Le lendemain, quand ils quittèrent Béthanie, il eut faim. Voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il y trouverait quelque chose ; mais, en s’approchant, il ne trouva que des feuilles, car ce n’était pas la saison des figues. Alors il dit au figuier : « Que jamais plus personne ne mange de tes fruits ! » Et ses disciples avaient bien entendu.
« Et le jour d’après, quand ils sortaient de Béthanie, il eut faim. » L’épisode raconté par Marc est clairement rattaché par lui à l’épisode précédent, nous sommes « le jour d’après« . La formulation laisse nettement entendre une idée de conséquence : une fois qu’a eu lieu l’entrée royale à Jérusalem, une fois qu’elle a été délibérément mise en scène par Jésus dans l’idée sans doute d’entraîner prêtres, Pharisiens et Hérodiens dans le mouvement populaire de reconnaissance de Jésus, une fois aussi que ces derniers ont brillés par une absence totale, signifiant un refus lui aussi délibéré d’entrer en discussion, la situation est désormais nouvelle. Mais cette fois, Jésus est à Jérusalem, et la confrontation dramatique doit se poursuivre sur ces bases-là.
Jésus sort de Béthanie, où il a sans doute pris ses quartiers. Ce n’est pas loin du tout de Jérusalem, il suffit de revenir vers Bethphagée et le Mont des Oliviers et de nouveau on est dans la ville. Ce qui est plus curieux, c’est qu’au sortir de ce lieu où il a dormi, il ait faim : cela laisse entendre qu’on ne l’a pas nourri. Il n’a peut-être pas, pour Marc, été logé chez quelqu’un.
« Et voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il vint [voir] si par chance il trouverait quelque chose en lui, mais après être venu, il ne trouva rien sur lui sinon des feuilles, en effet ce n’était pas l’époque des figues. » Voici maintenant un figuier. Ces arbres peuvent être en effet très grands, en tous cas ils se repèrent assez facilement à cause de feuilles très reconnaissables et très grandes. Les figuiers poussent en des endroits très inattendus, y compris dans les murs ; mais ils sont aussi cultivés. Rien d’exceptionnel donc à la présence d’un figuier. En revanche, il est à noter que les feuilles du figuier sont photosensibilisantes : le contact avec la peau suivi d’une exposition au soleil peut provoquer des inflammations ou des brûlures, parfois assez sérieuses.
Mais ce ne sont pas les feuilles qui sont recherchées : « …il vint [voir] si par chance il trouverait quelque chose en lui,… » Dans l’arbre, ce sont les fruits qui sont recherchés. Aussi bien ne peut-on pas le savoir sans s’en approcher : les feuilles se reconnaissent de loin et font voir que l’arbre est vivant, mais les fruits sont un peu cachés sous les feuilles, ils faut être proche de l’arbre pour les voir, et même soulever un peu les feuilles. Les fruits sont « à l’intérieur » de l’arbre, en quelque sorte, d’où sans doute le « en lui » de Marc.
Or de fruits, il n’y en a pas : « mais après être venu, il ne trouva rien sur lui sinon des feuilles, en effet ce n’était pas l’époque des figues. » Il s’est approché, il a fait le déplacement, mais il n’y a que des feuilles. Il peut y avoir deux raisons pour que le figuier n’ait pas de fruits. La première est que les inflorescences ont pu ne pas être fécondées, c’est une particularité du figuier. S’il n’est pas dans une certaine proximité avec un autre, qu’il ne peut pas y avoir d’échanges entre les figuiers « mâles » et les figuiers « femelles », pas de fruits. L’autre raison est tout simplement la saisonnalité. Il y a normalement des figues au printemps, avec les inflorescences de l’automne, et des figues à la fin de l’été et à l’automne, avec les inflorescences du printemps. Marc sous-entend que le figuier n’est pas isolé, et que l’absence de fruits est due à la deuxième raison.
« Et se distinguant il lui dit : « Plus jamais dans l’éternité que de toi personne ne mange de fruit. » Et ses disciples entendaient. » La réaction de Jésus est tout-à-fait étonnante, et ne sera expliquée dans le texte de Marc que plus tard. En général, quand on ne trouve pas de fruits sur un arbre, on se dit « dommage ! », et si l’on connaît un peu, on comprend qu’on n’est pas venu au bon moment, « je reviendrai plus tard », ou « je suis arrivé trop tard ». Mais Jésus semble rendre l’arbre responsable, comme si la saison des fruits devait être déterminée par sa venue à lui ! L’arbre devait avoir des fruits au moment où lui, Jésus, s’approcherait, et il n’a pas fait ce qui était attendu.
Subséquemment, le figuier est puni : « Plus jamais dans l’éternité que de toi personne ne mange de fruit. » A vrai dire, ce n’est pas le figuier qui est puni, mais toute personne qui voudrait en tirer de quoi manger : que pour l’éternité, pour toujours, nul ne puisse se nourrir de cet arbre, puisque lui, Jésus, n’a pas pu le faire. Il ne portait pas de fruit par raison de saisonnalité, il n’en portera plus par raison de fécondité.
On peut avoir des raison d’être consterné par cette réaction, qui semble disproportionnée et déraisonnable. On pense au roi Xerxès Ier faisant fouetter la mer parce qu’une tempête avait brisé le pont de bateaux qu’il avait fait ériger sur l’Hellespont pour franchir le détroit. Du reste, « Et ses disciples entendaient. » nous laisse deviner une certaine consternation chez les disciples devant cette réaction, qui les marque. Le maître est-il de mauvaise humeur à cause de ce qui s’est passé la veille ?
La veille…. Peut-être y a-t-il en effet un lien, d’ordre plus symbolique. Car la veille, comme pour le figuier, Jésus s’est approché de Jérusalem, mais n’y a rien trouvé. Et il est parti pour retourner à Jérusalem, en quittant Béthanie : mais c’est comme s’il ne trouverait encore pas de fruit dedans. C’est comme si Marc mettait en évidence un signe de la vanité de toute cette entreprise. De même que dans Jérusalem et dans le temple même, Jésus n’a trouvé ni Pharisien, ni scribe, ni prêtre, ni partisan d’Hérode, de même dans cet arbre il n’y a pas de fruit. Et si l’arbre est difficilement comptable de sa saisonnalité, les hommes eux auraient dû reconnaître que le moment de manifester leur « fruit » est venu quand Jésus est là. Le figuier est peut-être le symbole du refus délibéré des Pharisiens et de leurs partisans…
Lorsqu’ils approchent de Jérusalem, vers Bethphagé et Béthanie, près du mont des Oliviers, Jésus envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez au village qui est en face de vous. Dès que vous y entrerez, vous trouverez un petit âne attaché, sur lequel personne ne s’est encore assis. Détachez-le et amenez-le. Si l’on vous dit : “Que faites-vous là ?”, répondez : “Le Seigneur en a besoin, mais il vous le renverra aussitôt.” » Ils partirent, trouvèrent un petit âne attaché près d’une porte, dehors, dans la rue, et ils le détachèrent. Des gens qui se trouvaient là leur demandaient : « Qu’avez-vous à détacher cet ânon ? » Ils répondirent ce que Jésus leur avait dit, et on les laissa faire. Ils amenèrent le petit âne à Jésus, le couvrirent de leurs manteaux, et Jésus s’assit dessus. Alors, beaucoup de gens étendirent leurs manteaux sur le chemin, d’autres, des feuillages coupés dans les champs. Ceux qui marchaient devant et ceux qui suivaient criaient : « Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Béni soit le Règne qui vient, celui de David, notre père. Hosanna au plus haut des cieux ! » Jésus entra à Jérusalem, dans le Temple. Il parcourut du regard toutes choses et, comme c’était déjà le soir, il sortit pour aller à Béthanie avec les Douze.
« Et quand ils s’approchent de Jérusalem par Bethphagée et Béthanie près du Mont des Oliviers,… » Dans son récit précédent, Marc nous a fait quitter Jéricho. Aussitôt nous touchons à Jérusalem. Il ne nous dit rien de ce qui a pu se passer en chemin, Marc veut maintenant arriver au terme du périple qu’il fait parcourir à son Jésus. Le chemin qu’il décrit n’est pas tout-à-fait le plus direct depuis Jéricho, il suppose un infléchissement pour arriver depuis le sud-est plus que par le nord-est. Mais les étapes Béthanie, puis Bethphagée, puis le Mont des Oliviers sont logiques si l’on veut aborder Jérusalem par le haut. En revanche, mettre Bethphagé imposerait de revenir sur ses pas : ou alors, arrivé à Bethphagée, il y a eu un crochet par Béthanie, puis un retour et un prolongement jusqu’au Mont des Oliviers.
En tous cas, voilà toute la troupe pratiquement à vue des murs de Jérusalem, du côté où ceux-ci sont peut-être les plus impressionnants, dominant la vallée du Cédron. Elle devait apparaître comme imprenable, c’est-à-dire qu’elle laissait apparaître de là toute la difficulté de la prendre : c’est peut-être l’idée de Marc, de nous suggérer Jésus prenant toute la mesure de la difficulté de ce dans quoi il se lance : aller affronter les Pharisiens et les Hérodiens sur leur terrain. Je dis « toute la troupe », car Marc nous a laissé avec une foule considérable faisant route autour de Jésus depuis Jéricho.
Toutefois, Marc nous dit bien « près du Mont des Oliviers », non « au Mont des Oliviers » : même si ce dernier peut s’étendre à tout le coteau où est entre autres située Bethphagée, il me semble que cette tournure réserve en quelque sorte l’appellation « Mont des Oliviers » à la pente qui fait directement face à Jérusalem.
« …il envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez au village qui est en face de vous, et aussitôt que vous y entrerez, vous trouverez un jeune animal attaché sur lequel aucun être humain ne s’est assis : déliez-le et amenez-le. Et si quelqu’un vous dit : « Que faites-vous avec ça ? », dites : « Le seigneur en a besoin ; et aussitôt [employé] il le renverra ici. » Voilà des consignes très précises données par Jésus. Les disciples, il les a toujours envoyés par deux, et il ne déroge pas à sa pratique. Elle est peut-être d’autant plus justifiée ici que ce qui leur est demandé peut paraître bien louche : qu’ils soient deux à attester que ce sont ses ordres peut aider.
Le « village en face » est peut-être Bahurim ? Quoiqu’il en soit, ils ont l’ordre de détacher et d’amener un « jeune animal » qui est attaché à l’entrée du village. Le [poolôs] désigne premièrement un poulain ; par extension, il peut désigner tout jeune animal (un jeune chameau par exemple). Un âne se dit [ônôs], mot que Marc n’emploie pas (mais l’ânon fait partie des possibilités ouvertes par [poolôs]). Si Marc n’insiste pas sur la nature de l’animal à amener, il précise en revanche que « aucun être humain ne s’est encore assis dessus » : qu’est-ce que c’est que cette histoire ?! Le détail appelle un usage unique, réservé. C’est une monture vierge.
Evoquer la spécificité de cette monture, c’est dire en creux qu’il compte être le premier à l’enfourcher. C’est une nouveauté complète, Jésus n’est jamais entré nulle part autrement qu’à pied avec les Douze. Elle révèle aussi une mise en scène, une mise en image : dans les mots de Jésus, il y a un projet symbolique, comme pour un acte politique ou religieux. L’entrée sera volontairement ostentatoire, elle se fera comme une protestation publique. Le jeune animal est nécessaire à la mise en scène, il n’a une fonction que temporaire, il ne sera plus utile après, « …aussitôt [employé] il le renverra ici. »
Du reste, les mots suggérés aux deux envoyés pour répondre à qui s’étonnerait désignent Jésus par le seul titre de [hô kuriôs], « le seigneur« . Un titre divin. Il entend se mettre en scène comme souverain et, a minima, mandaté par le dieu. Voilà qui est très, très étonnant, après toute la réserve qu’il n’a cessé de montrer au sujet des titres qu’on lui donnait facilement. On dirait que maintenant, il n’y a plus de réserve.
Une dernière chose, qui ne semble pas étonner le moins du monde les mandatés : Jésus paraît savoir d’avance exactement ce qu’il en est de cet animal : où il se trouve de manière certaine. Comment ? Marc ne nous le dit pas. Mais là aussi, c’est la première et la seule fois dans son évangile que Jésus fait usage d’un « pouvoir » particulier, d’une sorte de « double-vue ». On dirait que, par tous les bords, Jésus « lâche » ce qu’il tenait si bien caché.
« Et ils s’en allèrent et trouvèrent le jeune animal attaché près de la porte, dehors, dans la rue, et ils le détachèrent. Et des gens qui étaient là leur dirent : « Que faites-vous à détacher ce jeune animal ? » Eux leur répondirent comme avait dit Jésus ; et ils les laissèrent [faire]. » Tout se passe comme annoncé. Jusqu’à l’objection faite par des gens présents à ce moment-là : ce qui n’était qu’une hypothèse dans la bouche du maître devient une réalité.
« Et ils amènent le jeune animal à Jésus, et eux jettent sur lui leur manteaux et il s’assit dessus. » Les proches ont bien compris Jésus, aussi bien ce qu’il a dit que ce qu’il a sous-entendu : ils posent leur manteaux sur le dos de l’animal et font ainsi une couverture, à défaut de selle. Et lui de se jucher sur l’animal.
« Et beaucoup étendirent leur manteau sur le chemin, d’autres des litières coupées dans les champs. » L’effet produit est immédiat : la foule très importante, qui accompagne Jésus depuis Jéricho, voit ce que nul n’avait vu auparavant, Jésus sur une monture comme un chef. Mais cela les enthousiasme sans délai, et voilà une foule entière qui lui « déroule le tapis rouge » : les gens tapissent la route qui de manteaux, qui de brassées de verdure ou d’herbes aussitôt coupées dans les champs. L’image ne fait que s’amplifier, mais ce qui est extraordinaire, c’est qu’elle semble se construire par la collaboration de tous, au fur et à mesure qu’un détail en appelle un autre.
« Et ceux qui marchaient en avant et ceux qui l’accompagnaient vociféraient : « Hosanna ! Béni celui qui vient au nom du seigneur ! Béni le règne qui vient de notre père David ! Hosanna aux plus hauts ! » Maintenant ce sont les hauts cris et les acclamations. C’est une entrée triomphale, une intronisation, un avènement royal ! Le cri « Hosanna » signifie mot-à-mot « sauve, de grâce ! » C’est un cri, une acclamation, lancée dans la liturgie juive lors de certaines grandes fêtes. Alors qu’il est un cri d’espérance confiant, et par là un cri de joie, il encadre ici deux autres acclamations qui paraissent proclamer la réalisation même de cette espérance ! On demande au dieu de sauver, mais voici justement « celui qui vient » en son nom, et voici justement l’établissement tant attendu du règne « de notre père David », autrement dit l’accomplissement de l’espérance messianique !
Se parfait donc la mise en image provoquée intentionnellement par Jésus : l’entrée triomphale dans Jérusalem, la capitale, la « ville de David » du roi, acclamé déjà -et par là légitimé- par tout un peuple. Le chemin lui est tout tracé, dégagé par ce peuple même qui veut le porter au pouvoir, l’accueillir comme la réalisation des promesses messianiques. Tout s’est construit ensemble, progressivement, sans concertation mais avec un naturel saisissant. L’union d’un peuple et d’un roi donnent à celui-ci une légitimité phénoménale : le consentement du peuple, condition fondamentale de l’établissement d’une autorité ou d’un pouvoir, lui est totalement acquis.
On comprend a posteriori l’intention du maître : par une sorte de coup de force, se montrer aux autorités religieuses et politiques comme étant déjà légitime, déjà établi par le peuple entier.
« Et il entra à Jérusalem, dans le temple ; et après avoir jeté un regard circulaire sur toutes choses, l’heure étant déjà tardive, il sortit vers Béthanie avec les Douze. » Voici la conclusion de l’épisode. Pas du tout celle espérée : « et les Pharisiens, impressionnés par l’unanimité de ce peuple, vinrent à sa rencontre et lui dirent : « c’est toi le fils de David ». Et le roi Hérode, conscient que le peuple n’était plus son peuple, vint solennellement lui faire hommage de sa couronne. Et béni par Jésus, le peuple à l’unité retrouvée chanta « louange au dieu ! » Non, Jésus entre dans Jérusalem, il va même jusqu’au temple, mais les Pharisiens, les scribes, les docteurs, les hérodiens, les prêtres, tous ceux-là sont totalement absents : il ne s’en trouve pas un seul. Ils ont déserté les lieux, et c’est leur absence qui frappe.
Il me semble que le regard circulaire jeté par Jésus sur toutes choses, une fois pénétré dans l’enceinte du temple, constate le vide et l’absence. La manifestation était parfaite, mais les spectateurs à qui elle était destinée sont totalement absents. On dira bientôt que les manifestants étaient des milliers selon les évangélistes, et deux ou trois selon la police. Jésus a voulu entraîner ses adversaires dans un grand mouvement général, ils s’y sont d’avance refusés. Et ce refus laisse augurer une partie bien difficile.
46 Jésus et ses disciples arrivent à Jéricho. Et tandis que Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse, le fils de Timée, Bartimée, un aveugle qui mendiait, était assis au bord du chemin. 47 Quand il entendit que c’était Jésus de Nazareth, il se mit à crier : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! » 48 Beaucoup de gens le rabrouaient pour le faire taire, mais il criait de plus belle : « Fils de David, prends pitié de moi ! » 49 Jésus s’arrête et dit : « Appelez-le. » On appelle donc l’aveugle, et on lui dit : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle. » 50 L’aveugle jeta son manteau, bondit et courut vers Jésus. 51 Prenant la parole, Jésus lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » 52 Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. » Aussitôt l’homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin.
« Et ils viennent dans Jéricho. » Voilà un nouveau lieu : on se rappelle que Jésus et ceux qui le suivent se sont rendus en Judée mais au-delà du Jourdain. Nous les avons ensuite trouvés « sur le chemin montant à Jérusalem« , mais point encore arrivés là. Jéricho est une étape, plus très éloignée de Jérusalem, et en tous cas du même côté du Jourdain que la capitale. Ce n’est pas une étape anodine : c’est la première bataille d’importance de Josué (en hébreu, Josué est le même nom que Jésus) dans la conquête de la Terre Promise. On se rappelle sans doute l’épisode célèbre des murailles de Jéricho s’effondrant au son des trompettes au septième jour, après que l’armée assaillante d’Israël en ait fait le tour chaque jour. Cette ville est en quelque sorte la porte de la Terre Promise : et dans l’évangile de Marc, c’est l’ultime étape avant l’entrée à Jérusalem.
« Et une fois qu’il s’en va de Jéricho, ainsi que ses disciples et une foule considérable, le fils de Timée, Bartimée, un aveugle qui mendiait, était assis au bord du chemin. » Jéricho n’est décidément qu’une étape : que s’est-il passé là ? Marc n’en dit pas un mot ! Mais c’est « une fois qu’il s’en va » qu’un évènement survient. C’est là un détail tout-à-fait remarquable : ce n’est pas toujours là où c’est attendu qu’il se produit quelque chose. On pourrait croire qu’il ne s’est rien passé à Jéricho, et pourtant il se passe quelque chose in extremis. Il n’est jamais trop tard…
Remarquons aussi que l’attroupement qui se dirige vers Jérusalem est de plus en plus conséquent : Jésus, ses disciples, mais aussi « une foule considérable« . L’adjectif [hikanos] qui qualifie la foule signifie d’abord « suffisant, convenable« , mais il en vient à signifier aussi « capable de« , et évolue vers le sens de « suffisamment puissant, suffisamment fort« , invitant à comprendre au maximum. Il devient une litote, au fond. Autrement dit, la foule qui suit, loin d’être limitée, est au contraire une foule maximale.
C’est justement à ce départ que se joue quelque chose pour « le fils de Timée, Bartimée, un aveugle qui mendiait, […] assis au bord du chemin. » Aveugle, il ne peut pas voir. Mais il sent et il entend. Il sent le mouvement de l’air puissant d’une foule considérable, il respire la poussière soulevée par tant de pieds, il entend les conversations. Son handicap, sans doute, l’ont réduit à la mendicité et l’ont poussé « au bord du chemin », comme tant d’autres. il est en marge de la vie ordinaire, il n’est plus tout-à-fait dans le flux des vivants en bonne santé. Il ne marche pas comme les autres, il ne peut guère se déplacer aisément.
« Et quand il entendit que c’était Jésus de Nazareth, il commença à vociférer et dire : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ! » Mis en alerte, on imagine bien que tous ses sens sont éveillés. Mais c’est son ouïe qui lui donne la clé : c’est par ce qu’il entend qu’il sait de qui il est question, qui passe à sa portée. Du moins, c’est la seule chose qui l’intéresse car, en réalité, ce n’est pas que « Jésus de Nazareth », mais Jésus « ainsi que ses disciples et une foule considérable« . Pour un mendiant, une telle foule serait une opportunité, il s’en trouverait bien assez, même si ce n’était qu’une petit proportion, pour qu’il gagne sa journée. Mais il a d’emblée éliminé tous les autres, et déjà dans son cri on devine qu’il n’est plus mendiant d’argent ou de pain, qu’il veut autre chose.
Crier, pour lui, ce n’est pas seulement élever la voix. Marc emploie le verbe [kradzoo], qui évoque un cri rauque et puissant. Les mots sont à peine audibles, toute la puissance de la voix est mise dans la production d’un son avec le volume le plus fort possible. Il s’agit avant tout d’appeler l’attention. Pourtant, Marc nous donne aussi des mots, et nous les redonnera, ils ne sont pas pour lui de peu d’importance. Et en effet, il n’appelle pas Jésus par son nom seulement, il privilégie le titre « Fils de David« , et plus loin il ne dit plus que cela.
Cette formule est ouvertement messianique : le « messie » ou le « christ » (c’est la même chose, avec une racine hébraïque ou grecque) attendu est par essence le descendant de David, qui vient restaurer la royauté instaurée par David et être le roi « selon le cœur du dieu ». On se souvient que, quand Pierre a donné ce titre à Jésus, celui-ci lui a interdit, ainsi qu’aux autres disciples, d’en user. Comment va-t-il réagir, c’est une question. Mais d’ores et déjà, on voit que l’interdiction n’a pas empêché le cheminement de la même idée chez d’autres, jusqu’à cet aveugle en marge du chemin comme de la société. Que veut le mendiant, en usant de ce titre ? Qu’attend-il du « nouveau David » ? Son obstination à user de ce titre, à le privilégier, laisse attendre une demande qui tient au pouvoir supposé de celui que l’on interpelle.
« Et beaucoup lui faisaient reproche, afin de le faire taire ;mais lui vociférait d’autant plus : « fils de David, aie pitié de moi ». Il est rabroué par « beaucoup« . D’abord, il dérange, lui le marginal. Entre gens « biens » et convaincus, les cris éructés par un être de rencontre sont dérangeants. On « protège » son Jésus, on « protège » son projet : il est parti, ce n’est pas le moment de le retenir. Et c’est ainsi, avec le propos de « protéger », que les disciples ne sont plus disciples, ne sont plus ceux qui suivent, mais s’approprient les choses et bientôt en imposent à d’autres en fonction de ce qu’ils croient avoir compris. C’est de tous les temps, c’est toujours actuel, et là encore Marc met en scène ces actes de puissance, ces actes de pouvoir, que Jésus combat pourtant tout au long de ces récits que nous lisons ces derniers temps.
Peut-être, parmi les disciples, parmi la foule, y en a-t-il qui veulent faire respecter l’injonction de Jésus de ne pas utiliser le titre messianique. Mais quelle que soit le bien-fondé de leur intervention, quelle que soit leur bonne intention, ils en viennent à chercher à faire taire cet homme. Ils entendent ce qu’il dit, les mots qu’il emploie, et cela leur cache qu’avant tout il crie, il appelle au secours. La position revendiquée de disciple, trop facilement, ne conduit pas à Jésus mais coupe les autres de lui, dès qu’elle est mêlée d’un zest de puissance : il ne dit pas ce qu’il faut, il ne dit pas comme il faut, etc. Le disciple revendiqué estime vite qu’il y a une manière de s’adresser à Jésus, une manière de formuler les choses, et il veut juger, faire le tri, trancher, que ce soit au nom de la décence ou de l’orthodoxie.
« Et s’arrêtant, Jésus dit : « Appelez-le ». La persévérance de Bartimée a eu raison de la foule et des obstacles, en tous cas elle obtient un premier résultat : Jésus s’arrête. Il ne dévie pas de sa trajectoire, il ne fait pas de retour en arrière, il ne fait pas de crochet, mais il s’interrompt. Le grec dit littéralement : « il se tient là« , debout. Et puis il convoque : on lui donne le titre royal, il se comporte comme un roi, il mande. Mais à qui donne-t-il cet ordre, « Appelez-le ! » ? Nécessairement à ceux qui l’entourent. Et c’est ainsi qu’il transforme déjà leur rôle, qu’il remet son entourage dans l’axe qu’ils avaient quitté : il fait d’eux les vecteurs qui conduisent à lui, non les obstacles à sa rencontre. A l’aube de son ministère, il avait « appelé » les quatre premiers disciples à sa suite. Maintenant, il enjoint à son entourage d’appeler, lui aussi.
« Et ils appellent l’aveugle, en lui disant : « Courage, lève-toi, il t’appelle ». La foule, qui l’instant d’avant voulait le faire taire, change aussitôt d’attitude, elle se fait cette fois encourageante, rassurante. Ils font plus que ce qui leur est enjoint, alors qu’ils ne savent rien des intentions du maître : qui sait s’il ne va pas tancer vertement l’aveugle pour les mots qu’il emploie, et pour le comportement qu’il adopte ? Mais non, ils ajoutent des mots, « courage !« , ou tout simplement « allez ! » qui est peut-être une meilleure traduction, dans la mesure où rien ne montre que la foule ait des raisons d’encourager l’aveugle mendiant, peut-être seulement de le bousculer un peu ; « lève-toi, il t’appelle. » Les messagers le forcent à quitter sa position de mendiant qui apitoie. Ils laissent deviner ce qu’ils vont faire : comme « il t’appelle« , nous allons te prendre par le bras et te conduire à lui, mais « lève-toi » pour cela, rends-toi disponible à te laisser conduire. Soit dit en passant, si on se met à la place de l’aveugle, c’est lui demander beaucoup : c’est à ceux qui l’instant d’avant lui enjoignaient de se taire qu’il doit maintenant se confier « aveuglément », au sens fort ! C’est un peu se jeter dans la gueule du loup…
William BLAKE, Le Christ donnant la vue à Bartimée, (1799) peinture sur papier
« Or lui, rejetant son manteau alla en bondissant vers Jésus. » La réaction de Bartimée est tout-à-fait étonnante. Son manteau est sans doute sa richesse la plus précieuse : c’est ce qui le protège des intempéries, ce qui le protège du froid, ce dans quoi il s’enveloppe pour dormir, bref ce qui lui permet de survivre; C’est aussi sans doute ce qui l’identifie, et les gens ont sans doute l’habitude de cet être un peu « en tas », au bord du chemin. Je pense à la chanson d’Alain Souchon :
« Petit tas tombé Petit a sans petit b Au pied du piéton Une âme est sous les cartons Petit tas tombé À quoi as-tu succombé Petit ta vie pas sucrée Oh petit tas de secret »
Voilà ce qu’il lâche, voilà ce qu’il rejette, ce qu’il abandonne. Comme si d’avance il faisait peau neuve : d’avoir été appelé, d’avoir été distingué, cela change tout. Mais il ne se confie pas aux envoyés, il « bondit vers Jésus » tout seul, sans aide et sans assistance, comme pour le Vendée-Globe, et son mouvement n’est peut-être pas moins périlleux pour lui qui ne voit pas. Il suit instinctivement la direction que lui ont indiquée ses oreilles : peut-être aura-t-il tout de même eu besoin, pour parvenir, de quelque bras. Dans le fait de bondir, il y a de l’élan, il y a de la joie, il y a sans doute une espérance démesurée.
« Et s’adressant distinctement à lui, Jésus dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui dit : « maître-chéri, que je voie ! » Dans toute cette foule, pour Jésus, il n’y a soudain plus que lui. Il s’adresse à lui et à personne d’autre, il établit une relation personnelle qui fait fit du souci de l’image. Et comme d’habitude, il se met tout de suite dans le vrai :« Que veux-tu que je fasse pour toi ? » C’est à l’autre d’exprimer son désir, de le formuler. Jusqu’au bout Jésus est fidèle à cette conviction : c’est le désir de chacun qui est efficace quand il ose s’exprimer, quand on fait la vérité sur ce que l’on porte en soi d’attente.
Et là, pas de tergiversation, la réponse fuse. D’abord il change de titulature : ce n’est plus au « Fils de David » qu’il s’adresse, mais au « maître chéri« , à « mon petit maître » : titulature de tendresse, non d’institution ou de politique. Il ne parle plus à un sceptre qui ordonne mais à un cœur qui bat. Comme le sien, on l’imagine, et à tout rompre. Et puis, dans une simplicité limpide, « Que je voie ! » C’est le cri du cœur. Il est aveugle, Bartimée, mais à lui-même, pas à son propre cœur : en lui -même il voit clair, il sait ce qu’il désire le plus au monde. Il ne veut plus rien de ce qu’il a rejeté avec son manteau, il veut vivre, voir, revenir dans le chemin de l’existence, donner à son tour.
« Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. » Et aussitôt il vit et le suivait sur le chemin. » Et une fois de plus, l’expression du désir dans toute sa force opère la transformation tant attendue, et Jésus en fait seulement l’énoncé. Il en dévoile le processus. La « fois qui sauve », c’est le désir profond qui ose se dire sans détour, et emporte l’être désirant au terme (et aux termes) de son désir. Notre Bartimée, précédemment aveugle et mendiant au bord du chemin est désormais un voyant qui va sur le chemin, et un disciple qui suit Jésus. Il quitte lui aussi Jéricho où il était condamné à demeurer, et il va lui aussi vers Jérusalem.
41 Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean. 42 Jésus les appela et leur dit : « Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. 43 Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. 44 Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : 45 car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. »
« Et les dix qui avaient entendu commencèrent à bouillonner à propos de Jacques et Jean. » Le présent récit fait à l’évidence suite à celui que nous avons lu la semaine passée, et ce de manière organique : après la démarche des deux frères Zébédée, les dix autres désignent clairement les autres membres du groupe appelé « Les Douze ». Ils ne restent pas insensibles à la démarche de Jacques et Jean, et d’autant moins que, si celle-ci s’inscrit dans une perspective de légitimité de succession, elle se fait, peuvent-ils croire, à leur détriment. Le pouvoir ne se partage pas. On peut imaginer le bouillonnement des dix autres, leur indignation à voir deux d’entre eux chercher ainsi à forcer la main du maître . L’ambiance est désormais celle d’une intrigue de cour… une ambiance de conclave !
« Et après les avoir appelés à lui, Jésus leur dit : vous savez que ceux qu’on croit commander aux nations les assujettissent et les grands d’entre eux les soumettent. » Uen fois de plus, Jésus les appelle à lui. Le geste, dans ce contexte, est loin d’être anodin : c’est un geste de rassemblement. Il montre clairement qu’il a, lui, sans cesse en tête le souci de l’unité. Il ne veut pas de division, il ne veut pas de « parti » parmi ses « cardinaux ». Il leur parle à tous en même temps, il n’y a pas de message adressé aux uns mais pas aux autres, il sont collectivement et conjointement porteurs et gardiens de sa parole.
Et que leur dit-il ? Il fait référence à ceux qui se passe parmi « les nations », c’est-à-dire en-dehors du peuple d’Israël. N’y a-t-il donc pas de lutte de pouvoir dans ce peuple ? Les exemples ne manqueraient pas pour montrer que si : mais rappelons-nous le dessein de Jésus de renouveler ce peuple. Il pose d’emblée que les comportements qu’il décrit n’ont pas leur place dans l’Israël qu’il appelle de ses voeux.
Et quel est ce comportement d’emblée exclu ? Il est attaché à « ceux qu’on croit commander » [hoï dokountés arkhéïn] et aux « grands » [hoï mégaloï]. Ce deuxième mot résonne tout de suite pour nous, aussi bien parce qu’on parle facilement des « grands de ce monde » pour parler des dirigeants, de ceux qui ont une influence, mais aussi à cause de ce que le grec [mégaloï] évoque pour nous : quand on parle de « mégalos », on pense mégalomanes, ceux qui sont atteints de la folie des grandeurs. Et pour nous, les « grands » de ce monde sont connotés par la « folie des grandeurs ». Le premier mot est moins attendu, à cause de la clause « ceux que l’on croit…« , c’est-à-dire que Marc sous-entend que ceux qui commandent dans les faits ne sont pas toujours ceux qui commandent en apparence.
La formule, donc, dessine peut-être (si je la comprends bien) une schéma à trois étages : tout en-dessous, les nations : les gens, comme on dit, la majorité des êtres humains, qui vont, viennent , travaillent, peinent, et subissent les lois et les règles que d’autres imposent. Au-dessus de ceux-là, « ceux que l’on croit commander« , ceux qui sont directement perçus par les gens comme leur imposant les règles : les agents (de police, de l’administration, du palais…). Et au-dessus encore, « les grands d’entre eux« , ceux qui véritablement détiennent le pouvoir et qui régissent les agents précédents. Leur pouvoir est d’autant plus irrésistible qu’ils ne sont pas directement perçus par les gens, et qu’ils peuvent aisément se faire passer comme des recours contre les abus de pouvoir des intermédiaires, alors que la plupart du temps, ce sont bien eux qui mandatent ceux-ci pour soumettre ceux-là…
La caractéristique commune de leur agir est marquée par le préverbe [kata-] : les agents [katakurieuoussine], et les grands [katéxoussiadzoussine]. Ce préverbe évoque fondamentalement un mouvement de haut en bas, comme dans un cataplasme, une catastrophe, un cataclysme, une catacombe, une cataracte, etc. Dans le premier verbe, ce préverbe s’attache au radical [kurié], le seigneur, le maître ; dans le deuxième, au radical [exoussia], le pouvoir, l’autorité. Seigneurie et autorité sont déjà des positions dominantes, mais elles sont en plus exercées dans un dynamisme descendant qui par conséquent écrase, oppresse. Voilà la caractéristique de l’exercice du pouvoir tel qu’il ne doit pas apparaître dans l’Israël programmatique de Jésus, selon Marc.
« Pas de ça entre vous néanmoins, … », dit-il très clairement, au cas où l’on aurait pas compris. Il n’y a aucune ambiguïté, cette manière de faire n’est pas admissible. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur l’actualité (ou pas !) de cette interdiction expresse dans les communautés qui se veulent héritières de cette communauté des Douze, et en particulier dans le collège (épiscopal) qui se définit comme collège héritier du groupe des Douze. A vrai dire, on ne voit pas très bien ce qui est institutionnellement organisé autrement que comme l’exercice d’un pouvoir descendant… Mais continuons sereinement notre lecture.
« …mais qui a pour but de devenir grand parmi vous, qu’il soit votre serviteur, et qui a pour but de devenir le premier, qu’il soit l’esclave de tous ;… » Voici les remèdes, la contre-proposition d’exercice de l’autorité. Car c’est bien là le problème : les Douze ont une authentique délégation de la mission de Jésus, et dans l’évangile de Marc on voit clairement qu’ils partagent véritablement sa mission, que trouver les Douze ou même l’un d’entre eux, c’est comme trouver Jésus, puisque tout cela est né de la volonté de Jésus de diffuser sa présence, à cause des foules de plus en plus nombreuses. Mais comment faire pour que cette position singulière, en rapport immédiat avec le maître dans l’exercice de sa mission si unique, ne tourne pas à l’exercice d’un pouvoir ?
Il assigne un mode d’exercice à l’autorité particulière de ceux qui en ont une. Ceux qui veulent devenir « grands« , donc faire partie de ceux qui jouent ensemble effectivement un rôle d’autorité, doivent se comporter en [diakonoï], « serviteurs« . Le [diakonos], quand il s’agit d’un substantif, est en effet un serviteur ou une servante. Si on prend le mot comme un adjectif, ce qui est possible dans notre texte, il signifie qui est au service ou dont on se sert. Qu’est-ce à dire ? Dans une maisonnée, ceux qui vivent là ont leur vie à mener, et pour certaines tâches, ils les font faire à des serviteurs ou des servantes. Ceux-ci ou celles-ci interviennent à la demande, au besoin. Certaines tâches leurs sont assignées de manière habituelle, d’autres de manière occasionnelle ou exceptionnelle. Cela veut donc dire que, dans l’idée exprimée par Marc, ceux qui ont une autorité ne l’exercent pas selon leur idée, mais seulement quand on a recours à eux. Ils ne décident pas des tâches, ne se les donnent pas à eux-mêmes, encore moins peuvent-ils les distribuer à d’autres. Mais quand les fidèles, ceux qui écoutent la parole de Jésus dans l’intention de revenir vers leur dieu, ont besoin de quelque chose, ils peuvent se tourner vers eux et leur demander telle ou telle tâche, tel ou tel éclaircissement, etc.
Et l’on s’aperçoit ici qu’en effet, Jésus lui-même, dans l’évangile de Marc, a comme initiative d’aller ici ou là, de se déplacer, de se rendre dans telle ou telle zone, ou bien encore au contraire de quitter tel ou tel lieu. Mais ce sont toujours d’autres qui font appel à lui par une question, une sollicitation : et alors, c’est l’occasion de leur répondre, en accordant mais aussi en exigeant certaines choses. Voilà le mode d’exercice de l’autorité que Jésus assigne à ceux qui sont dépositaire d’une partie au moins de celle-ci. C’est révolutionnaire -et, à ma connaissance, toujours pas vécu dans les institutions !!! A quand une immense assemblée des fidèles pour décider des rôles ou des tâches à assigner à leurs « épiscopes », ou des moyens de les leur assigner selon les occasions ? Et quel changement ce serait dans les motivations de ceux qui prétendent à ces rôles !!!
Quant à celui qui veut « être le premier » (et nous voilà en plein conclave !!!), c’est carrément l’esclave qui est son mode d’exercice de cette primauté : en plus de ce qui a été déjà dit, il ne s’appartient plus lui même ! L’esclave se fait embarquer pour des tâches qu’il ne discute même pas, il n’ouvre plus la bouche.
« …et en effet le fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais servir et donner sa vie en rançon de beaucoup. » Et Jésus se donne lui-même en exemple…. Il faudrait relire tout ce que nous avons vu précédemment pour faire une synthèse de ce mode d’exercice de l’autorité par Jésus, et voir émerger peu à peu l’offrande de sa vie comme une « logique ».
35 Alors, Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchent de Jésus et lui disent : « Maître, ce que nous allons te demander, nous voudrions que tu le fasses pour nous. » 36 Il leur dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » 37 Ils lui répondirent : « Donne-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire. » 38 Jésus leur dit : « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, être baptisé du baptême dans lequel je vais être plongé ? » 39 Ils lui dirent : « Nous le pouvons. » Jésus leur dit : « La coupe que je vais boire, vous la boirez ; et vous serez baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé. 40 Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de l’accorder ; il y a ceux pour qui cela est préparé. »
« Et s’avancent vers lui Jacques et Jean les fils de Zébédée, qui lui disent : Maître, nous désirons que, ce que nous allons te demander, tu le fasses pour nous. » Le texte présent semble faire assez naturellement suite au précédent. Jésus avait pris à part les Douze, pour revenir sur la stupeur qui les paralyse. Il leur a donné une leçon de réalisme, tout en les invitant à intégrer dans leur réaction cette étape ultime et mystérieuse qu’il ré-énonce pour la troisième fois, « il sera relevé« . Maintenant, voici deux homme de la première heure (ils font partie des quatre premiers) qui s’avancent vers lui, qui prennent une initiative. Il semble que la leçon ait portée, ils reprennent vie et mouvement.
Leur demande, cependant, a quelque chose d’étrange :quand on demande quelque chose, c’est toujours avec l’espoir d’obtenir ce que l’on demande. Or les voilà qui disent tout simplement cela, qui énoncent un truisme en quelque sorte, mais qui ne disent pas leur demande ! Cela ressemble beaucoup à une demande d’engagement préalable de la part de Jésus : promets-nous de faire ce que que nous allons demander, et nous te le dirons après… A ceci près que le « pour nous » a une saveur exclusive : « pour nous« , pas pour les autres mais « pour nous » seulement. Vont-ils donc obtenir du Maître un tel blanc-seing ?
« Il leur dit : que désirez-vous que je fasse pour vous ? » Non, Jésus ne rentre pas dans ce genre de marché. Nous l’avons suffisamment vu tout faire pour que des personnes formulent leurs demandes ou leurs désirs, et c’était bien souvent le point décisif, pour qu’il ne consente pas à une telle occultation tout-à-fait volontaire ! Fidèle à lui-même, mais aussi à la vérité du dialogue, il fait avec les fils de Zébédée comme il a fait avec tous : il demande que les demandeurs mettent des mots sur leur désir. On ne passe jamais des « marchés », en terme de demande ou de prière de demande.
« Ils lui dirent alors : donne-nous que l’un à ta droite, l’autre à ta gauche nous siègerons dans ta gloire. » Les frères Zébédée demandent tout simplement une place particulière, « dans ta gloire« , c’est-à-dire une fois la pleine victoire remportée par le « fils de l’homme« . Cette figure de salut est sensée mener le combat contre les forces qui s’opposent au dieu qui l’envoie avec les pleins pouvoirs, vaincre celles-ci, et emporter avec elle tous ceux que le dieu a élu, ceux et celles qui lui appartiennent. Siéger « l’un à ta droite, l’autre à ta gauche« , dans ce contexte, c’est en fait partager le pouvoir, être mis en position de « vizir », de « principal ministre ». Nos deux bons apôtres demandent à Jésus de partager son pouvoir quand celui-ci sera totalement établi et ses adversaires vaincus -une fois le « travail » accompli, donc.
Une telle demande appelle deux remarques. Première remarque : il y a une sorte de désinvolture chez Jacques et Jean, pour demander ainsi une place non seulement d’honneur, mais surtout de pouvoir, pour quand tout sera accompli. Sont-ils donc totalement inconscients que de telles places, en général, se méritent ? On dirait qu’ils sautent joyeusement par-dessus le fait qu’il faudrait justement mener bataille, y compris dans l’ « idéologie » du « fils de l’homme ». Mais ce n’est peut-être pas le cas, la suite va nous le faire voir.
Deuxième remarque : on note surtout que l’écoute par Jacques et Jean de l’avertissement précédent du Maître est restée très partielle. C’était pourtant le troisième ! Il a surtout dit, avec de nombreux détails de la succession des évènements prévisibles, qu’il allait être vaincu ! Et cela, clairement, n’entre pas dans leur tête, mais reste comme un impossible. En revanche, ils ont compris qu’on approchait de la « fin », et ils ont perçu que c’était le bon moment de « se placer » pour la suite, afin d’être en bon ordre pour tirer bénéfice de la victoire. Obscurément, peut-être ont-ils entrevus que, le Maître ayant parlé de sa mort, il n’était pas idiot de revendiquer un « droit de succession » par une place octroyée d’avance, qui leur donnerait un droit sur les autres pour « prendre la suite ». On ne sait jamais : si tout cela finissait mal ? Au total, on voit que la question posée par les frères Zébédée ne manifeste pas la réaction la plus adéquate à ce qu’a annoncé Jésus dans le passage précédent… En tous cas, elle n’est pas marquée au coin de la compassion !
« Mais Jésus leur dit : vous ne savez pas ce que vous demandez. » Le Maître ne tourne rien en dérision ni en ironie, pas d’amertume non plus chez lui : il prend au sérieux ce qui lui est dit. Et il en mesure les conséquences plus que les demandeurs eux-mêmes : mais savons-nous toujours bien ce que nous demandons ? Nous formulons avec peine nos désirs, et bien souvent ne prenons pas la peine d’en faire des intentions (c’est-à-dire de nommer et vouloir les moyens qui permettent d’aller au bout du désir). Mais ici, Jésus voit avec clarté ce qu’implique la demande de ses deux disciples, alors même qu’eux n’ont pas manifesté en avoir conscience, ni peut-être même y avoir pensé.
« Pouvez-vous boire la coupe où je bois, ou le baptême dont je suis baptisé, en être baptisés ? » Et voici l’énoncé des moyens impliqués par la demande des deux disciples. Jésus les énonce à travers deux métaphores, celle de la coupe à boire ou du baptême dans lequel être plongé, mais la signification en est claire étant donnée la proximité dans le temps (ou dans le texte, du moins) de l’énoncé de sa propre destinée : il vient de parler d’être arrêté, condamné, moqué, torturé et finalement tué. La plongée (le baptême : en grec, c’est le même mot) dans la souffrance et la mort est inséparable de l’issue mystérieuse que Jésus a donnée à sa destinée, « être relevé« . On comprend que Jésus soit épouvanté de ce que ses deux disciples demandent, et cela nous ouvre une rare perspective sur les sentiments intérieurs avec lesquels lui-même aborde ce qui l’attend : la même horreur l’étreint sans aucun doute à la pensée de telles étapes.
Les deux métaphores sont terriblement évocatrices. Ce que l’on boit passe presque immédiatement dans tout le corps : ainsi de la mort, mais aussi de la haine qui l’inflige. C’est le tout que boit qui subit telle épreuve, et il est au plus profond habité par ces horreurs qui circulent en lui et le détruisent. Ce dans quoi on est plongé vous submerge, vous recouvre, sans que rien d’autre s’offre à vos sens, devient ainsi le seul univers offert par les sens : ainsi là encore des accusations, de la condamnation, des moqueries, de la souffrance et de la mort. Ces deux métaphores ne doivent donc pas être évoquées sans s’y arrêter, elles parlent profondément à qui les écoute.
« Ils lui disent : nous le pouvons. » La réponse des frères Zébédée est grave, spontanée, terrible. Dire qu’elle est irréfléchie est un peu court, il n’y a pas de raison de les taxer d’étourderie. Au contraire, ils savent bien ce qu’ils demandent, et sans aucun doute ils s’attendaient à ce qu’il y ait un coût à leur désir. Et leur réponse est engageante.
« Jésus leur dit alors : la coupe où je bois vous la boirez et et le baptême dont je suis baptisé, vous en serez baptisés ;… » Jésus leur a demandé d’exprimer leur désir, comme il le fait pour tous ceux qui viennent lui demander quelque chose. Il a fait remarquer que ce désir devait devenir intention, c’est-à-dire détermination à prendre les moyens pour atteindre ce désir. Ils y ont consenti. Il leur confirme donc qu’ils passeront comme lui par l’itinéraire qui mène où ils prétendent.
« …cependant, siéger à ma droite ou à main gauche, ce n’est pas à moi de le donner, mais ceux pour lesquels c’est préparé. » Et voilà la surprise. Jésus dit, depuis qu’il en parle, qu’après arrestation, souffrance, mort, il « sera relevé« . Il le met toujours au passif. C’est un autre qui sera l’acteur de cela, quelle que soit la signification des mots « être relevé ». Il en sera aussi de même pour les frères Zébédée : ils ont obtenus de lui qu’ils participent à la même coupe et au même baptême. Mais il ne peut leur accorder lui-même ce qui était l’objet premier de leur désir, à savoir « siéger à sa droite et à sa gauche« . Pour eux comme pour lui, c’est un autre qui sera l’acteur.
Est-ce qu’ils ont été floués ? Car ils ont obtenus ce que d’abord ils ne demandaient pas, mais à quoi ils ont consenti comme prix de ce qu’ils désiraient, et ils n’ont pas obtenus ce qu’ils désiraient. Pourquoi ne pas avoir répondu dès le début : « ce n’est pas à moi de le donner » ? Il me semble qu’il les a tout de même conduits aussi près que possible de l’objet de leur désir. Ils ne sont pas floués, au sens où rien ne les mettra mieux à même d’obtenir ce qu’ils désirent.
Mais cela nous laisse entrevoir que, pour lui en premier, dans cet itinéraire de souffrance et de mort, il y a une totale remise de soi et un abandon entier à la puissance d’un autre. Autrement dit, quand il énonce son parcours dans un proche avenir en y incluant d’ « être relevé », c’est bien parce qu’il a lu cela dans les Ecritures comme s’appliquant à lui. Mais c’est une espérance, c’est un acte de foi. Ce n’est en rien quelque chose qu’il maîtrise, au contraire : dans ce moment, il va tout perdre, il ne sera plus le « Maître ». Il ne sera plus, en particulier, le maître de son propre destin, pas plus qu’il ne sera la maître du destin de ceux des disciples qui le suivront jusque-là. Approche le moment où tout dépend d’un autre, où la perte de soi est totale : submergé par ce baptême, noyé par cette coupe, il va faire l’expérience de n’être plus rien.
32 Les disciples étaient en route pour monter à Jérusalem ; Jésus marchait devant eux ; ils étaient saisis de frayeur, et ceux qui suivaient étaient aussi dans la crainte. Prenant de nouveau les Douze auprès de lui, il se mit à leur dire ce qui allait lui arriver : 33 « Voici que nous montons à Jérusalem. Le Fils de l’homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes ; ils le condamneront à mort, ils le livreront aux nations païennes, 34 qui se moqueront de lui, cracheront sur lui, le flagelleront et le tueront, et trois jours après, il ressuscitera. »
« Or ils étaient en chemin, ils montaient à Jérusalem,… » Changement complet : c’est une nouvelle étape dans la progression de Jésus… et de Marc. On se souvient que, au début de l’étape précédente, Jésus et ses disciples étaient désormais « dans les frontières de la Judée« , donc déjà dans la juridiction d’Hérode, mais encore « au-delà du Jourdain« . Voici que maintenant, ils montent à Jérusalem, et Marc saisit notre groupe alors qu’ils sont déjà en chemin.
« … et Jésus marchait à leur tête… » Voilà une indication qui nous montre clairement qui a l’initiative. Jésus sait ce qui l’attend, il l’a manifesté à de nombreuses reprises déjà. Néanmoins, il se rend à Jérusalem, il prend l’initiative de la confrontation. Il est évident que si Jésus va à la rencontre du peuple qui cherche à revenir vers son dieu, comme nous l’avons déjà suggéré, ce retour ne peut être total que si ceux qui sont à la tête de ce peuple participent eux aussi à ce retour, que s’ils jouent de leur force d’entraînement, de leur autorité, dans ce sens. Je ne parle pas de leur pouvoir, car Jésus se méfie de l’usage de celui-ci : il n’y a de « retour » vers le dieu que libre et volontaire. La contrainte, même minime, d’un pouvoir quelconque en la matière ne peut être que contre-productive. Mais user de son autorité, pour ceux qui la détiennent avec légitimité -et jamais Jésus ne conteste la légitimité de l’autorité des prêtres ou des Pharisiens-, ce sera attester que telle est bien l’attente du dieu. Jésus sait ce qu’il risque (la mort), mais il prend ce risque car l’enjeu est trop grand.
« … et ils étaient frappés d’effroi, ceux qui suivaient quant à eux avaient peur. » Le « ils » ne peut plus désigner, comme cela était possible au début de la phrase, Jésus et ses disciples : on ne voit pas bien comment ce dernier pourrait à la fois marcher en tête avec détermination et être frappé de stupeur. Ce sont donc les Douze, au nom desquels Pierre disait « nous » dans l’épisode précédent, que Marc inclut sous ce « ils« ; et nous sommes conduits rétrospectivement à les retrouver déjà au début de la phrase sous le même pronom. C’est donc leur point de vue que Marc nous fait ici adopter : avec Jésus à leur tête, ils sont en quelque sorte contraints de monter à Jérusalem, et eux en sont « frappés de stupeur« .
Peu de temps (du moins d’après le récit de Marc, qui fait s’enchaîner ainsi les épisodes) après qu’ils aient affirmé avoir « tout lâché » pour suivre Jésus, et que celui-ci leur ait affirmé que ceux qui font ainsi reçoivent dès ce monde-ci le centuple « avec des poursuites« , les voilà confrontés à la perspectives desdites « poursuites« . Jésus ne leur a pas caché ce qui l’attendait, et l’affirmation claire qu’il en fait depuis certains questionnements des Pharisiens habite certainement leur imaginaire. En tant que délégués plénipotentiaires, ils peuvent évidemment craindre de tomber sous les mêmes chefs d’accusation que leur maître. Une telle conclusion relève tout simplement du bon sens, d’un certain réalisme, de celui qui vous gagne en tous cas quand le danger se fait menaçant.
Quant à « ceux qui suivent« , c’est-à-dire manifestement d’autres que les Douze, itinérants eux aussi mais non comptés dans le même groupe, ils « avaient peur« . Tous donc ressentent le pari que fait Jésus en allant directement à la confrontation, sur le terrain de ceux qui s’opposent à lui. Et tous sentent, plus ou moins confusément, que ce danger ne concerne peut-être pas le seul Jésus, que se laisser connaître comme de ceux qui le suivent devient par le fait même également un pari.
« Et prenant avec lui de nouveau les Douze, il commença à leur dire ce qui était sur le point de lui arriver :… » Jésus est manifestement conscient de l’état d’esprit de ceux qui le suivent, ainsi que de celui de ses proches, et il ne choisit pas de l’ignorer. Toujours attentif, il agit au contraire en le prenant en compte. Mais il ne choisit pas un discours lénifiant ni faussement rassurant. Au contraire, il met des mots sur l’imminence des évènements : autrement dit, les sentiments des uns et des autres sont justifiés, en tous cas dans ce qu’ils traduisent d’une perception des choses à court terme. Voilà qui montre une approche bien particulière des « ressentis » : non pas les nier, ni non plus se réduire à eux, mais considérer le réel, tout le réel, pour choisir ce qui peut l’être y compris dans la dimension la plus intérieure, la plus intime. Il leur propose au fond une école de liberté. Et que leur dit-il ?
« voici que nous montons à Jérusalem, et le fils de l’homme sera livré aux grands-prêtres et aux scribes, et ils le condamneront à la mort et ils le livreront aux nations et elles se joueront de lui et lui cracheront dessus et le fouetteront et le tueront, et après trois jour il sera relevé. » Le programme est assez détaillé. « Nous montons à Jérusalem… », parole qui confirme clairement ses intentions et ne laisse paraître aucune échappatoire, aucune atténuation de ses choix.
« …le fils de l’homme sera livré aux grands-prêtres et aux scribes, et ils le condamneront à la mort… » L’utilisation, manifestement propre à Jésus (puisqu’on ne la retrouve dans aucun autre écrit du Nouveau Testament), du titre de « fils de l’homme » est particulièrement paradoxale ici. Ce titre, rappelons-le, qui évoque un envoyé plénipotentiaire de la Cour céleste, est normalement associé à l’idée de victoire divine sur tous ses opposants. Dans l’apocalyptique, à l’univers de laquelle il appartient, ce « fils de l’homme » l’emporte sur tous ses adversaires en provoquant chez eux la perte instantanée de la moindre force, et leur arrache leur pouvoir. Dire que ce fils de l’homme « sera livré » relève de l’oxymore ! Il utilise un passif, on ne sait pas qui « livrera« , mais on sait déjà que c’est par une trahison que les autorités mettront la main sur lui. Comment une telle réalité peut-elle déjà être aussi certaine ? C’est que le contexte concret est déjà celui d’un Jésus porté par les foules, adulé par elles, mais refusé par les autorités. Or les autorités quelles qu’elles soient ne sont rien sans le consentement du peuple sur lequel elles exercent un pouvoir. Il n’y a donc qu’un scénario possible pour qu’elle mettent la main sur le favori du peuple, c’est par trahison. Réalisme, disions-nous. La question non résolue encore est : la trahison de qui ?
« …et ils le livreront aux nations et elles se joueront de lui et lui cracheront dessus et le fouetteront et le tueront,… » Là encore, réalisme : du fait de la domination romaine, la mort ne peut plus être prononcée avec effet par les autorités légales ou religieuses : ce sont les Romains qui se réservent ce droit de vie ou de mort. Il sera donc « livré aux nations« , en l’occurence à la nation romaine. Et il subira donc la mort à la manière romaine, à la fois avec leur incompréhension des enjeux (puisqu’ils n’ont pas les clés de compréhension religieuse), d’où la dérision prévisible, et leur mode d’exécution incluant la torture et la croix. Elle n’est pas nommée ici, mais le réalisme impose ce mode d’exécution, le seul pour les non-citoyens romains.
« …et après trois jour il sera relevé. » Réalisme toujours : Jésus continue d’énoncer ce qu’il a « lu » à son propre sujet dans les Ecritures. La forme passive du verbe, ici, appelle plutôt un « passif divin », c’est-à-dire que l’acteur est le dieu mais qu’il n’est pas nommé par respect. Quant à comprendre ce que cela peut vouloir dire, nous avons déjà vu que les Douze ne le pouvaient pas. Mais Jésus le leur répète aussi. Autrement dit, eu égard aux sentiments qui sont les leurs, il les appelle à considérer la totalité de cette réalité qu’il leur présente, afin de choisir quoi faire de ce qu’ils ressentent, et de choisir aussi l’attitude qu’ils vont adopter à son égard : suivre encore… ou pas. Mais c’est cette dernière clause qui constitue en quelque sorte la clé décisive pour le disciple en désarroi, pour celui qui voit clairement que les choses vont mal, et vont mal finir.
28 Pierre se mit à dire à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre. » 29 Jésus déclara : « Amen, je vous le dis : nul n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre 30 sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. 31 Beaucoup de premiers seront derniers, et les derniers seront les premiers. »
« Pierre commença à lui dire : voici que nous, nous avons tout lâché et nous t’avons suivi. » C’est maintenant Pierre qui prend la parole, comme dans quelques autres cas que nous avons déjà vu. On peut entendre sa prise de parole comme une sorte de question, dans le cas particulier des Douze. Comme Jésus vient d’énoncer que l’accès au Royaume est en fait coûteux pour tous, parce qu’il y a des renoncements afférents à vivre, il se demande si cela s’applique à eux. Peut-être se demande-t-il d’ailleurs si les renoncements déjà vécus sont ceux dont Jésus parle, ou bien s’il faut s’attendre à ce qu’il y en ait d’autres encore ! Le verbe [afiémi], que j’ai traduit par « lâcher », qui signifie aussi bien « laisser aller », « relâcher », est celui que Marc a déjà employé lors de l’appel des premiers disciples : « Et aussitôt, lâchant les filets, ils le suivirent » (Mc.1,18), « Et lâchant leur père Zébédée dans son bateau avec ses employés, ils s’en allèrent derrière lui » (Mc.1,20). Ils ont bel et bien « lâché » une activité, un père, pour suivre Jésus…
Je ne dis pas qu’ils ont perdu toute relation avec leur famille, par exemple : Pierre conduit Jésus chez lui, et tous seront bien contents de trouver là un toit, sous lequel ils reviendront régulièrement, et ils seront bien contents de trouver là aussi la belle-mère qui, guérie, les sert (autrement dit, c’est non seulement un toi mais aussi les personnes qui « font tourner » une maison). Ce « lâcher » dont parle Pierre n’est donc pas une perte totale : mais, on l’a vu au long des pages, c’est tout de même un autre ordre de la vie et des priorités. Pour Pierre et les autres, ce qui compte d’abord, c’est d’aller où va Jésus, et tout le reste est ré-ordonné à cette priorité. Ils savent toujours conduire un bateau, lancer un filet, etc., ils reviennent volontiers « à la maison« , mais ce ne sont pas là les évènements qui déterminent leur vie. Ce qu’ils ont lâché, c’est un certain ordonnancement de leur vie autour de certaines priorités, et ils y ont substitué un autre ordre de priorités.
» Jésus dit : Amen je vous dis : il n’y a personne qui ait lâché une maison ou des frères ou des soeurs ou une mère ou un père ou des enfants ou des champs en raison de moi et en raison de l’évangile,… » Jésus répond à Pierre par une formule de révélation, « Amen, je vous dis…« . Et le première révélation, en l’occurence, c’est que ce qu’il dit ne concerne pas que les Douze, ni même que les disciples : « il n’y a personne qui… » Autrement dit, toute personne humaine qui aurait substitué un autre ordre de priorités à son ordre précédent « en raison de moi et en raison de l’évangile » est concerné par ce qui va être dit. Ce qui compte, ce n’est pas l’assimilation à un groupe réputé être « de Jésus », dans une proximité plus ou moins étroite (les Douze, les itinérants avec Jésus, les disciples expressément déclarés, etc.) : ce qui compte, c’est ce changement dans la vie, avec ces motivations.
La préposition [hénékén], que j’ai traduite par « en raison de« , peut aussi se traduire « à cause de« , « en faveur de« , « pour l’amour de« , « par rapport à« . Il y a toujours l’idée de causalité, mais cette causalité peut exprimer des nuances différentes, la réflexion, la préférence, l’attachement… Marc nous signifie que ce qui compte, c’est le changement objectif d’ordre de priorités, le ré-ordonnancement objectif de l’existence, et le lien de causalité avec la personne de Jésus (« moi« ) et sa mission (« l’évangile« ). Ce qui montre que, dans l’esprit de l’intéressé, le lien est explicite -même s’il n’est pas exprès, si d’autres ne savent pas que de là vient un tel changement-.
L’énumération faite par Jésus est fort intéressante. La « maison » me fait tout de suite penser à Abraham, avec l’ordre initial qui lui est donné : « Quitte ton pays, ton lieu natal et la maison de ton père » (Gn.12,1), et la reprise que Jésus lui-même en fait de retour à Nazareth : « Un prophète n’est ignoré que dans son pays, son milieu natal et dans sa maison » (Mc.6 ,4). Le premier mot nous met donc dans la suite de ceux qui, comme Abraham, ont su obéir et, pour cela, renoncer.
C’est dans un deuxième temps qu’il est question de tout un ensemble de relations familiales, peut-être le « milieu natal » dont il est aussi question pour Abraham et pour Jésus. Ce sont d’abord des relations de pair, « des frères… des soeurs…« , mais aussi des relations ascendantes « une mère… un père… » ou descendantes « des enfants« . Absence notable : une épouse ! Marc l’exclut de la liste. Est-ce parce que, justement peu auparavant, il a été question de ne pas « renvoyer sa femme » ? Est-ce parce que, précisément dans la Genèse, citée par ce passage-là de l’évangile, c’est déjà pour sa femme que l’homme « quittera son père et sa mère« , autrement dit parce que l’union matrimoniale est déjà un ré-ordonnancement tel que demandé ici ? Tout est possible, et l’on n’est pas obligé de choisir, on peut très bien tenir les deux explications ensemble.
Jésus finit enfin avec « des champs » : la seule mention qui, si elle évoque le travail ou les moyens de subsistance, est cohérente avec les deux passages qui ont précédé en ceci qu’elles font penser aux possessions, aux biens. Cette remarque fait d’ailleurs prendre conscience qu’on a dans ce passage non tant un troisième développement concernant le rapport aux biens qu’une sorte de récapitulation de tout ce qui concerne la vie domestique et que Marc a commodément regroupé.
« … sans qu’il ne reçoive au centuple maintenant en ce temps maisons et frères et soeurs et mères et enfants et champs avec des poursuites, et dans l’éternité qui vient la vie éternelle. » La conséquence de ce « lâcher« , c’est très frappant, est pour « maintenant, en ce temps« , expression redondante qui interdit de la prendre en un autre sens que ce qu’elle dit à l’évidence. Il y a aussi une conséquence pour « dans l’éternité« , qui est mise en antithèse avec « en ce temps« . Dans l’éternité, ce sera la vie éternelle : ce que demandait l’homme riche, en s’enquérant de ce qu’il devait « faire« . N’est-ce pas là un indice de lecture pour ce qui se passe « en ce temps« , à savoir la vie (pas éternelle) ? Car c’est là comme un point de convergence des éléments énumérés : maison, frères, soeurs, mère, père, enfants, terre, tout cela contribue et même constitue la vie « en ce temps« .
Le troublant, c’est que ceux qui « lâchent » de telles choses, de tels constituants de la vie, sont réputés les recevoir dès « ce temps » au centuple. Si l’on s’en tient à la pure observation factuelle, il me semble que l’expérience apporte un déni assez évident à cette parole… Le « avec des poursuites » (ou persécutions, ou chasses), sans verser dans la paranoïa si possible, s’est fait plus constater : or si Marc a pu faire état de ces « poursuites » dont les premiers disciples étaient l’objet du seul fait qu’ils étaient disciples (soit du fait des autorités religieuses Juives, comme pour Jésus lui-même, soit -mais c’est plus tardif- du fait de certaines autorités civiles romaines), à quoi peut-il bien faire allusion à propos de ces « centuples » ? Peut-être veut-il dire que, par la solidarité des disciples entre eux, à ceux qui deviennent disciples toute maison de disciple devient leur, tout disciple-homme devient leur frère, toute disciple-femme leur soeur…? Et toutes les mères deviennent leur, tous les enfants deviennent leur, tous les champs, par un partage spontané des biens, devient leur. Il semble en effet que, dans les premiers temps du christianisme, si la plupart sont restés des disciples sédentaires, certains sont aussi restés des disciples itinérants, alors même que Jésus ne parcourait plus les routes. Cette parole de Marc témoigne peut-être de l’accueil généralisé qui leur était fait, trouvant partout une famille, une maison, des biens partagés.
Cette interprétation reçoit peut-être une confirmation du seul élément qui n’est pas repris dans le registre du centuple : et c’est le « père » ! Le « père » fait partie des figures « lâchées« , mais pas de celles retrouvées au centuple. A l’évidence, de père, dans le nouveau registre de vie des disciples itinérants, il n’en est qu’un seul, et c’est celui du ciel. Pas de centuple ici. Et ce registre d’interprétation, qui appartient plus à un regard « chrétien » sur les personnes et les choses, s’il s’applique en ce sens à la figure du père (unique), peut bien s’appliquer aussi à toutes les autres figures (au centuple). Au total, on voit que l’ensemble de ce passage témoigne de la persistance, à l’époque de Marc, de disciples itinérants et d’une reconnaissance particulière de la « communauté chrétienne » à son égard.
« Beaucoup seront, premiers, derniers et derniers, premiers. » Voilà une parole qui paraît elle aussi bien énigmatique. Le « beaucoup » fait voir tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une maxime universelle : l’interprétation qui ferait usage de cette maxime pour fonder l’espérance d’une inversion générale des hiérarchies est donc tout-à-fait infondée ! Tout de même, après ce que nous avons lu dans les passages précédents, et notamment à propos des richesses, on peut l’entendre comme une sorte de conclusion à ce qui a tant stupéfié les Douze à ce sujet. Les richesses, la réussite « en ce temps », les premières places conséquentes, ne sont pas forcément une garantie pérenne « dans l’éternité« , et sans doute, pour beaucoup, du fait des renoncements nécessaires à tous mais peut-être plus onéreux à ceux qui ont du bien, il y aura une certaine redistribution des cartes et des places.
23 Alors Jésus regarda autour de lui et dit à ses disciples : « Comme il sera difficile à ceux qui possèdent des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! » 24 Les disciples étaient stupéfaits de ces paroles. Jésus reprenant la parole leur dit : « Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! 25 Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » 26 De plus en plus déconcertés, les disciples se demandaient entre eux : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » 27 Jésus les regarde et dit : « Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu ; car tout est possible à Dieu. »
Ce texte fait évidemment suite à celui que Marc nous a précédemment narré, il en est le prolongement « naturel ». Une fois parti l’homme à qui Jésus a ouvert la possibilité de ce qu’il demandait, à savoir de « faire » quelque chose en vue du royaume, il reste à tirer des conclusions pour l’entourage, qui a assisté au dialogue et à son issue. « Et Jésus regarda autour de lui puis dit à ses disciples : « Comme avec déplaisance ceux qui ont du bien entreront-ils dans le royaume du dieu. » Ce regard périphérique, nous l’avons déjà rencontré. Marc, par là, fait voir comment Jésus se soucie toujours de faire de tout une occasion d’enseignement, ou de partager avec les siens ce qui survient.
Marc a noté déjà que l’homme était parti attristé, sombre, parce qu’il avait beaucoup de possessions. Et c’est à propos de personnes partageant le même statut que Jésus énonce une sentence plus générale, qui a la saveur d’un constat plus que d’un jugement : Comme avec déplaisance ceux qui ont du bien entreront-ils dans le royaume du dieu. » Voilà une parole qui résonne fort à nos oreilles, encore aujourd’hui : et d’autant plus que notre monde est marqué par la disparité des richesses. Les riches sont de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. Les richesses sont concentrées dans les mains d’un ensemble de plus en plus restreint de personnes qui, par le biais des media qu’ils possèdent aussi pour la plupart, cherchent à nous convaincre qu’ils vont sauver le monde si on veut bien les laisser faire. Or cette parole dit plutôt qu’e s’il est question’à propos de salut, c’est plutôt pour eux qu’il risque d’être plus compliqué.
Jésus ne dit pas que ceux qui ont du bien n’entreront pas « dans le royaume du dieu« , mais il dit que ce sera « avec déplaisance« . Le mot [duskoloos], que j’ai traduit ainsi, est en effet un adverbe qui signifie « dans des dispositions chagrines« . Il vient de l’adjectif [duskolos] qui signifie d’abord « dont l’estomac est difficile« , et par suite « déplaisant, désagréable » : il joint le préfixe [dys-], qui évoque un mauvais fonctionnement, au radical [colon] qui est tout simplement le gros intestin (le nom s’est conservé en médecine, en passant par le latin). Si je fais tout ce détour, c’est pour montrer que l’adverbe employé par Jésus est entièrement subjectif : si le royaume est d’accès difficile pour ceux qui ont du bien, ce n’est pas parce qu’objectivement, on mettrait devant eux des obstacles, ce n’est pas parce qu’ils déplairaient au dieu, mais bien parce que cela provoque chez eux un « mal de ventre », souvent somatisation d’une difficulté plus psychologique. Ceux qui ont du bien, s’il veulent entrer dans le royaume, le vivent mal.
« Mais les disciples étaient stupéfaits de ses paroles. » Et on peut les comprendre : la richesse n’est-elle pas symbole de réussite ? Elle est en tous cas souvent marquée comme telle dans ce que nous appelons l’Ancien Testament, signe de la bénédiction du dieu. Job perd tout, et c’est pour lui le signe que son dieu l’a abandonné ; et le « happy end » forgé pour encadrer tous les longs discours de Job et de ses interlocuteurs dans son malheur montre le retour de la richesse comme signe tangible de son retour en grâce. Avoir les moyens, comme on dit souvent, devrait plutôt faciliter la vie et ôte bien des soucis : alors comment cet état pourrait-il être source de déplaisir pour ce qui est d’entrer dans le royaume ?
« Et Jésus se démarquant de nouveau leur dit : « enfants, comme il est déplaisant d’entrer dans le royaume du dieu. » L’insistance de Jésus n’est pas une explication. Pourtant cette insistance n’est pas pure répétition. D’abord, il appelle ses interlocuteurs « enfants« . C’est la seule fois dans tout l’évangile de Marc. C’est un terme affectueux. Il fait écho à l’autre mot qui n’intervient qu’une seule fois dans l’évangile de Marc, celui que j’ai traduit « déplaisant« . Il y a peut-être la volonté de rassurer, ou bien une sorte d’appel à l’expérience : quand nous étions enfants, nous avons dû faire bien des choses qui nous déplaisaient, qui pouvaient nous mettre « la boule au ventre », encouragés pourtant par nos parents qui voyaient bien mais savaient aussi nécessaire cette expérience. Peut-être y a-t-il ici quelque chose de cela. Entrer dans le royaume a aussi quelque chose d’aller chez le dentiste, de jouer pour la première fois devant un public, ou autre chose encore… Et puis cette autre fois, la sentence de Jésus est universelle : ce n’est pas seulement pour « ceux qui ont du bien« , on dirait bien que c’est pour tous, dans le fond.
« Il est plus facile à un chameau de passer par le chas de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume du dieu. » On s’est perdu en théories sur l’origine de la métaphore employée ici par Marc (et que l’on retrouve, tant elle est frappante, chez d’autres évangélistes). Le chameau est certes symbole du long voyage, de la caravane de commerce : un chameau, ce n’est pas simplement un gros animal, c’est sans doute aussi le véhicule chargé de nombreux bats, ce qui ne l’en rend que plus gros et plus imposant. Nous connaissons tous ces scènes de circulation urbaine où d’imposants Trente-Huit Tonnes manœuvrent péniblement dans des rues étroites. Le chas d’une aiguille, par ailleurs, est le lieu d’une autre expérience : enfiler une aiguille demande une dextérité certaine (et une vision aiguisée). La mise en regard de ces deux expériences est quasiment paroxystique. Mais c’est peut-être le sang froid et l’habilité de la couturière comme du chauffeur qui rapproche ces deux expériences : dans les deux cas, il faut maîtriser parfaitement son affaire, et avoir un sens aigu des gabarits.
Cette métaphore fait revenir aux « riches » (cette fois, nommés sans périphrase). Peut-être mesurent-ils plus que d’autres à quel point leur gabarit doit être revu pour « passer » ? Peut-être ressentent-ils plus que d’autres ce qu’il va falloir laisser, ce à quoi il va falloir renoncer, pour que « ça passe » ? Mais la sentence plus générale qui précède immédiatement fait bien sentir que tous, nous aurons besoin de renoncement pour entrer, même si nous ne pilotons pas tous un Trente-Huit Tonnes. Il va falloir viser juste.
« Etonnés au plus haut point, ils se disaient les uns aux autres : « et qui peut être sauvé ? » Les disciples semblent avoir bien compris, car ce qu’ils se disent les uns aux autres fait précisément écho à la portée universelle de l’affirmation de Jésus : « et qui peut être sauvé ? »
« Les fixant, Jésus leur dit : « du côté des hommes impossible, mais pas du côté du dieu : tout est en effet possible du côté du dieu. » Voici de nouveau un de ces regards de Jésus, qui interviennent si souvent chez Marc. Ce n’est plus le regard périphérique du début de l’épisode, c’est un regard insistant, pénétrant. Un regard qui va au cœur. Et il affirme, d’accord avec ses disciples, l’impossibilité « du côté des hommes » de parvenir à une telle fin. Cela rejoint entièrement le discret mais ferme changement de point de vue suggéré à l’homme riche de l’épisode précédent, celui qui voulait « faire » quelque chose pour hériter de la vie éternelle. Entrer dans le royaume n’est pas à portée d’homme. Et s’il est riche, s’il a « les moyens », ce n’est pas plus à sa portée, au contraire peut-être. C’est le dieu et lui seul qui fait entrer dans son royaume, c’est lui qui en possède les clés et c’est lui aussi qui sait comment adapter le « gabarit » de l’homme, quel qu’il soit, pour lui permettre cette entrée. L’entrée dans le royaume n’est pas une question de moyen, c’est une question de mise en disponibilité à l’action du dieu. Il y a, au fond de l’évangile annoncé par Jésus, un appel à une « passivité », à un « laisser faire » au dieu chez les hommes, comme seul moyen d’accéder à lui.
17 Jésus se mettait en route quand un homme accourut et, tombant à ses genoux, lui demanda : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » 18 Jésus lui dit : « Pourquoi dire que je suis bon ? Personne n’est bon, sinon Dieu seul. 19 Tu connais les commandements : Ne commets pas de meurtre, ne commets pas d’adultère, ne commets pas de vol, ne porte pas de faux témoignage, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère. » 20 L’homme répondit : « Maître, tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. » 21 Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima. Il lui dit : « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi. » 22 Mais lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens.
« Et alors qu’il se mettait en route sur le chemin, un, courant et se jetant à genoux devant lui, l’interrogeait :… »Voilà un nouveau passage, qui pourrait faire suite à n’importe lequel autre : « alors qu’il se mettait en route sur le chemin » suppose seulement que Jésus était précédemment à l’arrêt. Pourquoi, cette fois encore, Marc a-t-il inséré là ce passage, où il est question de richesses ? Peut-être élargit-il encore la focale, en invitant à interpréter les trois passages successifs comme relatifs à « la vie domestique »… Mais c’est surtout le contraste qui est frappant entre Jésus qui, d’immobile, va se mettre en mouvement, et cet « un« , cet inconnu qui, de courant vient se jeter à ses genoux. Les dynamismes sont exactement contraires, l’un s’élance l’autre s’arrête, on voudrait même dire : s’affale.
Et l’on remarque aussi que, si urgente que soit sa question, il n’en empêche pas moins le maître de faire ce qu’il allait faire : il se pose en obstacle de fait, un peu comme l’avait fait l’homme qui dans la Décapole vivait dans les tombeaux. Mais voyons sa question.
« maître bon, que ferai-je afin que je reçoive en héritage la vie éternelle ? » L’adresse « maître bon » est unique chez Marc. Exprime-t-elle le sentiment sincère de l’interlocuteur, ou est-ce pure flagornerie de sa part ? La question est posée, non résolue. Mais surtout, l’homme interroge sur ce qu’il doit « faire« : il situe la « vie éternelle » comme un « héritage« , c’est-à-dire comme ce qui est dévolu d’un père à un fils (catégories très masculines, mais cohérentes avec l’époque de Marc), mais il estime qu’il y a quelque chose à « faire » pour recevoir cet héritage.
A faire ? Habituellement, l’héritage est dévolu automatiquement au décès du parent, il n’y a pas de condition à remplir… A moins, bien sûr qu’un autre n’ait été préféré comme destinataire : dans l’Antiquité, on est libre, si l’on prend des dispositions, d’attribuer son héritage à qui l’on veut. Et dans la loi romaine (qui s’applique partout) c’est l’une des raisons de l’adoption aussi répandue, du moins dans les hautes classes de la société. Alors notre homme est habité, en fait, par une peur : celle qu’un autre lui soit préféré. contre cette peur, il veut donner des gages, il veut…mériter son héritage.
« Jésus lui dit : pourquoi me dis-tu bon ? Personne n’est bon sinon le seul dieu. » Le Maître écarte d’abord l’éventuelle flagornerie. L’homme n’y reviendra pas. Mais il le fait avec un recentrage : une telle adresse révèle peut-être chez ce demandeur une confusion, il vient peut-être à Jésus comme s’il était l’ultime destinataire de toutes ses recherches. Il convient pour Jésus de le remettre sur le chemin du dieu, et non de l’arrêter à lui-même. Ce faisant, en orientant son regard sur la bonté du dieu, il l’ouvre aussi à la gratuité des dons qu’il fait. Et cette gratuité, de soi, évacue toute question de mérite. Il donne, mais ce n’est pas mesuré. Il donne, mais c’est large et inépuisable. Ce qui est donné à l’un ne manquera jamais à l’autre : il n’y a pas ici de préférence qui serait dommageable à qui que ce soit. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de préférence, car l’amour a ses secrets. Tous les parents le savent, ils ont des préférences, mais elles restent le secret de leur cœur, et surtout elles ne doivent jamais être au préjudice d’aucun de leurs enfants. A fortiori ici : jamais héritage ne sera donné à l’un au détriment de l’autre. Et c’est dès à présent, dans la considération de la bonté du dieu, de sa bonté unique et incomparable, de la gratuité de tous ses actes, que s’apaisera et s’épuisera la peur du demandeur.
« Tu connais les commandements : ne commets pas de meurtre, ne commets pas d’adultère, ne commets pas de vol, ne porte pas de faux témoignage, ne fais pas défaut à ton prochain, honore ton père et ta mère. » La référence au dieu unique s’accompagne très « logiquement » d’une référence à sa parole, et à ses commandements. Jésus cite le décalogue, à la fois dans l’ordre et pas dans l’ordre. Défense du meurtre, de l’adultère, du vol, du faux témoignage, du dommage au prochain, se succèdent en effet ainsi (cf.Ex.20,13-17) ; mais ils suivent le commandement d’honorer père et mère, ici placé en dernier. Par ailleurs, ne sont mentionnés que les commandements qui concernent le prochain, les tout premiers sont entièrement passés sous silence (ceux qui concernent le rapport au dieu). Comme si cela ne répondait pas à la question…
Mais il est un autre sujet d’étonnement : l’homme a demandé ce qu’il devait faire, Jésus lui répond ce qu’il ne doit pas faire ! Etrange paradoxe ! Mais pas si l’on pense à ce qui vient déjà d’être dit : la bonté du dieu et sa gratuité interdisent qu’on puisse « faire » la moindre chose qui mériterait en retour le don du dieu. Tout juste pourrait-on « faire » quelque chose de contre-productif, qui empêcherait de recevoir le don, et c’est cela qu’il faut à tout prix éviter.
C’est là du reste la vraie « logique » du Décalogue. Le premier commandement, on l’oublie toujours (et on ne l’apprenait déjà pas au catéchisme, autrefois), c’est » Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage. » Ce n’est pas une injonction, mais c’est le socle de tout le reste. Il faut comprendre : comme moi, de mon côté, je suis le dieu qui t’ai fait sortir etc., toi, de ton côté, il est impossible que tu honores un autre dieu, il est impossible que tu tue ton prochain, il est impossible que tu le voles, etc. Le commandement s’inscrit dans une logique de témoignage et d’action de grâce : la vie de l’homme essaie en quelque manière de refléter sur terre, au milieu des autres hommes, quelque chose de la sainteté du dieu qui, déjà, en premier, l’a sauvé. L’acte du dieu est toujours premier, il précède toujours, l’homme est toujours « en retard », il n’est jamais que « en réponse ».
Et cette logique est encore plus largement celle de l’Alliance, qui sera conclue au terme de l’épisode (Ex.24), et où seront lues ces paroles. Le dieu est celui qui offre l’alliance et la communion de vie : en obéissant aux commandements (donc en reflétant sur la terre quelque chose de la sainteté du dieu unique), l’homme accepte, en second, le don offert et la communion de vie conclue avec lui. Quelle vaste perspective…!
« Or il lui dit : maître, j’ai observé tout cela depuis ma jeunesse. » L’homme répond, on le sent, un peu décontenancé. Il a observé tout cela depuis sa jeunesse. Est-elle loin, celle-ci ? Car ce n’est pas la même chose qu’une telle parole dite par un vieil homme ou par un homme lui-même encore dans cette jeunesse. On n’en sait rien. Mais la réponse le déconcerte un peu : comment ! N’aurais-je donc rien à ajouter à ce que je fais déjà ? N’aurais-je donc rien à faire « de plus », … ni même tout simplement « à faire » ??
« Jésus, l’ayant fixé, l’aima et lui dit :… » Cet homme décontenancé, surpris par la bonté et la gratuité du dieu, Jésus le regarde et l’aime. C’est ce moment le meilleur. Quand l’homme s’aperçoit qu’il s’est peut-être fait un tas d’idées fausses sur le dieu, que les rapports avec lui sont peut-être bien moins compliqués qu’il ne l’avait échafaudé dans sa tête. Quand tombent les barrières et les défenses, surpris par la certitude.
« une te manque ; lève-toi, vends ce que tu as et donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, et suis derrière moi. » Il y a un ajout gratuit, ici. Un don propre fait à cet homme, un don offert : tu désires plus, tu désires faire : voici. Vends tout, transforme tout en don à ceux qui n’ont pas. Par ce que tu évites, tu es déjà un reflet de la sainteté du dieu : par ce à quoi je t’invite, tu peux être aussi (mais c’est pour toi, c’est une proposition rien que pour toi) un reflet de sa bonté, de sa gratuité. Puisque c’est elle qui te surprends, sois-en le reflet à ton tour. « et tu auras un trésor dans le ciel » d’où tu attends l’héritage. Tu investis dans le trésor dont tu vas hériter. Bonne opération, et qui peut être aussi un partage, puisque l’héritage est pour tous les enfants. Et puis viens à ton tour derrière Jésus, adopte la vie nomade de ceux des disciples qui se déplacent sans cesse avec le maître, sois sans autre attache que lui.
« Mais lui, devenant sombre à ce discours, s’en alla chagrin : il avait en effet de nombreux biens. » Et là, l’aventure tourne court. Aucun reproche n’est fait à l’homme, la proposition qui lui était faite était une porte ouverte, mais il n’était pas tenu de la franchir. Il s’en détourne, et Marc nous dit que la raison est celle de ses « nombreux biens« . Sans doute considère-t-il qu’il a beaucoup à perdre : et en effet, l’argent en ce monde permet beaucoup. En vendant ses biens, il perd une position sociale, il perd son pouvoir, il perd sans doute bien des relations. Et il est triste rien que d’y penser… Comme quoi, quand arrive la réponse la plus en correspondance avec sa question, il est malheureux : mais quand on demande, quand on prie, est-on vraiment prêt à recevoir une réponse ?
13 Des gens présentaient à Jésus des enfants pour qu’il pose la main sur eux ; mais les disciples les écartèrent vivement. 14 Voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. 15 Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas. » 16 Il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.
Il ne semble pas y avoir de lien effectif entre ce passage et le précédent, mais Marc a sans doute regroupé des choses qui ont trait à la famille : après avoir parlé du couple, le voilà qui parle des enfants. J’écris qu’il a « parlé du couple » : en fait, il a répondu à la question-piège qui lui était posée « est-il permis à un homme de renvoyer sa femme?« , en se dégageant nettement du préjugé inégalitaire homme-femme, et en relativisant la législation en vigueur à propos des libelles de divorce, en remettant tout en perspective grâce à une référence à la Genèse. Et en ce dernier sens, oui, il a parlé du couple ; cela suffit sans doute à Marc pour regrouper le texte qui précède et le nôtre, peut-être sous le chef de « questions domestiques », ou quelque chose d’approchant.
« Et ils lui apportaient des enfants afin qu’il les touche » Les interlocuteurs précédents étaient les Pharisiens : il y a fort à parier que ce ne sont pas eux qui « apportent » leurs enfants. C’est une autre scène, avec d’autres acteurs. Il s’agit bien d’enfants, de petits enfants en tous cas pas encore adolescents. Et ce qui est attendu, c’est que Jésus les « touche » : le verbe [aptoo], employé dans notre « aptonomie », désigne un toucher qui attache, qui établit un lien. Ce qu’on veut, c’est qu’il y ait un lien entre Jésus et les enfants.
« Les disciples le leur reprochaient« , le verbe peut aussi bien (c’est étonnant !) vouloir dire « accorder des honneurs« , mais le contexte, qui va suivre, impose plutôt ce sens-là. Le reproche est-il adressé aux enfants ? On ne peut pas l’exclure, même si on pense plutôt à un reproche adressé aux parents : n’agissez pas ainsi. Je ne voudrais cependant pas exclure trop vite, et passer ainsi à côté : on voit de nos jours de ces reproches faits à des enfants pour des faits auxquels ils ne peuvent rien. On leur reproche en fait d’être… des enfants ! Et dans le contexte « religieux », la violence faite aux enfants est hélas d’une terrible actualité. Peut-être ne faut-il donc pas exclure trop vite ce sens possible du texte évangélique, et l’y considérer au contraire comme faisant référence. Les disciples n’ont pas à « faire reproche » aux enfants d’être portés là, pour qu’un lien soit établi entre eux et Jésus.
Il reste que les disciples font reproche : et pourquoi s’élèvent-ils ainsi contre la situation, contre ce fait d’apporter des enfants ? Qui dit « disciples » dit « maître », en hébreu « rabbi ». Or un « rabbi » est une personne que n’approche pas tout un chacun : au contraire, dans l’esprit du temps, plus un maître est considéré, plus restreint le nombre de ceux qui l’approchent, et plus exigeant l’entourage proche en termes de qualifications pour approcher à son tour. On est admis auprès de « rabbi untel » que parce qu’on est déjà passé auprès de « rabbi autre-tel » (si j’ose m’exprimer ainsi !). La réaction des disciples a donc une double composante : elle est faite pour partie de considération pour l’enseignement de Jésus,… pour partie aussi d’une certaine considération pour leur propre privilège (ne soyons pas naïfs).
« Voyant cela, Jésus s’emporta… » La réaction de Jésus est assez violente : le mot employé par Marc, [aganaktéoo], c’est s’emporter, bouillonner, s’irriter, s’indigner. Il ne réagit pas en leur expliquant posément, il ne remets pas la question à plus tard, il ne « relativise » pas. C’est une réaction émotionnelle, évidemment, mais qui montre l’impact. On a touché à quelque chose à quoi Jésus tient très fort. Mais heureusement il va verbaliser les choses, et c’est ce que nous rapporte Marc aussitôt.
… et leur dit : « laissez les enfants venir à moi, ne le leur interdisez pas, à ceux-ci est en effet le royaume du dieu. » Pour bien comprendre la portée de cette affirmation, revenons une fois de plus au propos initial de Marc : le propos premier de « son » Jésus est d’aller à la rencontre de ceux qui cherchent à revenir vers leur dieu. Pour ce faire, il leur annonce le royaume. Mais ici, il affirme que le royaume est déjà leur. L’interdiction faite aux disciples d’interdire son accès aux enfants n’est donc pas qu’une disposition positive, un choix : c’est tout simplement une impossibilité ! Leur interdire de venir le trouver serait une aberration, une contradiction, une monstruosité.
Marc avait précédemment mis en scène un enfant, celui qui Jésus avait placé au milieu de ses disciples : l’enfant était alors une figure, celle des « derniers » de la société, et par là aussi la figure de ce à quoi les disciples sont appelés à s’identifier pour être « les premiers ». Maintenant, ce n’est pas comme figures, comme symboles, qu’ils interviennent, mais c’est pour eux-mêmes, en tant que personnes ! Pourtant, en écrivant cela, je ne peux m’empêcher de constater que c’est très tardivement que l’on va, dans notre société, donner aux enfants la place qu’ils ont aujourd’hui : et encore ! Qui porte atteinte à un enfant aujourd’hui commet le plus grave des crimes, dans l’opinion commune… et pourtant on leur porte atteinte.
Marc sous-entend peut-être aussi, dans ce « laissez les enfants venir à moi« , que Jésus n’est pas qu’un « maître », qu’il faudrait respecter, mais qu’il est en personne le royaume. Il appartient aux enfants, puisque leur est le royaume. Ils ont « de droit » libre accès à lui, puisqu’il est pour eux, à eux.
« Amen je vous dis, qui n’accueillerait pas le royaume du dieu comme un enfant, n’y entrerait pas. » Vient une formule d’attestation, de révélation, « Amen« : c’est un principe de base qui va être énoncé, et nous sommes avertis de nous le mettre en tête, de le garder présent à l’esprit pour nous en souvenir et comprendre les choses dans la logique du royaume. « qui n’accueillerait pas le royaume du dieu comme un enfant, n’y entrerait pas. » L’entrée dans le royaume dépend entièrement de la manière dont celui-ci est reçu, accueilli. C’est que ce royaume est tout entier donné, il n’est pas une réalisation forgée à la force du bras. C’est là une prise de position contre le messianisme, qui est ce mouvement fondé sur l’attente de la restauration du royaume, mais qui l’attend comme le fruit de l’action politique, éventuellement violente. Non, l’instauration du royaume n’est pas de cet ordre, il faut le recevoir, il est fait et constitué par un autre.
Mais le mode de cet accueil est décrit par une comparaison : l’accueillir « comme un enfant« . Ce qui peut s’entendre de deux manières : accueillir le royaume comme un enfant accueille quelque chose, ou accueillir le royaume comme on accueille un enfant. La formulation de Marc ne permet pas de choisir, pas non plus le contexte : de cet fait, je propose de prendre les deux sens et de les tenir ensemble, car il n’y a pas contradiction.
Accueillir le royaume comme un enfant accueille quelque chose, c’est adopter pour soi l’abandon et la confiance, l’émerveillement aussi, avec lequel un enfant accueille un cadeau. Il est tout à ce qui lui es donné, il en oublie facilement de dire merci ! Il veut jouer avec, ou s’en servir. Mais avant même de découvrir le cadeau (qu’on aura naturellement pris soin d’emballer, pour que la surprise dure le plus longtemps possible), il est déjà dans la joie : parce qu’il est confiant. On l’aime, c’est pour cela qu’on lui fait un cadeau. Et la présence certaine de cet amour, qu’atteste le cadeau, lui fait des yeux émerveillés, un visage tout ouvert, et il rit par avance. Et dans cette scène si commune, si domestique, si facile à renouveler, il y a pour chacun l’enseignement continu de la manière d’accueillir le royaume offert. La familiarité des enfants avec Jésus, l’évidence pour eux qu’il est « pour eux », qu’il est « leur », est la même. Accueillir le royaume, c’est adopter cette confiance et cette joie, cette absence de réticence, de question « est-ce vraiment pour moi ? » C’est entrer dans la simplicité.
La confiance de l’enfant est une donnée a priori. Mettez un petit sur un bord et tendez-lui les bras : il se jette dans vos bras dans un éclat de rire, sans attendre. Et il veut recommencer le jeu, tout de suite. Laissez-le grandir un peu et refaites de même : il vous regarde avec le sourire, mais il hésite un peu, puis vous fait signe de vous rapprocher un peu, et il ne se lance pas si facilement. Pourquoi ? C’est que la vie lui a fait faire l’expérience de la chute. Et cette expérience fait mesurer le risque pris dans la confiance accordée. Pour l’adulte, cette confiance de l’enfant à retrouver est un vrai défi, elle affronte le démenti que l’expérience apporte à toutes les premières croyances. On comprend que la foi ait un tel prix aux yeux du dieu qui offre son royaume.
Accueillir le royaume comme on accueille un enfant, cela porte à observer plutôt les parents. L’enfant, c’est le fruit précieux de leur amour (mettons-nous dans la meilleure des situations : car hélas, il n’en va pas toujours ainsi), c’est l’être espéré, c’est l’incarnation de leur union. Ils l’accueillent avec joie, chacun l’accueillant comme le don que lui fait l’autre, chacun y cherchant les traits et le visage de l’autre. Et en même temps, ils l’accueillent comme l’inconnu : que sera-t-il ? Que deviendra-t-il ? Quel sera son caractère propre ? Que nous réserve-t-il ? Il est en lui-même m’avenir, avec ce que celui-ci comporte de merveilleuse surprise et de joie réservée, mais aussi de redoutable impensé, de ce à quoi on ne s’est pas préparé. Alors en ce sens, accueillir le royaume c’est aussi un acte de confiance, mais d’une confiance adulte : le royaume, c’est aussi ce qu’on en fait, c’est aussi le don que l’on se fait, c’est aussi ce que l’on reçoit des autres, et c’est un cadeau merveilleux et redoutable.
En voilà des attitudes et des remue-ménages nécessaires, en lesquels consiste l’entrée dans le royaume !
« Et après les avoir portés dans les bras il les louait fortement en posant la main sur eux. » Et Marc nous laisse avec ce qui est devenu pour nous une sorte d’image d’Epinal : un Jésus avec des enfants dans les bras, qui dit d’eux tout le bien qu’il peut (éducation positive !!!) et qui pose sa main sur eux, geste de guérison, de transmission, de communion.