Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
La découpe de ce texte n’est pas dans sa logique. Il faut de toute urgence aller lire le passage correspondant « en vrai », je pense que c’est le seul remède pour ne pas se mettre des faussetés en tête. J’ai déjà commenté l’affirmation que fait Jésus d’être le pain, Du pain, et j’ai aussi cherché à m’appuyer sur les questions des auditeurs indignés pour comprendre la suite, L’offrande de soi en commun. Mais de la sorte, c’est pratiquement la totalité du texte qui a déjà été commentée en deux fois. Cette fois-ci, je suis arrêté par la promesse finale, « …celui qui mange ce pain-là vivra dans l’éternité.«
Ce que je traduis (comme beaucoup) par « l’éternité« , c’est l’idée d’une période qui est celle d’une ère entière, d’un « âge » comme on dit. C’est ce qui dépasse de beaucoup la seule longueur d’une vie humaine, qui est d’une autre échelle. On peut dès lors traduire cette promesse « [Il] vivra dans l’éternité » : sa vie sera coextensive à un « âge » tout entier, elle dépassera de beaucoup la durée d’une vie humaine. Mais on peut aussi traduire « [Il] vivra jusqu’à l’éternité » : ce serait l’idée que sa vie va toucher à ce qui n’a plus de limite, elle n’y est pas encore inscrite mais elle va rejoindre cette dimension. Je dois avouer que je ne suis pas très en faveur de cette dernière traduction, parce qu’elle pose que ce qui est « éternel » succède à cette vie-ci, or Jean en particulier tient souvent que la « vie éternelle » commence dès à présent, est déjà commencée. Mais on pourrait aussi dire « [Il] vivra orienté vers l’éternité » : c’est donner une nouvelle portée à sa vie, l’envisager à une autre échelle. Le point de vue est plus subjectif, ce qui ne veut pas dire qu’il l’est exclusivement. Dans un sens semblable, on pourrait aussi traduire « [Il] vivra pour l’éternité » : c’est assigner un nouveau but à sa vie, montrer le renouvellement de la motivation. Enfin, je crois une cinquième traduction possible, « [Il] vivra conformément à l’éternité » : cette fois-ci, nous sommes plutôt sur l’exemplarité. Ses yeux sont fixés sur ce qui est éternel, ou sur ce qui dépasse la vie présente, et voilà la nouvelle aune à laquelle sa vie est désormais menée.
Comme d’habitude, il me semble dommage de choisir : si un seul mot se diffracte dans notre langue en plusieurs, pourquoi faudrait-il ne prendre qu’un seul de ces derniers ? On perd la richesse de sens. Bien sûr, si l’on écrit une traduction, on est bien obligé de choisir, mais quand on commente c’est différent, on peut garder tout. Quand la lumière passe dans un prisme, elle se diffracte en plusieurs couleurs, toutes celles de l’arc-en-ciel : et pourquoi ne faudrait-il garder que l’indigo ou le orange ? Non, gardons tout l’arc-en-ciel.
Notre promesse est alors, en mangeant ce fameux pain, de toucher déjà à une vie d’une autre dimension, de s’y déployer déjà, mais aussi d’en assumer le choix, de transformer la vie que nous menons et de l’envisager à l’aune de cette autre vie, et déjà, en vivant à présent, de tout vivre comme alors, de tout vivre comme investi et habité par cette autre vie. Quand je dis « autre vie » (c’est moi qui utilise cette expression, elle n’est pas chez Jean), c’est malhabile. Au fond, il s’agit bien de la même vie, mais autrement. Parlons moins abstraitement : il s’agit du même être vivant, de la même personne, mais qui vit autrement, avec une autre portée au moindre de ses choix et de ses actes.
Et quelle portée ? Je ne vais pas y revenir, mais je vais rappeler ce que nous avons déjà dégagé dans les commentaires précédents : il s’agit d’une vie tout entière passée en offrande. « Manger ce pain » et « boire à cette coupe« , c’est entrer dans le mouvement même de Jésus par lequel il est « pour la vie du monde« . Manger ce pain, ce n’est pas en premier lieu accomplir l’acte symbolique de recevoir un morceau de pain « consacré », mais en tout premier lieu brûler du désir d’être, avec Jésus, « pour la vie du monde« . Il ne faut pas opposer ces deux choses, ce serait absurde ! Mais il faut les mettre dans l’ordre : « communier » au pain sacramentel n’a de sens que si l’on brûle du désir dont je parle. Et à cette condition, l’acte symbolique peut nourrir ce désir même en le ranimant régulièrement ; mais l’acte symbolique ne se suffit pas à lui-même. Ce qui est « source et sommet de la vie chrétienne », c’est cette offrande de soi, c’est de s’unir à Jésus devenu « chair pour la vie du monde« .

On comprend la promesse : une telle offrande de soi pour le monde dépasse infiniment la mesure d’une petite vie humaine ! La fameuse « éternité » promise est là ! Car ce monde créé et suscité par le dieu, l’est… pour qu’il soit ! Il n’a pas fait ce monde pour qu’il disparaisse, mais pour l’appeler à lui, tout entier ! C’est ici que notre espérance se concrétise. Et c’est ici aussi que nos faux espoirs se corrigent. L’éternité n’est pas l’espoir d’échapper à ce monde, de s’en évader : ce serait le considérer mauvais -et comment pourrait-il être mauvais quand il sort de la main et du cœur du dieu ? Mais ce désir et cette promesse d’éternité, nous fait aussi échapper à une sorte d’immanentisme où nous habiterions le monde sans aucune perspective : non, ce monde n’est pas abouti, il n’est pas encore tel que le dieu l’a voulu puisqu’il n’est qu’en route vers lui. Certes il est sorti de la main et du cœur du dieu, mais il celui-ci veut encore le serrer sur son cœur, comme une mère qui met son enfant au monde mais veut encore le serrer contre elle. Et l’éternité n’est pas non plus une promesse pour soi seul : « celui qui mange ce pain-là » ne peut vivre « dans l’éternité » que si le monde pour lequel il s’est offert y accède aussi.
S’offrir, c’est s’unir ; et s’unir, c’est s’offrir et vivre pour.
Un commentaire sur « Vivre pour l’éternité (dimanche 11 juin) »