Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Le passage d’aujourd’hui fait suite, mais pas immédiatement, à celui que nous avons eu dimanche dernier. Nous avons vu dimanche dernier que nous étions au début d’une nouvelle section de l’évangile de Matthieu, une section marquée par un nouveau regard sur les foules. Après ce regard nouveau, Jésus a appelé à lui « ses douze disciples » (dont Matthieu donne alors les noms en les qualifiant d’ « apôtres« ) et leur a donné mission. Et puis il leur donne aussi des conseils, et c’est dans cet ensemble de conseils qu’est découpé notre passage d’aujourd’hui.
Ce passage, nous l’avons déjà croisé deux fois. J’ai essayé d’abord d’y inventorier les peurs qui règnent aujourd’hui, et les réactions que peut donner l’évangile d’aujourd’hui à celles-ci Même pas peur ! ; j’ai essayé ensuite de donner un commentaire général de ce passage en faisant ressortir quels risques le disciple était invité à prendre, s’il prenait au sérieux sa mission de disciple Prise de risque. Aujourd’hui, je voudrais m’occuper de le toute dernière partie de ce texte, que j’ai jusqu’à présent un peu laissée de côté.
Il faut dire tout de suite, si vous avez été lire (ce que je ne saurais trop recommander) le texte de l’évangile sur le site de l’AELF, que celui-ci débute par une trahison : les premiers mots « Méfiez-vous des hommes » sont en fait « Prenez garde aux hommes« , et prendre garde n’est pas forcément méfiance (ce qui implique un a priori négatif) mais plutôt une attention éveillée, tant aux besoins des hommes qu’à leurs réactions. Mais surtout, cette phrase est plus haut dans le texte de Matthieu (v.17), alors que nous avons au v.26 où commence notre texte : « N’ayez pas peur d’eux » ou « Ne les fuyez pas« . C’est-à-dire exactement le contraire. D’autant que ce « eux » ne désigne pas tous les hommes, mais précisément (v.25, juste avant) « ceux qui ont traité de Béelzéboul le maître de maison » c’est-à-dire certains des pharisiens. Je parle de trahison, à cause de ce contresens initial dont il faut débarrasser immédiatement notre mémoire : la recommandation n’est pas d’être dans la méfiance a priori vis-à-vis de tous, mais au contraire de ne pas même craindre ceux qui se sont déjà ouvertement opposés au maître !
Que fait Jésus dans tout ce discours (sans doute recomposé par Matthieu à partir de « dits » indépendants au départ) adressé précisément aux Douze ? C’est la fin de ce discours qui nous le fait savoir, lorsque Matthieu écrit « quand il eut fini de…« , et il emploie alors le verbe [diatassoo] qui signifie disposer en ordre comme on fait pour les rangs d’une armée, ou encore répartir comme on fait des charges dans une maison, en donnant à chacun son poste. Cela signifie que le maître dispose les Douze, par ce discours, en leur donnant une mission précise, articulée avec la sienne et celle des autres. Or il est important sans doute de nous rappeler le contexte plus vaste que nous avons abordés la semaine passée : c’est à la suite d’un nouveau regard sur les foules, où les souffrances physiques et morales des gens qui les composent le prennent aux tripes, qu’il prend ces dispositions. Ce sont des dispositions de miséricorde qui sont là comme pour multiplier sa présence : non pas la remplacer, car lui-même sitôt ces dispositions prises « partit de là pour enseigner et proclamer la Parole dans les villes du pays. » Les Douze travaillent avec lui, non pas à sa place.
Et voilà que, parmi les paroles adressées aux Douze pour les « ranger en bataille » (vision plus militaire) ou « définir leur service » (vision plus domestique), se trouvent celles que je voudrais approfondir cette fois : « Tout [homme] donc qui me reconnaîtra devant les hommes, je le reconnaîtrai moi aussi devant mon père, celui dans les cieux ; mais qui me renierait devant les hommes, je le renierais moi aussi devant mon père, celui dans les cieux. » Cette traduction est une base de départ, nous allons voir si elle convient.
Ce qui me frappe avant tout, c’est la tournure très générale de la phrase : il n’y a pas de « vous » comme précédemment, on n’y voit même pas d’allusion aux Douze. C’est dire si le propos initial a dû être général, énoncé à tous. Matthieu l’a retenu comme adressé aux Douze, il faudra donc y réfléchir. Mais nous sommes légitimes à traiter cette phrase à part, puisqu’elle l’est manifestement. Ce qui me frappe ensuite, c’est la forme très balancée, très symétrique du propos.
Je relève trois symétries. Il y a d’abord deux « lieux » : « devant les hommes » et « devant mon père, celui qui est aux cieux« . Ces deux lieux sont bien ici, « sur terre » : c’est là qu’est celui qui parle, c’est là que sont ceux à qui il adresse ses propos, c’est là que sont les hommes, et c’est bien là que l’on se trouve en même temps devant » [son] père« , ce qui n’empêche pas que le « lieu naturel » de ce dernier soit « aux cieux« . Ainsi donc, première symétrie, « devant les hommes » et « devant mon père« . Cette première symétrie en entraîne une deuxième entre « celui qui » et « moi« , Jésus. « Celui » dont il peut être question agit « devant les hommes » et Jésus, « moi« , agit « devant [son] père« . Enfin troisième symétrie, l’action : elle est exactement la même pour chacun des agents devant chacun des témoins. L’action A faite par quelqu’un devant les hommes entraîne la même action A faite par Jésus devant son père ; l’action B faite par quelqu’un devant les hommes entraîne la même action B faite par Jésus devant son père. Au coeur de tout, il y a donc ces fameuses actions A et B.
La première action, c’est [homologéoo]. Étymologiquement, c’est parler de même : être d’accord ou convenir, reconnaître , mais cela peut être encore se ranger à et, plus largement encore, avoir rapport avec. Il me semble que le sens fondamental convient très bien : « Tout homme qui parlera de même que moi devant les hommes, je parlerai de même que lui devant mon père, celui qui est dans les cieux » Tout se passe comme s’il s’agissait de se faire l’avocat de l’autre.
Parler d’une seule voix avec Jésus devant les hommes, ce n’est pas forcément conscient. Ce peut l’être, bien sûr : on peut être un disciple conscient qui veut se faire l’avocat de l’évangile, qui veut lui prêter sa voix, qui veut dire « nous » avec lui. Mais on peut aussi ne pas en avoir pleine conscience, et parler finalement de même manière, et il me semble que bien des gens le font. Et je trouve très réconfortant de savoir que ce n’est pas la référence consciente qui compte, mais bien la chose elle-même, en substance. Et il est même très réconfortant d’entrevoir que c’est le cas général : dans la désignation des deux cas, des deux actions, il n’y a pas égalité, il y a même dissymétrie. Le sujet de l’action de [homologéoo], de parler de même, c’est certes [hostis], celui qui, mais précédé d’un [pâs], tout. Nul n’est oublié de qui fait cette action. Elle est dite à l’indicatif : c’est le cas général. Pour l’autre action, il n’y a que le pronom [hostis], qui apparaît par contraste comme le cas isolé. Du reste, cette action est posée au conditionnel : s’il arrivait que quelqu’un… C’est le cas particulier, rare, qui peut exister théoriquement mais dont rien ne prouve qu’il est réalisé en fait. Voilà qui est magnifiquement optimiste !
Mais venons à cette seconde action, quelle est-elle ? C’est le verbe [arnéomaï] qui signifie nier, ou repousser, refuser, ou encore se rétracter. Le mot fait contraste avec le premier : autant celui-là montrait une solidarité entière, autant celui-ci montre au contraire une dissociation. Et c’est ici que je voudrais revenir sur les « lieux » que j’ai évoqués en commençant : devant les hommes, devant mon père. Matthieu insisite beaucoup sur le fait que le père est rejoint « dans le secret » : « ton père qui voit dans le secret te le rendra » (Mt.6,6.18). Ce qui conduit justement à ne pas agir « devant les hommes pour se faire remarquer » (Mt.6,1) : on retrouve ces deus « lieux ». Et l’on voit qu’ils n’en sont pas en fait, mais plutôt deux dimensions d’un même agir : un agir « devant tout le monde » où l’on se déclare, où il faut du courage, mais où aussi on pourrait être dans la représentation et la construction de l’image de soi ; et un agir « dans le secret du cœur » où l’on est plus libre, où l’on affronte personne sinon sa conscience, mais où l’on est plus en vérité.
L’enjeu du passage apparaît alors comme l’unité de son être : Jésus se situe pour chacun comme le médiateur de l’unité de vie. Ce qui guide notre action aux yeux de tous, si cela ressemble à l’évangile, conduit aussi à la vérité de soi au plus profond, unifie l’être et la vie, construit notre identité de la manière la plus solide. Mais ce qui fait se rétracter de l’évangile aux yeux de tous, nos lâchetés, nos hypocrisies, cela dissocie aussi notre être profond.

Considérer les choses ainsi m’éclaire sur la raison pour laquelle Matthieu a choisi d’insérer ce « dit » dans la discours aux Douze au moment où ils partent en mission pour la première fois. Ce n’est pas tant pour eux : si, bien sûr, ils vont être au premier chef mis en « crise », poussés à se déclarer devant les hommes, et c’est dans la vérité (ou pas) de leur agir que se construit leur être à eux. On aimerait que tous les missionnés au nom de l’évangile se rappellent cette sentence et vivent dans la lumière, sans qu’on ait à découvrir des horreurs « sous le tapis ». Mais surtout, les Douze sont invités à regarder ceux auxquels ils sont envoyés comme des personnes qui a priori (puisque c’est le cas général) sont en conformité avec l’évangile. C’est pour cela qu’elle constituent une « moisson ». La proclamation de « se convertir » n’est pas à faire avec un a priori négatif, au contraire : elle est de réaliser le référentiel dont, pour la plupart, ils vivent déjà. Et cet appel va résonner comme un avantage, comme une opportunité unique d’unifier sa vie et son être. Voilà la proclamation de l’évangile.
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