Celui qui reçoit (dimanche 2 juillet)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Nous avons déjà rencontré ce texte. La première fois, je me suis attaché à en dégager la dimension familiale, puisqu’il y est beaucoup question des membres de la famille, Famille chrétienne ?. C’est d’autant plus vrai si on remet ce texte à la suite de ce qui en a été coupé, qui précède immédiatement (qu’on se reporte pour cela au début de ce commentaire-là). La deuxième fois, je me suis étonné que Jésus puisse dire que certains ne seraient « pas dignes de lui », Avoir du poids : il est en général d’un tel accueil, si attentif à relever la dignité de chacun ! Cette fois-ci, je voudrais m’attacher à la deuxième partie de notre texte d’aujourd’hui, et qui est peut-être bien un « dit » indépendant.

Le verbe [dékhômaï] est très présent dans cette partie du texte, ce qui fait contraste avec la première partie où il ne se trouve pas du tout. C’est un verbe riche de sens : il signifie 1° recevoir (d’où aussi accepter, ce qui apporte une nuance volontaire, prendre, au sens où l’on prend ce que l’on vous donne, et encore recueillir), 2° recevoir favorablement (d’où aussi accueillir, approuver et même obéir à), 3° accepter au sens de subir, souffrir que, supporter, se résigner à, 4° prendre sur soi, se charger, 5° recevoir dans son esprit (comprendre, juger) et 6° recevoir de pied ferme (soutenir, attendre). On voit qu’il y a toujours l’idée de recevoir, mais celle-ci est déclinée de bien des manières, avec plus ou moins de profondeur (depuis supporter physiquement voire même se défendre contre, jusqu’à accueillir au fond de soi), avec plus ou moins de bienveillance (depuis se résigner à accueillir avec joie), avec plus ou moins de conséquences (depuis souffrir que à obéir ou prendre en charge). Ainsi, avec l’usage ce verbe, la question du cœur avec lequel on reçoit reste entière….

Notre texte est donc : « Qui vous reçoit me reçoit moi, et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé. Qui reçoit un prophète en son nom de prophète prendra une récompense de prophète, et qui reçoit un juste en son nom de juste prendra une récompense de juste. Et celui qui donnerait à boire à un seul de ces petits -une seule coupe d’eau froide- en son nom de disciple, amen je vous dis, il ne perdrait pas sa récompense.« 

La première phrase énonce pour leur hôte les conséquences de l’accueil des Douze. Je dois dire que rien, dans le texte de Matthieu, ne permet de savoir si les Douze partent à douze, ou par petits groupes, ou chacun de son côté. On ne sait même pas, du reste, s’ils partent ! Ils sont certes nommément sélectionnés, mais une fois son adresse terminée, on sait juste que Jésus s’en va, on ne sait pas ce que font les Douze… Est-ce à dire que Jésus entend désormais ne plus être accueilli seul chez qui le recevra, mais toujours avec eux ? L’intention de Matthieu serait alors de montrer les Douze commencent ici leur itinérance avec Jésus, de manière systématique : il aurait jusqu’à présent appelé des disciples, mais sans attendre qu’ils le suivent à chaque pas, à chaque instant : simplement qu’ils s’attachent à sa parole. Maintenant, il veut aussi qu’ils s’attachent physiquement à ses pas.

Toujours est-il que pour qui les reçoit, le sens de ce « recevoir » est énoncé : au-delà d’ouvrir sa porte à un groupe, il s’agit de recevoir Jésus, et au-delà de recevoir Jésus, il s’agit de recevoir qui l’a lui-même envoyé. Expression remarquable : si c’est la première fois que Jésus donne mission à quiconque, c’est aussi la première fois qu’il dit avoir lui-même été envoyé ! Et il ne dit pas par qui. Mais cet énoncé vaut avant tout par le parallèle qu’il établit, avec à l’arrière plan la notion de « schaliah », un envoyé « qui, par rapport à celui qui l’a envoyé, doit être considéré -les rabbins le répètent sans cesse- comme un autre lui-même. Celui qui envoie est si bien censé être dans celui qu’il envoie que ce que fait celui-ci sera considéré comme une action propre du premier. » (cf. L. BOUYER, Dictionnaire théologique, s.v. « Apôtre »). Ainsi de recevoir les Douze, ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils disent. Jésus est lui-même un « schaliah », et les Douze sont à leur tour « schaliah » de Jésus.

A priori, il s’agit, pour celui qui reçoit, de recevoir un collectif. Comme on l’a vu plus haut, en analysant le verbe [dékhômaï], la question des motivations n’est pas abordée : que celui qui reçoit le fasse avec joie ou regret, qu’il le fasse sur la défensive ou avec tout l’accueil dont il est capable, qu’il le fasse très ponctuellement ou avec des effets durables sur sa vie, cela n’est pas mis en avant, du moins dans cette phrase-ci. C’est pourquoi je trouve que la traduction « accueillir » est un peu abusive, parce qu’elle met l’accent sur les dispositions intérieures de celui qui reçoit, or ce n’est pas (encore) ce qui est abordé à ce stade. Nous en sommes encore au seul fait : recevoir les Douze, c’est recevoir Jésus et c’est recevoir celui qui envoie Jésus.

Ce sont les phrases suivantes qui entrent dans la question des motivations. « Qui reçoit un prophète en son nom de prophète prendra une récompense de prophète… ». La formule [éïs onoma prophètou], littéralement « en son nom de prophète » n’est pas très rigoureuse dans sa forme, le grec classique dit pour « appeler quelqu’un (ou quelque chose) par son nom » : [ex onomatos kaléïn]. Il est vrai qu’à l’époque de la rédaction des évangiles, le grec, parlé partout autour de la Méditerranée, y est tranquillement déformé (comme aujourd’hui l’anglais dans le monde), et les particules (adverbes, prépositions…), si riches et si précises en grec, y deviennent interchangeables. Il ne faut donc peut-être pas se formaliser que le [ex] suivi du génitif, « à partir de » soit devenu un [éïs] suivi de l’accusatif, « dans, en entrant dans« . On comprend que le sens est « recevoir un prophète parce que c’est un prophète », autrement dit -car le prophète est celui qui a reçu mission de donner le point de vue du dieu sur les choses- recevoir telle personne parce qu’on a conscience qu’elle va donner le point de vue du dieu et que c’est cela que l’on désire. Cette fois, la motivation est évidente.

Et du fait de cette motivation, des conséquences sont également énoncées : celui qui agit ainsi avec de telles motivations « …une récompense de prophète il prendra. » Je sais que le lectionnaire traduit « il recevra« , mais ce n’est plus le verbe [dékhômaï] qui est employé -et ce ne peut-être qu’à dessein, vu la fréquence avec laquelle il est employé immédiatement avant, et encore au début de cette même phrase !- : c’est ici le verbe [lambanoo]. Ce verbe signifie d’abord prendre : saisir ou s’emparer, mais aussi surprendre, trouver, ou encore adopter, mais aussi amener, emmener, ou assumer ou occuper ou comprendre et même concevoir ! Il signifie aussi recevoir, mais toujours avec une nuance active, et fondamentalement il s’agit de prendre des mains de quelqu’un et à partir de là éprouver, retirer ou recevoir en échange. Ici, avec cette idée du salaire (et non pas « récompense », qui reste inattendue), [misthôs], on peut bien sûr adopter la traduction « recevoir » mais il s’agit précisément d’un échange : le salaire n’est pas un don mais un dû, étant la contrepartie du travail. Le don premier, c’est ce qui précisément mérite salaire : c’est l’action déjà accomplie.

Ainsi donc, à celui qui a reçu un prophète parce que c’est un prophète, il sera versé un salaire de prophète. Voire, le salaire du prophète : je crois que j’aime encore mieux cette solution. On ne sait pas ce qu’est un « salaire de prophète », ce n’est décrit à aucun moment, mais le prophète est celui qui porte un message, et le fait que ce message soit reçu contribue à l’accomplissement de sa mission par le prophète. Il ne paraît que trop juste que celui qui reçoit le prophète, qui reçoit sa parole, qui l’entend et cherche à obéir, reçoive lui aussi le salaire du prophète. En tous cas, les exemples dans l’Ecriture de prophètes mal reçus par les détenteurs du pouvoir sont nombreux, et les prophètes le payent souvent de leur vie. On pourrait trouver juste que ceux qui ont payés les prophètes d’un tel salaire le reçoivent eux aussi en partage ! Cette idée ne me plaît pas, à vrai dire, mais elle fait ressortir a contrario la justesse du cas précédent.

Le même raisonnement est répété pour un « juste » : «  »Qui reçoit un juste en son nom de juste prendra un salaire de juste… » Nous ne sommes plus ici devant un porteur de parole, mais devant une droiture de vie, une conformité réelle et perceptible à l’exigeante loi évangélique. Jésus a appelé à une justice supérieure à celle des pharisiens et des scribes, c’était l’objet du « discours sur la montagne » de la section précédente de l’évangile de Matthieu. Là encore, on ne sait pas quel est le « salaire » du juste, mais on entend que la motivation qui fait recevoir un juste parce qu’il a été identifié comme tel, parce que sa vie suscite admiration et peut-être même imitation, cette motivation entraîne aussi contrepartie.

Enfin, « celui qui donnerait à boire à un seul de ces petits -une seule coupe d’eau froide- en son nom de disciple, amen je vous dis, il ne perdrait pas son salaire. » On dirait qu’on arrive au bout d’une gradation inversée : le prophète porte un titre et exerce une fonction qui ne manque de prestige ; le juste, c’est normalement tout un chacun, mais tous savent qu’ils tendent vers la justice en obéissant au prophète, et aussi que tous ne sont pas justes. Enfin le disciple, c’est seulement celui qui tend vers la justice, qui l’espère, mais il est en apprentissage. L’action de recevoir est elle aussi en gradation inversée : recevoir un prophète (prestigieux aussi), recevoir un juste (peu fréquent mais plus banal), et ici donner un verre d’eau froide, ne serait-ce qu’à une seule personne, quelqu’un d’insignifiant (« un seul de ces petits »), simplement parce qu’on a reconnu quelqu’un qui chercher, quelqu’un qui s’est mis à l’école d’un autre. Jésus ne dit d’ailleurs pas formellement « en son nom de mon disciple« , mais bien « en son nom de disciple« . On pourrait comprendre dans le premier sens, les langues anciennes supprimant aisément ce qu’elles estiment évident du fait du contexte. Mais rien n’oblige à comprendre de façon stricte, et peut-être Matthieu met-il en évidence le seul fait de reconnaître en quelqu’un une personne qui a choisi de progresser, de chercher, sans plus.

Alors pourquoi dire cela aux Douze, au moment où il se les adjoint physiquement dans ses pérégrinations ? Il me semble qu’il éveille leur regard à l’émerveillement devant ceux qu’ils vont rencontrer. Il les invite à ne pas être « tout pleins » de leur propre rôle ou de leur propre mission, mais au contraire de regarder ceux vers qui ils vont et de s’en émerveiller. Même de leur être reconnaissants. Et puis aussi, il leur partage quelque chose de son propre regard : au tout début de la section, on s’en souvient peut-être, il a été saisi de pitié devant les foules, pris aux tripes devant tant de souffrances physiques et morales. Mais il y a vu aussi une « moisson », c’est-à-dire des fruits à recueillir, au moment opportun, pour qu’ils ne soient pas perdus. En voilà quelques uns, des fruits, du grain : aller vers les hommes, mais le regard émerveillé de ce qu’ils font, de la grandeur cachée mais réelle de ce qu’ils font, et disposés à leur renvoyer cette image d’eux-mêmes, qui est dans la rétine et le cœur du dieu.

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