon âme est affligée jusqu’à la mort, » le mot évoque un encerclement, une oppression de toute part. C’est comme se sentir cerné. Et ce, « jusqu’à la mort« , ce qui peut vouloir dire « depuis maintenant jusqu’à la fin », cela ne cessera plus et ce sera l’état dans lequel je mourrai, et peut vouloir dire aussi « au point de mourir », une oppression telle qu’elle étouffe entièrement l’âme et en chasse la vie. Je ne crois pas qu’il faille choisir entre ces deux sens, les mots sont sans doute volontairement aussi amples de sens. Quand on se sent mal, on parle peu ; mais les mots qu’on emploie sont significatifs et denses.
Ces mots suffisent en tous cas à justifier la demande de ne pas être seul. Même si il va à part, les savoir priant avec lui, de leur côté, compatissant à son état intérieur, le soutiendra. Nul ne peut prendre la place de celui qui souffre, et celui-là le sait au premier chef, toujours. Mais on peut souhaiter d’être suffisamment accompagné pour pouvoir être libre avec quelqu’un ou quelques uns : avoir à qui confier ses propres états intérieurs au fur et à mesure de leur évolution, sans trier, sans se retenir, sans avoir à s’expliquer ni à « faire des phrases ».
« Et il s’avança à peine puis tomba sur la terre et pria afin que si possible le moment passe à l’écart de lui, et il disait : Papa, père, à toi tout est possible ; cette coupe s’écarte de moi ; mais pas ce que moi je veux mais ce que toi. » Il ne va pas loin. Dans le texte de Marc, on sent qu’il trébuche. une faiblesse le prend et ses jambes se dérobent. Les trois sont sans aucun doute témoins de la scène, qui est si proche.

On représente souvent Jésus à genoux, à Gethsémani. Ce n’est pas le cas ici. Il est à terre. Et c’est à terre qu’il prie. C’est un homme déjà à terre qui se tourne vers le ciel. Marc nous donne d’abord le contenu général, l’orientation de sa prière, son désir profond : « …afin que si possible, le moment passe à l’écart de lui.«
Le grec [Hoora], qui donne nos « heures », désigne les divisions du temps (à l’origine, d’abord les saisons), mais non pas comme des divisions abstraites : c’est plutôt la différence de leur contenu qui les distingue. C’est pourquoi « moment » me paraît plus juste ici. Et si le « moment » passe à l’écart, précisément, c’est avec son contenu qu’il passe à l’écart. C’est cela que Jésus désire. Il n’a cessé de prévenir son entourage de l’imminence de sa fin, et lui se doute qu’elle ne sera pas douce. Il n’est pas besoin pour cela de « double vue », un sens « politique » aigu suffit à comprendre qu’il est considéré comme un ennemi d’état, et que par conséquent on donnera à sa « prise » une portée symbolique, il faudra que la victoire sur lui fasse « signe ».
Par ailleurs, la seule idée de sa mort suffirait à faire frémir jusqu’au fond de soi un homme aussi sensible et attentif que lui, qui comprend les choses avant qu’on les lui dise, qui est aussi tout entier orienté vers la vie : tant il l’a restaurée, rendue, apportée…
Les mots mis par Marc dans la bouche de Jésus sont poignants : « Papa, père, à toi tout est possible ; cette coupe s’écarte de moi ; mais pas ce que moi je veux mais ce que toi. » Il y a d’abord la double invocation, le nom de tendresse et le nom de puissance (si je peux dire). C’est énoncer d’emblée un motif et un pouvoir de faire ce qu’il demande. Voilà qui rend l’invocation profondément émouvante. Et l’insistance va plus loin, « à toi, tout est possible ! » : à d’autres peut-être, non ; mais à toi, rien n’est impossible. Le « je ne peux pas » est une réponse impossible.
Et comme s’il avait l’assurance d’être exaucé, d’obtenir tout ce qu’il demande, avant même de l’avoir dit, il n’emploie pas le ton de la demande, « que cette coupe s’éloigne de moi, « , mais bien déjà le ton du constat, « cette coupe s’éloigne de moi ». Son désir a déjà été lu, le dieu qu’il envisage comme son papa n’a pas pu ne pas se conformer déjà à son désir. Merveilleuse confiance, conscience a priori d’être aimé sans mesure et sans réserve !
Mais il ne s’arrête pas là, comme l’histoire d’amour entre le dieu-père et lui ne s’arrête pas là. Il ajoute : « mais pas ce que moi je veux mais ce que toi. » Un double « mais » vient s’intercaler à ce qui a été précédemment énoncé. Et c’est bouleversant. Jésus a conscience d’être aimé au-delà de toute mesure, conscience que le dieu-père a prévenu son désir, l’a compris et déjà accompli. Mais il ne veut pas aimer moins qu’il n’est aimé. Et dans ce double « mais » se trouve une réponse aimante d’intensité entièrement égale à l’amour dont il est l’objet : la seule différence, c’est qu’il vient en deuxième, que l’initiative appartient au dieu-père. A son tour, il choisit, librement, d’oublier son désir, et de le faire passer après ce qu’il lit comme le désir du dieu-père.
« Et il vient et il les trouve qui dorment, et il dit à Pierre : Simon, tu dors ? Tu n’as pas eu la force pour veiller une heure ? Veillez et priez afin que vous ne veniez pas dans l’épreuve ; l’esprit certes est de bonne volonté, la chair en revanche est sans force. » Le retour vers les trois choisis a tout du désenchantement. Il leur avait demandé de veiller, pour ne pas être seul dans l’épreuve, même s’il était seul dans la prière. Mais non, ils dorment.
Jésus souligne la faiblesse de Simon, en particulier. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il protestait il y a quelques instants encore de ne jamais le lâcher même si tous le lâchaient ? Là encore, « une heure » serait sans doute mieux traduit « un moment » : on ne voit pas très bien comment la scène précédente aurait duré une heure…. Jésus souligne l’absence de force : il était pourtant lui-même à terre, ses jambes s’étaient dérobées sous lui. Mais sans doute n’est-ce pas de ce type de « force » dont il parle, mais de la force de la compassion, de l’amitié : celle que lui-même vient d’exercer, et avec quelle bouleversante illustration, dans la relation avec le dieu-père.
Et voilà qu’il ajoute une recommandation, « Veillez et priez afin que vous ne veniez pas dans l’épreuve ; l’esprit certes est de bonne volonté, la chair en revanche est sans force. » L’épreuve, c’est à la fois ce qui est éprouvant, difficile à traverser, mais aussi ce qui révèle, ce qui fait apparaître ce qui était caché (comme des épreuves photographiques). Dans la formulation de Marc, l’épreuve « n’arrive » pas, mais c’est l’homme qui, sous certaines conditions, vient dans l’épreuve. Autrement dit selon cette recommandation de Jésus, « veiller et prier » est la condition pour ne pas se trouver dans une situation difficile et révélatrice.
Les personnes qui parfois veillent et prient pourront être quelque peu surprises de cette recommandation, ayant l’expérience qu’elles ont eu beau « veiller et prier », cela n’a pas empêché les « épreuves » d’advenir ! Mais peut-être notre compréhension est-elle ici biaisée, dans notre ardent désir d’éviter les difficultés : et s’il existait une « recette magique » qui les annule ? Non, il n’y a pas de recette magique. Mais revenons au contexte : Jésus a demandé aux trois de veiller, en solidarité et compassion avec lui. Il désirait le soutien de l’amitié, non celle qui lui éviterait quoi que ce soit mais celle qui reste avec lui quel que soit son chemin. Ce qu’il leur dit maintenant, c’est que cette attitude est aussi bien pour eux-mêmes que pour lui. Il passera, lui, par « l’épreuve », il y vient, il y marche. Mais il y marche aussi pour eux, en leur faveur et à leur place. La solidarité avec lui, c’est aussi ce qui leur apportera à eux. Au-delà des « grandes déclarations », que l’esprit est ardent à faire avec bonne volonté, il y a ce petit effort, mais cet acte concret, qui sont à portée de la chair sans force.
« Et de nouveau en s’éloignant il prie en parlant avec les mêmes mots, et de nouveau il revient et les trouve endormis car leurs yeux étaient fléchissant sous le poids, et ils ne surent quoi lui répondre. » Le même enchaînement se répète, et les « de nouveau » sont insistants. Il me semble que Marc nous montre ainsi que ce changement bouleversant que nous avons entrevu, ce dépassement du refus instinctif de la mort par la recherche de l’égalité dans l’amour, n’est pas un acquis une fois pour toutes : c’est un combat, c’est une lutte à reprendre sans cesse, c’est un duel de soi avec soi dans deux dimensions qui font la personne immense, la recherche de vivre et la recherche d’aimer. Jésus ne « cale » pas son indicateur où il veut après réflexion, puis est tranquille : non, il faut qu’il lutte lui aussi, qu’il mette son énergie, qu’il s’affronte lui-même.
Car nous sommes ce que nous sommes, et n’avons pas le pouvoir de nous transformer ; nous sommes les premiers à devoir composer avec nous-mêmes, même en ce que nous avons de plus cher. Et peut-être justement pour que cela nous soit ce que nous avons de plus cher. La détermination d’aimer est spontanée pour lui aussi (l’esprit est de bonne volonté), mais que cet amour à égalité avec celui reçu du dieu-père soit effectif, que cela surpasse même son désir de vivre (qu’il ne peut perdre !) et son horreur de la mort, cela ne peut pas être sans une lutte incessante, et qui ne cessera qu’avec sa vie. Nous devinons ici que cet état de lutte va durer « jusqu’à la fin« , comme il l’a dit lui-même aux trois, qu’il sera son état intérieur tout au long. L’épisode Gethsémani ne sera clôt qu’avec sa mort.
« Il vient pour la troisième fois, et leur dit : dormez, du reste, et prenez du repos ; ça y est, le moment est venu, voici, le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs. Réveillez-vous, allons ! voici, celui qui me livre s’est fait tout proche. » Avec une économie de mots poignante, Marc nous fait comprendre que l’enchaînement s’est répété encore une troisième fois. Mais la partie des disciples s’achève maintenant. Ce qui va arriver maintenant ne nécessite plus leur soutien : celui-ci, sans doute, reste nécessaire quant à son état intérieur, qui dure on l’a compris.
Mais maintenant, ce sont les évènements qui vont se succéder, et là les disciples n’ont plus leur place. Jésus assume clairement d’aller seul à ce qui lui est proposé. Il s’abandonne aux évènements comme entre les mains du dieu-père, du dieu à qui « tout est possible » et qui dans sa sagesse est capable de tirer du mal un bien. Il a toujours tout fait pour éviter d’être pris, mais quand les choses se font par la trahison d’un ami, il ne peut plus rien. Mais c’est son chemin, son appel, et il est exclusif.
Il n’y a du reste pas de contradiction autre qu’apparente entre les deux paroles dites aux trois, d’une part : « dormez, du reste, et prenez du repos« , et d’autre part : « Réveillez-vous, allons ! » La première leur défend de vouloir influer, bien inutilement d’ailleurs, sur les évènements qui vont suivre, la « veille » qui leur est demandée n’est pas de cet ordre, mais plutôt la solidarité de l’amitié non démentie. La seconde vise à les protéger : devant la troupe qu’il entend venir, qui s’approche du jardin, ils ne doivent pas rester, de peur qu’ils ne se fassent prendre -et cela, il ne le veut pas.