Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF
Ce texte intervient un peu plus loin que celui de la semaine passée, après une controverse avec des pharisiens et des scribes venus de Jérusalem, et c’est justement suite à cette controverse que Jésus « prend le large ». J’ai déjà commenté ce texte, la première fois en essayant de montrer comment Jésus cherche à rejoindre cette femme tout en respectant les limites de sa mission Que faire des limites ?, la deuxième en lisant dans cet évangile l’itinéraire d’une demande, la manière dont elle se déploie et s’ajuste pour aboutir, Demander. Je suis cette année intrigué par la rencontre ménagée par les deux sorties…

Notre texte commence en effet de la manière suivante : « Et après être sorti de là, Jésus se dépayse dans la région de Tyr et Sidon. Et voici : une femme Cananéenne, sortie de ces frontières-ci, crie en disant…« . Ainsi, s’il y a rencontre entre Jésus et cette femme, c’est suite à une double sortie.
La rencontre, a priori, est improbable : Jésus concentre son ministère, comme il le dit lui-même, en direction des « brebis perdues de la maison d’Israël« , et ce faisant il parcourt essentiellement la Galilée, terrain « historique » de l’Israël biblique, même s’il est depuis le retour d’exil regardé avec soupçon par les puristes, à cause du brassage de population qui s’en est suivi. La Galilée, c’est le lieu-même d’un Israël non pas retranché des nations, du monde, comme le préconisent les pharisiens, mais d’un Israël mêlé, impossible à circonscrire, répandu et compromis avec les nations et le monde. C’est la « Galilée des Nations ».
La femme, elle, est présentée comme Cananéenne… ce qui n’a plus aucun sens réel à l’époque ou Matthieu écrit ! Et pourtant, il l’écrit : j’ai déjà signalé dans les commentaires précédents, que le seul sens restant à cet épithète est symbolique, il s’agit des populations qu’Israël a chassé dans sa guerre de conquête de la Terre Promise. Autrement dit, cette femme est désignée immédiatement comme n’étant pas du peuple d’Israël, même mêlé.
Mais on voit ici assez nettement se dessiner l’enjeu de ce texte, l’enjeu de cette rencontre. Pour les contemporains de Matthieu, aller porter l’évangile à « l’Israël de dieu » répandu parmi les nations, dans la diaspora, c’est immanquablement aussi rencontrer les populations qui ne sont pas de ce peuple. Alors qu’en faire ? Comment se comporter à leur égard ? Et dans la rencontre de Jésus avec la Cananéenne se met en récit une règle d’action. Elle n’est pas exactement la même que celle avancée par Paul ou Luc, mais elle fait partie du « concert » ou chacun est invité à entendre ce qui le guide, dans une belle pluralité.
Ceci n’a rien d’abstrait ou de théorique : pour les communautés chrétiennes, l’annonce est vitale. Et pour chaque chrétien, il y a une vraie question, posée par le monde où il vit, à son comportement. Faut-il garder ses réflexions pour soi (« Mais il ne lui répond pas une parole« )? Faut-il tout concéder, au risque de perdre ce dont on est habité (« Renvoie-la -sous-entendu : satisfaite-, parce qu’elle crie après nous « ) ? Comment va se faire la rencontre ?
La condition posée dans ce texte est la sortie de chacune des parties. Jésus « sort de là« , ce qui peut vouloir dire qu’il sort de cette région du pourtour du lac de Gennésareth, mais aussi qu’il sort de ce contexte polémique où l’ont pour un moment enfermé les pharisiens et scribes. Il sort pour se retirer dans la région de Tyr et Sidon. Le verbe traduit par se retirer, [anakhoorèoo], est celui qui sera repris par les premiers hommes appelés par la suite « moines » : les anachorètes. Le préverbe [ana-] signifie un mouvement vers le haut ou un mouvement de retrait vers le point de départ. Jésus n’est encore jamais venu par là, d’après Matthieu, il ne peut donc s’agir d’un retour au point de départ. Mais on voit bien l’idée de retrouver son point de départ, son inspiration initiale, de se ressourcer en quelque sorte.
Mais que sont Tyr et Sidon ? Il s’agit de deux villes portuaires, situées dans l’actuel Liban. Elles sont comme telles un vrai carrefour de peuples, un lieu où se côtoient de grandes fortunes et de grandes misères. Elles n’ont jamais fait partie de la Terre promise conquise par les israélites. On leur a toujours reprochés leurs cultes, mais les deux rois de Tyr et de Sidon ont participé, suite à des accords commerciaux, à la construction du temple de Salomon. Jésus, chez Matthieu, les a associé à Sodome (Mt.11,20-24) -ce qui n’est pas flatteur, on peut le dire !- pour dénoncer a fortiori les trois villes de Chorazin, Bethsaïde et Capharnaüm où se tenaient des écoles rabbiniques. Il va donc plutôt dans une zone marquée par la corruption. Mais il y va.
Et la femme ? Elle est « sortie de ces frontières-ci« , donc elle s’éloigne de ces milieux, de ces activités, de cette ambiance. Et puis elle « crie« , sans qu’il soit dit que c’est vers lui. Bien sûr, ce qu’elle crie est assez explicite. Mais cela rappelle le peuple hébreu alors qu’il n’était pas un peuple, justement. Opprimé en Egypte, réduit à l’esclavage, il « crie » sans même savoir vers qui, sans connaître son dieu, contrairement à la manière dont la bible s’exprime partout ailleurs où on « crie » toujours « vers » quelqu’un. Cette femme ne sait pas vers qui elle se tourne, mais elle essaye.
Ainsi, la rencontre est possible grâce à deux « sorties ». Et dans le fond, peut-être est-ce la loi nécessaire pour toute rencontre : sortir de ce qui nous est familier, oser faire des pas vers ce qui nous est étranger, avec les motivations qui nous habitent (ici, se ressourcer d’un côté, chercher un secours de l’autre). Dans les deux cas franchir ses limites, ses frontières. Et néanmoins écouter chez l’autre ce qui fait qu’on se retrouve : Jésus, en écoutant le trait de génie de la femme, retrouve la source de sa mission ; la femme, en écoutant la résistance de Jésus, approfondit ce qu’elle veut vraiment.
Un commentaire sur « Sortir à la rencontre (dimanche 20 août) »