Prise de risque : dimanche 21 juin.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Pour situer le texte :

     Et voilà que, tout tranquillement, comme si de rien n’était, nous revenons à l’évangile de Matthieu, dont nous avons quitté la lecture « suivie » (à défaut de « continue »… et encore !) le 23 février. Je parie, cher lecteur, que tu ne t’en souvenais même plus !

     De fait, nous nous retrouvons plus loin dans le texte : je ne vais pas faire le résumé de ce qui s’est passé entre-temps, cela n’aurait pas beaucoup de sens ni d’intérêt. Disons simplement que, dans la construction de Matthieu, Jésus a désormais fait choix de douze disciples, dont il donne les noms, et « ces douze-là, Jésus les envoie » (Mt.10,5). Cet envoi ce fait avec une longue suite de paroles, certaines injonctives, d’autres de recommandation : c’est dans cet ensemble que nous nous trouvons.

Mon modeste commentaire :

     « Donc, n’ayez pas peur d’eux : rien en effet n’est couvert qui ne sera découvert, et caché qui ne sera porté à connaissance. » Ce « donc » nous fait clairement comprendre que ce mots sont reliés à ceux qui précèdent, ils en sont comme une conséquence. Nous y reporter nous permettra aussi d’identifier ce « eux » dont il ne faut pas avoir peur. Or ce qui vient d’être dit, c’est : » Méfiez-vous des hommes : ils vous livreront aux tribunaux et vous flagelleront dans leurs synagogues. […] » Curieux avertissement tout de même : Jésus envoie ses disciples en mission, mais en leur disant de se méfier de ceux qu’ils vont rencontrer ? Oui, c’est très curieux, et il dit aussi immédiatement auparavant : « Je vous envoie comme des brebis au milieu de loups. » Autrement dit, les disciples, comme leur maîtres, vont au devant des hommes, mais sans illusion, en sachant qu’il en est parmi ceux-là qui vont chercher à les dévorer.

     Parmi les auditeurs en effet, parmi les destinataires de la parole, il en est qui vont les accueillir, et chez ceux-là les disciples sont invités à demeurer ; mais il en est aussi qui ne voudront pas les accueillir, à cause de cette même parole, et ceux-là ne resteront pas toujours inactifs, ils pourront chercher à se débarrasser des porteurs de la parole. Le tableau de ce que ceux-là pourront chercher à leur faire est assez développé : pourquoi donc ? S’agit-il de former chez les disciples un esprit de « persécuté » ? Rien de plus dangereux ! Cette mentalité ne sait plus se remettre en cause, elle fait se replier sur soi dans un statut de victime à l’innocence entière, reportant sur le persécuteur la totalité de ce qui ne va pas, de ce qui est à changer.

     Mais le but est justement dévoilé par le début de notre passage d’aujourd’hui : il s’agit plutôt d’avertir et surtout de prévenir de la peur ! Le « N’ayez pas peur » n’apparaît pas moins de quatre fois dans notre court passage. Le verbe employé, [fobéoo], évoque bien la peur irréfléchie, l’envie irrépressible de fuir. Il y a un autre verbe pour désigner la peur réfléchie, c’est-à-dire la crainte qui naît après réflexion d’une chose qu’on va chercher à éviter. Cela veut dire qu’en employant ce verbe-là, Jésus (ou Matthieu qui qui met dans sa bouche ces paroles) n’interdit pas à ses disciples des stratégies réfléchies, des décisions élaborées pour éviter tel ou tel inconvénient, ou déviance, ou même obstacle. Il n’est jamais interdit aux disciples d’être intelligents. Il veut simplement leur éviter cette forme de « phobie », qui fait reculer de manière irréfléchie. « Le disciple n’est pas plus grand que le maître« , comme il le rappelle l’instant d’avant : de même que celui-ci a annoncé courageusement la parole y compris à ceux qui ne voulaient pas l’entendre –mais sans non plus se jeter tête baissée dans leurs pièges, au contraire !–, de même ses disciples annonceront-ils courageusement la parole, sachant qu’ils connaîtront eux aussi le succès et l’insuccès.

     La suite est pourtant un peu plus sibylline : « …rien en effet n’est couvert qui ne sera découvert, et caché qui ne sera porté à connaissance. » Il y a d’abord un jeu de mots entre [kaluptoo], couvrir, envelopper, cacher, et [apokaluptoo] (qui donne notre « apocalypse »), découvrir, dévoiler, démasquer, révéler. Mais de quoi peut-il bien s’agir ? Ce mot concerne-t-il les « eux » qui cherchent à faire du mal, qui n’ont pas accueilli la parole et ont au contraire eu des menées pour en faire disparaître les porteurs, peut-être à couvert  :et alors ils seront découverts ? Ou bien ce mot concerne-t-il les disciples qui auraient eu peur, qui se seraient discrètement soustraits à leur mission sans trop le dire, mais dont la lâcheté ne restera pas toujours secrète ? Ou bien encore, s’agit-il plus profondément des réalités que la parole révèle, le cœur de chacun ? S’agit-il de dire : n’ayez pas peur, croyez en la puissance révélatrice de la parole que vous portez, votre force réside en elle ? Quelles que soient les vicissitudes à travers lesquelles vous passez à cause de la parole, c’est toujours elle qui est agissante et qui, au bout du compte, dévoile qui est dans le vrai et qui ne l’est pas, qui est sincère et qui ne l’est pas, qui est fidèle et qui ne l’est pas ?

     « Ce qu’à vous je dis dans les ténèbres, dites dans la lumière, et ce qu’à l’oreille vous entendez, clamez sur les toits. » La suite, pour l’instant, n’est pas beaucoup plus claire. Mais une chose est sûre : on n’est pas dans le culte du secret !! C’est même tout le contraire. Bien des sagesses, y compris bibliques, enseignent à garder le secret, et en font même un des critères de reconnaissance pour le maître vis-à-vis de ses serviteurs, ou un critère de reconnaissance du véritable ami. Mais ici c’est tout le contraire : dites en pleine lumière ce que je vous dis dans les ténèbres, clamez sur les toits ce que vous entendez à l’oreille ! Et puis qu’est-ce que Jésus peut bien revendiquer de dire « dans les ténèbres » ? C’est vraiment très curieux, j’avoue que je suis dérouté par ce passage, qui ne sonne pas du tout comme d’autres.

     Quoiqu’il en soit, il y a une constante : la dimension publique et générale donnée à toute parole. Et cela s’enchaîne avec ce qui précède, qui était plutôt à la voix passive, peut-être un passif divin sous-entendu. La logique du discours serait alors la suivante : le dieu ne gardera rien secret, mais en viendra à ce que tout soit manifesté : de même, vous aussi, faites comme si tout devait être public et connu. Et là, il y a peut-être une piste pour comprendre les recommandations faites aux disciples au moment de les envoyer en mission. La peur irraisonnée pourrait les retenir au moment d’aller, car ils savent que, comme pour leur maître, leur parole ne sera pas toujours bien accueillie. Mais l’envie de se cacher, de rester caché,  de ne pas passer à découvert, de ne pas se révéler comme disciple, cette envie née de la peur s’oppose à l’action divine qui, elle, tend à révéler tout et tous. Ainsi donc, il est bien préférable de passer en pleine lumière, de ne pas rester calfeutré, de ne pas taire ce que l’on est ni le message que l’on porte. Puisque le processus engagé avec Jésus est celui d’une immense mise en lumière d’une révélation ou d’un dévoilement de tous et de toutes choses, c’est entrer dans ce processus que de se dévoyer soi-même, ainsi que le message qui nous a atteint.

    A l’époque où écrit Matthieu, pour les chefs de famille, qui sont autant de chefs de communautés chrétiennes, ce choix était loin d’être une évidence. Sortir d’un prudent anonymat, c’était prendre des risques, nous seulement pour sa propre vie, mais pour celle des siens : les anciens ne faisaient pas de détail en ces matières. Et c’est justement sur ce point qu’insiste la suite du texte : « Et n’ayez pas peur des tueurs du corps, qui ne peuvent tuer la vie. Ayez bien plus peur de qui peut et la vie et le corps détruire dans la géhenne. » On traduit plus souvent, et c’est le cas pour l’AELF, en opposant le corps  et l’âme. Mais le mot [psukhè], s’il désigne parfois l’âme, désigne aussi la vie. Je crains qu’opposer « corps » et « âme » ne soit pas très matthéen, mais trahisse plutôt une grosse influence hellénisante chez le traducteur ! On dirait plutôt ici que Matthieu fait remarquer que le risque pour le corps n’est justement pas le risque pour la vie : avoir peur pour la « vie-du-corps » au point d’oublier ce dont on vit vraiment, à savoir la parole et les injonctions qui lui sont propres, c’est cela qui fait courir un vrai risque. Le vrai risque serait celui de l’infidélité, du reniement, le risque d’être « jeté dans la géhenne » parce qu’on aurait renié en soi-même la vie, la vraie vie.

Giotto._Predella_3
Giotto di Bondone, Predella, (1295/1300), détail de « S. François recevant les stigmates« , huile sur bois 3,13 m x 1,63 m, Musée du Louvre. L’attention aux oiseaux, auxquels il adresse la parole, est un des épisodes qui soutient sa configuration au Christ souffrant par la réception des stigmates. L’annonce de la parole quel qu’en soit le prix fait s’abandonner à la providence comme le font les oiseaux du ciel.

     La fin est plus consolante, elle manifeste la providence, plus grande, plus large que tout ce que l’on pense. « Est-ce que deux moineaux ne se vendent pas un sou ? » sous-entendu : n’est-ce pas qu’ils ne valent pas grand chose, en termes marchands tout au moins ? « Et pas un seul d’entre eux ne tombe à terre à l’insu de votre père. » C’est-à-dire : et pourtant, ils valent pour votre père, ils comptent. On voit venir l’argument a fortiori en faveur de ceux qui, aux yeux des hommes, comptent forcément : combien plus compteront-ils pour le père. « Or de vous, même tous les cheveux de votre tête sont comptés. » Ce n’est pas simplement si vous tombez tout entier à terre que vous n’échappez pas à la providence divine, mais lorsqu’un cheveu de votre tête…. J’en connais qui ont fait l’objet de nombreuses attentions divines 😉… « donc n’ayez pas peur  : plus qu’une multitude de moineaux vous êtes précieux, vous. » Le texte ne dit pas que le disciple échappera à l’issue fatale, aux entreprises des ennemis de la parole. Il dit qu’il n’échappera pas à la main d’un père qui ne le quitte pas des yeux. Il dit que la vie du disciple n’est pas dans ce corps qu’il prend le risque de perdre, mais dans la main et le coeur de celui qui l’aime. Il invite finalement à raisonner sa peur première, instinctive, en se demandant où est vraiment son cœur, et ce que vivre est vraiment pour lui.

     Le risque pour le disciple n’est pas toujours aussi élevé, dans notre monde d’aujourd’hui. Cela dépend bien sûr des situations et des régions du monde. Il ne s’agit pas de faire le décompte des chrétiens qui meurent tués par d’autres : ce n’est pas forcément au nom de leur foi qu’ils sont tués, la part est difficile à faire. Je ne veux dénigrer personne, mais pas non plus céder trop facilement à la « mentalité de persécuté », mille fois trop commode. Je voudrais juste faire remarquer que nous avons plusieurs corps : et si nous avons un corps de chair, que l’on peut tuer, nous avons aussi un corps social, que l’on peut tuer aussi. C’est la mort d’une réputation, la mise à l’écart, l’ostracisme. Et cela est un risque difficilement quantifiable, mais pas moins élevé : il faut du courage et beaucoup d’amour pour la parole pour, en son nom, risquer de perdre ses amis, sa place, son statut. Et pas forcément parce qu’on a fait des « déclarations » : être disciple de la parole n’est pas, pour Matthieu, se faire porteur d’un discours, c’est d’abord agir, de sorte que « en voyant vos œuvres, ils [= les hommes] rendent gloire à votre père qui est aux cieux. »  Il y a des manières d’agir, des prises de positions, des choix de société, qui mettent au ban, qui ne placent pas dans le camp majoritaire, dans le « grand consensus » (qui n’est pas si consensuel, en fait) : c’est là qu’il y a un risque, éventuellement mortel, pour les disciples.

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