Lire le texte des Actes des Apôtres sur le site de l’AELF
Une fois n’est pas coutume, je choisis de m’arrêter sur le texte des Actes de Apôtres. Il faut dire que l’évangile est le même que celui du deuxième dimanche de Pâques. Et puis les Actes sont le deuxième volet d’une seule œuvre : Luc a construit une œuvre en deux tomes, le premier (l’évangile selon s. Luc) qui achemine vers la Pâque de Jésus, le second (le livre des Actes des Apôtres) qui en découle.
Ainsi, « dans l’accomplissement du jour de la Pentecôte ils étaient tous ensemble dans un même lieu« . Luc situe cet évènement au moment d’une fête religieuse juive, celle de la Pentecôte, là où Jean situe le même évènement au soir de la résurrection de Jésus. La force du choix de Jean, c’est de manifester clairement que l’Esprit est donné par Jésus ressuscité, et qu’il est l’Esprit même de sa résurrection. Luc se rattache à Chavouot, la « Fête des Semaines » qui suit Pessah, la Pâque.
Cette fête se déroule une semaine de semaines, soient quarante-neuf jours, après la Pâque : le septième jour est celui du « repos de Dieu », c’est à dire d’une autre action de Dieu, postérieure à l’action créatrice, un acte qui finalise en quelque sorte l’œuvre créée. Une « semaine de semaines », c’est une sorte de jubilé, une sorte d’aboutissement par excellence. Du reste, Chavouot trouve son origine dans une fête agraire des moissons : il y a là un beau jeu de correspondances, les moissons étant aussi un aboutissement, pour le fruit porté comme pour les cultivateurs. Enfin, Chavouot va de plus en plus s’identifier avec la Fête de l’Alliance, la fête du don de la Loi au Sinaï, aboutissement aussi du peuple sorti d’Egypte pour servir Dieu sur la montagne. Le choix de Luc, c’est donc de suggérer l’Esprit comme le Fruit par excellence du mystère pascal, comme l’aboutissement de la créature, comme la Loi Nouvelle enfin.
Les disciples sont ce jour-là en groupe, ensemble [homou] du moins. « Dans un même lieu » n’est peut-être pas une traduction exacte : [epi to auto] veut seulement dire « sur la même chose » ou « jusqu’à la même chose« . Mais peut-être cela suggère-t-il qu’ils sont appliqués à ce qui leur est propre ? Qu’ils trouvent leur appui dans cet « ensemble » ? On imagine des regards concentrés autour de la même table, vers le même point. En tous cas, cet état durable, capable de s’auto-perpétuer, est troublé par un [afnô], « soudain » : une intervention inattendue et ponctuelle vient troubler ce bel ordonnancement fait pour durer autant qu’il peut. Cela vient [ek tou ouranou], « depuis le ciel« , et non plus seulement depuis le sommet de la montagne où Moïse s’était rendu pour recevoir de Dieu les tables de la Loi. Il va falloir lever les yeux.
Ce qui advient, ce que perçoivent les disciples, est d’abord [èchos], un bruit, un « son » : le mot est employé pour évoquer le son d’une flûte, d’une source, éventuellement le son d’une voix (mais pas la voix elle-même, qui se dit [fônè]), ou encore un bourdonnement. Ce n’est pas un son très violent, on le voit : pour cela, il y a un mot très voisin, [èchô], qui donne son nom à la nymphe Echo et à notre écho qui se répercute dans les vallées. Ce mot-là convient pour le son de la trompette, pour le cri de douleur, pour le grondement qui se répercute, ou encore pour… la rumeur. L’Esprit est d’abord perçu comme précis, doux, clair. Il n’est ni dans la répercussion, ni dans le volume, ni dans le dégât.
Une comparaison est toutefois utilisée immédiatement après par Luc : [ôsper feroménès pnoès biaias]. [pnoè] c’est le souffle, la respiration. [feroménès], qui fait immanquablement penser aux phéromones, évoque l’idée d’être porteur de quelque chose. [biaias], c’est l’idée de violence; mais peut-être faut-il évoquer également l’idée de force vitale, [bias], qui en est peut-être à la racine ? Ainsi donc, le « son clair » est comparable à un souffle vital ou porteur d’une extraordinaire force vitale. Du reste, cela « remplit la totalité de la maisonnée où ils étaient assis. » Si le souffle puissant et doux évoque la brise de la rencontre d’Elie au Sinaï, cette ampleur évoque maintenant la consécration du Temple de Salomon, que la nuée sombre remplit au point que nul ne peut y tenir et que tous doivent sortir.
Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises : « se fait voir à eux [diameridzomenai glôssai] : des langues-en-train-de-se-partager-de-côté-et-d’autre« , et ces langues sont « comme le feu« , et elles « s’assoient » sur chacun de ceux qui sont assis. Le signe est complexe, peut-être autant que la vision inaugurale du prophète Ezéchiel, même s’il faut moins de temps pour la dire. Un son, comparé à un souffle vital, qui remplit et dans lequel se font voir des langues se partageant, elle-mêmes comparables au feu. On a du mal à se représenter. Et si c’était l’effet recherché ? Si Luc voulait nous perdre, en faisant appel à de nombreuses images, pour que nous ne puissions plus nous attacher à une seule ? S’il voulait nous faire sentir que notre imaginaire n’appréhenderait jamais l’Esprit ?
En tous cas, « ils sont tous, [pantes], remplis de l’Esprit saint« . Avec un double effet : ceux qui étaient dans la maison se mettent à parler en toutes sortes de langues et sont poussés à sortir. Ceux qui étaient hors de la maison sont poussés à venir et comprennent qu’on leur parle dans leur langue maternelle. Le « tous » ne connaît manifestement pas de limite, même si tous n’agissent pas semblablement : grâce à quoi, d’ailleurs, il y a rencontre ! Et « remplis » ne signifie manifestement pas que l’Esprit s’enferme, se fait contenir, mais plutôt qu’il prend souverainement place, en se donnant lui-même en sa plénitude, sans retenue.
Si j’en reviens aux significations de la fête religieuse juive lors de laquelle Luc situe l’événement, on peut voir là comme une vision idéale de l’humanité dans son aboutissement : les hommes pris par l’Esprit, poussés à la rencontre les uns des autres, tous habités par le même Esprit créateur de diversité. Les hommes arrachés à leur [epi to auto], à leurs petites occupations qui les rassurent, à leurs petites affaires entre quelques uns.
Au moment où le chef de l’une des plus grandes nations du monde annonce qu’il retire son pays d’un accord international dont le but est la survie de l’humanité entière et de sa planète, dans la diversité qui conditionne la vie, il y a là l’occasion d’une belle réflexion. Nos « petites affaires », aussi lucratives soient-elles, sont peut-être bien au détriment du bien commun, c’est-à-dire aussi de nous mêmes ! Laissons-nous interrompre, soudain. Pour construire dans l’Esprit saint, pour travailler nous aussi à l’avènement d’une humanité renouvelée, usons d’un parler doux et clair, porteur de souffle vital, d’un parler qui puisse reposer sur chacun. Et puis aussi, sortons (de nos manières de voir, de nos habitudes de penser ou de nous comporter) et parlons à chacun un langage qu’il puisse comprendre : pas à cause du brillant de nos explications mais parce que nous aurons fait l’effort de le comprendre. Et puis encore approchons-nous et écoutons ce que chacun a à dire, écoutons ce qu’il nous dit en langue maternelle, cette langue de douceur et d’amour qui fait naître à la vie, cette langue qui parle au cœur.