Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
Un peu plus loin, dans le même discours que dimanche dernier, il est beaucoup question de père, de mère, de fils, de fille, d’accueil dans la maison, bref : le contexte est résolument domestique. Et c’est l’occasion pour nous de réfléchir sur la place de la foi dans la famille ou la maison. Car j’en ai entendu, des complaintes au sujet des « enfants qui ne pratiquent plus », des mauvaises consciences de parents qui n’ont « pas su faire »…! Allons, allons : l’évangile est bonne nouvelle, il ne peut pas conduire à la tristesse et l’affliction. Voyons ce qu’il en est.
Force est de remarquer d’abord qu’une fois de plus, le passage est mal coupé. Les concepteurs du lectionnaire catholique romain ont sans doute voulu, par mortification, laisser penser au monde entier qu’ils n’avaient pas étudié les textes !!! La cohérence du passage requiert en effet de commencer la lecture un peu avant, et cela donne : « Ne pensez pas que je vienne jeter la paix sur la terre : je ne viens pas jeter la paix mais le couteau de guerre. Car je viens disjoindre l’homme de son père et la fille de sa mère, et la jeune mariée de sa belle-mère, et [ils sont] ennemis de l’homme, ceux de sa maisonnée. Qui va aimant père ou mère au-delà de moi n’est pas digne de moi, et qui va aimant fils ou fille au-delà de moi n’est pas digne de moi ; et celui qui ne prend pas sa croix et vient derrière moi, n’est pas digne de moi. Qui va trouvant son âme perd la sienne, et qui va perdant son âme en raison de moi trouve la sienne. »
On voit maintenant bien à quel point les relations domestiques et familiales sont intensément présentes dans notre passage. Et avec une dimension de violence à peine supportable : qui ne voudrait avant tout la paix dans sa maison ? Rétablir la paix et l’harmonie dans sa maison mobilise déjà une bonne partie de nos énergies : s’il faut en plus introduire le « couteau de guerre« ! Mais qui voudra de cela ?!
Matthieu écrit sans doute pour des chefs de famille : dans les toutes premières générations chrétiennes, les responsables sont avant tout des pères de famille juifs devenus chrétiens. C’est sur ces cellules familiales que repose la primitive Eglise, et ces responsables que sont les pères ont une attention très éveillée sur le chapitre de la maisonnée. Juifs et chrétiens, ils ont une connaissance approfondie de la Bible (devenue depuis l’Ancien Testament), et le texte de Matthieu est, plus qu’un autre, truffé de rappels, de citations, d’allusions, à tous ces textes.
Ici précisément, il y a une citation du prophète Michée : le prophète dénonce l’infidélité du peuple et notamment l’absence de fraternité et la corruption des puissants. Et l’invasion qui vient par le Nord va révéler ces travers profonds en même temps que les exacerber (comme toute situation de bouleversement : pensons à l’invasion allemande !). Du coup, chacun se trouve isolé, sans savoir sur qui compter : « Ne vous fiez pas au prochain, n’ayez point confiance en l’ami; devant celle qui partage ta couche, garde-toi d’ouvrir la bouche. Car le fils insulte le père, la fille se dresse contre sa belle-mère, chacun a pour ennemis les gens de sa maison » (Mi.7,6) Mais, poursuit-il, « moi je regarde vers Yahvé, j’espère dans le Dieu qui me sauvera ; mon Dieu m’entendra. » On voit la situation : face à l’envahisseur, on ne sait plus sur qui compter. Mais le prophète dit qu’on peut toujours compter sur Dieu, lui entend.
Dans le témoignage de Matthieu, ce n’est pas une armée étrangère qui envahit, mais il y a bien un contexte de guerre : c’est Jésus qui jette non la paix mais la [machaïra], c’est-à-dire ce grand couteau de guerre à lame courbe et dont on se sert à la manière d’un sabre, en jetant de grands coups à droite et à gauche, sans viser précisément mais en faisant un dégât considérable. Et pourquoi dit-il une chose pareille ? « Parce que, dit-il, je viens disjoindre, [dichasai] », c’est-à-dire très précisément séparer en deux, ou faire deux camps.
On peut comprendre : dans ces temps antiques (et peut-être jusqu’à fort récemment ?), la religion est affaire de famille, ou de clan, et il n’est pas question que la famille ne fasse pas bloc sur ce point. Lorsqu’une jeune épousée entre dans la famille de son mari, elle en adopte immédiatement les us et coutumes. Les chefs de famille, ces pères auxquels s’adresse Matthieu, peuvent être ici fort sourcilleux sur ce point. Ou peut-être leur propre choix en faveur de Jésus les a-t-il divisés du reste de leur parenté, et cela les tracasse pour ces mêmes raisons culturelles profondes.
Mais voilà la bonne nouvelle, et la révolution : le choix en faveur de Jésus est affaire de foi, est affaire de cœur. Il est possible qu’à l’intérieur d’une même famille, les choix ne soient pas unanimes. Et alors ? Bien sûr, cela peut créer l’opposition ou la guerre : tous ne sont pas près à accepter cela. C’est pourquoi aussi Jésus réclame la préférence absolue : il faut l’aimer par-delà ([huper], qui donne notre « hyper ») toutes les autres relations. Autrement dit, être fidèle à son cœur plus qu’aux traditions établies dans sa famille. Cela n’est d’ailleurs possible que grâce à une originalité de l’Evangile : il s’agit d’une foi, bien avant d’être une religion, d’une affaire de cœur avant d’être une affaire de rite.
Notre contexte à nous est sans doute diamétralement opposé : nos enfants sont souvent plus éloignés que nous des rites religieux auxquels nous pouvons être attachés. D’où certaines lamentations. Il me semble pourtant que cette révolution évangélique opère toujours : elle nous invite à ne pas absolutiser les rites (fussent-ils proclamés « très sacrés » : mais justement, le sacré est une catégorie essentiellement humaine, pas évangélique), peut-être même à nous ré-interroger sur le cœur avec lequel nous les vivons, le sens que nous y mettons nous-mêmes.
Et la même révolution évangélique nous invite à considérer chacun des membres de notre famille distinctement, et selon les richesses et les options de son cœur, plutôt que selon leur participation à ce qui nous est peut-être cher. Acceptons d’être séparés, disjoints : après tout, l’humanité n’a-t-elle pas commencé à vivre et à donner vie quand l’humain (en hébreu, adam) s’est trouvé séparé, disjoint, en homme (en hébreu, ish) et femme (en hébreu, isah) ? L’unité familiale a quelque chose d’inattaquable, à quoi nul ne peut rien, et c’est d’avoir commune origine. Mais l’union dans la famille est le véritable objet d’un choix de chacun, d’où qu’il vienne et quelles que soient ses options : là est le bien précieux qui suppose d’abord reconnaissance de l’originalité de chacun.
3 commentaires sur « Dimanche 2 juillet : famille chrétienne ? »