Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF
Nous avons déjà rencontré ce passage de l’évangile de Matthieu, qui fait corps avec celui de la semaine dernière. J’ai essayé la première fois de m’y attacher à ce qui est commun aux trois paraboles, autour de l’idée générale de croissance, tout ce qui grandit…, et la deuxième fois d’y relever quelques traits du royaume multi-décrit : incompréhensible, impliqué dans le monde, modeste dans ses commencements, faut y aller ! Cette fois-ci, je voudrais m’attacher à l’acteur ou l’actrice principal(e).
Je commence par les deux paraboles insérées dans la plus longue, celle qui reçoit une explication : je le fais parce que, sur le modèle de la précédente, celle du semeur, c’est une clé d’interprétation de la grande qui est insérée au milieu de celle-ci. Premier élément, dans la parabole du grain de moutarde, l’acteur… est à peine évoqué ! Il est mentionné dans une subordonnée relative au grain de moutarde, « qu’un homme a prise puis semée dans son champ. ». Ce sera sa seule mention, et c’est la première leçon : ce n’est pas lui qui prend le plus de place dans l’histoire ! Ou plutôt, car on pourrait croire à me lire qu’il est inutile, il n’intervient qu’une fois et cela suffit. L’acteur est décisif, mais il n’agit qu’une fois ; après, « cela se débrouille ».
Mais nous apprenons aussi autre chose, c’est que tout ressemble à une action plutôt involontaire : rare sont ceux qui sèment un champ de moutarde ! On a plutôt l’impression que le semeur, toujours « sorti pour semer », a pris, dans l’ensemble du grain qu’il va semer (orge, seigle, épeautre…), une graine de moutarde. L’étonnement, et pour lui le premier, est que c’est justement cette graine, la plus petite parmi les potagères (ce pour quoi il ne l’a pas vue), qui ressort la plus grande ! Il ne s’agit pas d’une « mauvaise herbe », peut-être a-t-il aussi parmi ses champs un champ de moutarde, mais c’est ici un élément hétérogène, et pourtant la plus grande réussite… L’acteur aura donc cumulé une réussite « prévue », celle du champ ensemencé comme prévu, et une réussite non recherchée et pourtant plus spectaculaire. Réussite ambiguë puisqu’elle-même faite d’éléments hétérogènes, les « oiseaux du ciel » venant faire leur nid (je ne sais pas très bien comment étant donnée la souplesse du plant de moutarde) dans ses branches. Peut-être que, du point de vue de l’acteur, la parabole dit d’une part que les plus grandes réussites ne sont pas forcément celles que l’on a recherchées, d’autre part qu’une réussite spectaculaire occulte une réussite de fond (celle du champ ensemencé)… ?
Dans la parabole du levain, l’acteur est… une actrice. Homme ou femme, acteur ou actrice, aussi bien l’un que l’autre peuvent être acteurs du royaume. Du climat professionnel, on a aussi glissé au climat domestique : là aussi peut grandir le royaume. Là encore, l’actrice n’est nommée que dans une subordonnée relative, accentuant l’effet d’action unique, initiale, décisive. « … du levain, qu’une femme a pris puis enfoui dans trois mesures de farine de froment jusqu’au point où la totalité de celle-ci ait levé. »
Cette fois, l’action est-elle volontaire ou non ? À y regarder de près, rien ne permet de trancher. Rien ne ressemble plus à de la farine de froment qu’un levain de farine de froment : la fermentation commencée fait de toute farine levée un levain. Ainsi la femme a pu avoir l’intention de faire lever sa farine et y introduire volontairement le levain, et alors elle est contente de voir sa farine levée, comme elle a pu juste vouloir rassembler et stocker sa farine, y mêler par erreur de la farine fermentée, et alors elle est surprise de voir toute sa farine levée !
Un indice tout de même : le texte grec dit qu’elle enfouit du levain dans trois [saton] de farine. Il s’agit d’une unité de mesure hébraïque qui équivaut à 1,5 modius romain, lequel vaut 8,63 litres. Elle a donc fait lever près de 40 litres de farine de froment, environ 21 kg de farine. Chacun jugera s’il voit là plutôt une opération choisie ou plutôt une erreur spectaculaire, je penche pour cette deuxième solution mais il n’y a rien de décisif. Et c’est surtout cela que j’observe : le volontaire et l’involontaire sont trop mêlés, inséparables.

Venons-en maintenant à la parabole principale, celle qui sert de cadre par son ampleur et par son explication. Il me semble que tout ce que nous venons de mettre en lumière sous l’angle des « acteurs » l’éclaire quelque peu, parce qu’il s’agit bien d’une parabole du « mélange », de l’entremêlement. Cette fois l’acteur est lui-même l’objet de la parabole, « comparable au royaume des cieux est un homme qui sème du bon grain dans son champ. », et l’explication y voit « le fils de l’homme » semant « les fils du royaume » dans « le monde ». Mais il y a cette fois aussi un acteur secondaire, « son ennemi », qui sème autre chose. Il est bien secondaire, car il n’apparaît qu’une fois, même si son action à lui est l’élément déclencheur de la parabole, celui qui change la situation de départ et oblige à s’orienter vers une nouvelle situation.
Le champ se retrouve mêlé, comme celui avec le grain de moutarde, comme les 21 kg de farine de froment. On comprend dès lors l’étonnement mais surtout le questionnement des observateurs, les « serviteurs » du maître (l’explication ne parle pas d’eux). Il pourrait s’agir d’un autre grain pris par hasard par le maître, et qui va surprendre par son développement spectaculaire, il pourrait s’agir d’un élément hétérogène transformant, d’un catalyseur. Mais l’acteur principal, « le maître », est aussi maître en discernement : il voit tout de suite qu’il ne s’agit pas d’une action de sa part, qu’elle soit volontaire ou involontaire. Et sans doute parce qu’aucun des deux critères mis en lumière par les deux petites paraboles n’est réalisé. Ce qui grandit là, certes grandit, mais ni ne grandit de façon plus spectaculaire que l’ensemble du champ (comme le ferait un grain de moutarde), ni ne porte l’ensemble du champ à une croissance spectaculaire (comme le ferait un levain dans une pâte).
Et pour l’heure, il faudra se contenter de ce discernement, car l’acteur interdit toute intervention, pour ne pas risquer de compromettre sa propre action. Il sera temps, à la moisson, d’arracher ce qui vient d’un autre. En attendant, la croissance du « bon grain », des « fils du royaume », ne peut être empêchée par le « mauvais grain ». Le maître ne perd jamais sa maîtrise de la situation. Et de fait, les chercheurs s’aperçoivent aujourd’hui que les plantes cultivées sans pesticide, c’est-à-dire qui grandissent en même temps que celles non souhaitées, sont binent plus vigoureuses !!!
Il me semble qu’à travers cet ensemble de paraboles, c’est notre regard qui est éduqué : à voir ce qui grandit, a en distinguer l’origine, à ne pas restreindre le royaume à un « lieu » qui lui serait « réservé » (l’église ?), à ne pas non plus confondre le lieu où est semé le royaume (le monde) avec celui-ci … Oui il y a du « bien » qui grandit, les foules sont toujours une moisson. Oui aussi, il y a du mal qui grandit, de façon simultanée, mais cela ne doit pas faire peur. Plutôt, il faut avoir patience, confiance dans le maître qui est garant de la bonne croissance, et ne pas vouloir se précipiter à faire les « justiciers », ce qui ne nous revient pas. Supporter le mal avec patience, ne pas craindre de le voir un peu partout, rester éveillé au contraire. Mais fondamentalement faire confiance au maître.
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