Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
Le passage d’aujourd’hui appartient au témoignage de Matthieu. Celui-ci construit son évangile avec une alternance de collections de faits et gestes de Jésus d’une part, et de longs discours (peut-être à leur tour collections de plus brèves prises de paroles) d’autre part, qui souvent les commentent et constituent avec eux un tout. Notre passage appartient à un long discours faisant suite à l’appel et l’envoi des Douze : « Il appelle à lui ses douze disciples : il leur donne autorité ([exousia] : le pouvoir, la faculté, la liberté de faire quelque chose) sur les esprits impurs pour les jeter dehors et pour guérir toute maladie et toute faiblesse« .
Or un thème revient obstinément dans le passage présent, celui de la peur : « Donc ne les craignez pas [mè fobèthète]… Et ne craignez pas [Mè fobeisthe]…; craignez plutôt [fobeisthe]… Donc ne craignez pas [Mè oun fobeisthe]… » Vous avez reconnu la racine qui donne notre « phobie ». Voilà qui nous met face à nos peurs : l’évangile nous invite à les affronter. Et les Douze sont peut-être envoyés pour les jeter dehors.
Le grec classique connaît deux verbes pour craindre, avoir peur : [deidô], qui évoque la crainte raisonnée, l’art de prévoir ce qu’il vaut mieux éviter, et [fobéomaï], qui évoque la peur soudaine, instinctive, et qui est la forme passive du verbe [fobéo] signifiant « mettre en fuite ». Il s’agit donc ici ne ne pas être mis en fuite, de ne pas être saisis par une peur irrépressible et irraisonnée. On pourrait dire que la peur est tout de même nécessaire, qu’elle est un instinct de survie. Et c’est bien vrai : heureusement que nous avons cette capacité ! Mais il faut bien dire qu’elle appartient à une précarité de la vie : c’est quand la vie est menacée que la peur est nécessaire. Mais la peur gagne à être raisonnée, car elle épouse ce que nous appelons avec plus ou moins de justesse la vie : St. Augustin distingue la peur du conjoint infidèle, craignant que l’autre n’arrive, de la peur du conjoint fidèle, craignant que l’autre ne s’en aille. Dans ce deuxième cas, le « tremblement d’amour » lui-même est beau, et profondément intérieur à l’amour même, tant que l’amour est en situation de précarité. Nous ne serons délivrés cette précarité, et donc de toute peur, que par un « jugement dernier » : quand il sera déclaré devant tous et connu de tous que nous ne sommes pas au « paradis » par hasard, que ce n’est pas par erreur, méprise ou confusion que nous sommes heureux.
Mais qu’est-ce qui nous fait peur ? Bien sûr, il y a ici une question très personnelle et très intime. Ce qui nous fait peur est propre à chacun et résulte sans doute de son histoire, de ses héritages aussi, des absences subies. Tout de même, il y a une peur diffuse et collective aujourd’hui dans nos régions, et c’est la peur de disparaître : on a peur de « perdre son âme », son identité et ses valeurs, on a peur de perdre la vie physique (attentat, mais aussi accident, entraînant la mort ou bien le handicap), on a peur de perdre son corps social, son image, sa réputation. Il me semble qu’il y a comme un mal-être diffus, ou l’avenir même fait peur, parce qu’on ne croit plus vraiment qu’il soit une promesse de vie, qu’on craint plutôt qu’il ne nous entraîne vers la disparition de tout ce à quoi nous tenons.
D’où ces attitudes collectives ambiguës envers l’avenir : on veut changer, parce qu’on n’en peut plus de ce climat lourd; mais on redoute tout ce qui pourrait changer concrètement et fortement, parce qu’on n’a pas la force que donne une confiance, parce qu’on voit ce qu’on perd sans être du tout certains de gagner au change. Collectivement ou individuellement, l’instinct -la fuite !- est au repli sur soi. Même les appels au regroupement ou à l’unité, au repli sur une personne ou un groupe providentiels, sont marqués de cette ambiguïté, et c’est un aspect moins connu de l’épisode, déjà, de la Tour de Babel. Dieu en effet, pour protéger les hommes de la destruction introduite par la prolifération du meurtre, les a dispersé : ainsi dispersés, impossible de les tuer tous, il en restera toujours quelque part (on retrouve dans biens des films de science-fiction cette idée des survivants au massacre général). Mais par peur, les hommes veulent rester ensemble et construire une cité -et prendre la place de Dieu : forcément, s’ils voient en lui un ennemi…-. La confusion des langues les contraindra à cette dispersion, les protègera malgré eux. Ainsi de l’unanimisme, qui a peur des différences dans la Cité. Nous sommes en plein dedans.
Il y a une autre peur, c’est la peur du manque. Au point qu’on finit par manquer d’essence à la pompe, du simple fait que tous ont eu peur de manquer d’essence et sont venus refaire le plein ! Manques matériels de toute sorte dont la peur nous fait surconsommer. Manques de sécurité même un seul instant qui nous fait perdre le sens du risque nécessaire à la vie : on se paralyse dans des règlements, on n’ose plus rien -quand St.Thomas d’Aquin définit la prudence : « oser, dans la sagesse de l’Esprit saint« . Manques de certitudes : il faut tout savoir, il faut tout dire, car il y a sûrement des complots cachés. Ce n’est pas qu’il n’y ait rien de vrai dans tout cela, bien sûr : mais la peur est mauvaise conseillère, la fuite instinctive déséquilibre encore plus les choses…
Alors que nous dit l’évangile ? Devant qui ou quoi ne faut-il pas fuir ? « Donc ne les craignez pas… » Qui sont les ? Non pas « les hommes« , comme le dit notre passage d’aujourd’hui, mais ceux qui sont nommés au verset immédiatement précédent (un pronom se rapporte toujours aux sujets les plus dernièrement nommés) : ceux qui « appellent le maître de la maison Béelzéboul« . Allusion à un épisode antécédent, où Jésus a expulsé un démon, mais où certains témoins de la scène l’ont accusé de tenir ce pouvoir du démon lui-même ! De pactiser avec les puissances du mal en faisant semblant de le chasser : déjà une théorie du complot !!! Autrement dit : les durs de cœur qui refusent l’évidence, ceux qui s’en tiennent à leur système de pensée ou à leur idéologie, ne veulent pas en sortir. Il ne faut pas avoir peur de ceux-là. Pourquoi ? car « rien de caché qui ne sera connu ». La vérité finit toujours pas percer, sois tranquille. Mais ne l’attend pas sans rien faire : « Ce qu’à l’oreille vous entendez, clamez-le sur les terrasses« . Il est donc plus que recommandé de participer à la diffusion de la vérité. Ce qui suppose d’avoir pris le temps de la vérifier, pour se garder de diffuser l’erreur.
De qui encore ne faut-il pas avoir peur ? « ceux qui tuent le corps » : les voilà nos fomentateurs d’attentats, nos déclencheurs de guerres, mais aussi nos empoisonneurs anonymes et puissants, qui abîment nos corps par leurs aliments frelatés ou leurs ingrédients perturbateurs. Il ne faut pas avoir peur non plus de ceux-là. Pourquoi ? « l’âme, ils ne peuvent la tuer ». Le mot « âme » est ici [psuchè], qui donne notre « psychisme ». Autrement dit, tant que nous pouvons ressentir, réagir, nous ne sommes pas morts. Et sans doute est-ce ce qui est ici suggéré : ayons une « vie psychique », réagissons, approfondissons notre « vie intérieure », notre capacité à écouter nos réactions, nos sentiments, nos relations. Notre capacité à les nommer, et aussi à choisir de les investir ou non. Choisissons ici notre liberté : si nous nous laissions dicter nos sentiments, avec qui nous pouvons être en relation ou pas, alors nous laisserions tuer notre âme. Aucun pouvoir, fût-il religieux, ne peut s’arroger cette place, ou alors il « précipite dans la géhenne« .
Surtout, la grande délivrance de la peur est donnée en conclusion : « Donc n’ayez pas peur : vous, vous l’emportez sur tous les moineaux« , dont on vient de dire que s’ils comptent pour rien aux yeux des hommes (« deux pour un as« , monnaie de base de cuivre : il en faut quatre pour faire un sesterce), chacun d’entre eux est pourtant l’objet d’une attention distincte de la part de « votre Père ». Oui, dans notre situation d’aujourd’hui, ce qui nous délivre avant tout de la peur quelle qu’elle soit, c’est bien l’amour inconditionnel de celui qui nous connaît comme personne et pourtant nous aime, qui s’émerveille silencieusement de ce que nous inventons, ne nous empêche ni de tomber ni d’être atteints, mais ne nous perd ni des yeux ni du cœur un seul instant. Comme l’écrit si bien s. Jean de la Croix, « l’âme vit plus là où elle aime que là où elle anime« . Etre aimé du Père ne nous met à l’abri de rien, mais nous délivre de tout.