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Après l’episode de la tempête fantomatique, Jésus arrive, d’après Matthieu, à Gennésareth. Là, reconnu, il se voit environné de « tous ceux qui vont mal » qui cherchent à toucher la tresse de son vêtement -et ceux qui y parviennent retrouvent la santé ! C’est une sorte d’émeute, au fond. Manifestement cela dérange, mais pas pour les raisons que l’on pourrait croire : trouble à l’ordre public, ou bien plutôt risque de superstition collective. Non, des Pharisiens et des scribes se déplacent depuis Jérusalem, mais pour avoir une discussion sur la Loi et les préceptes, sur les pratiques légales auxquelles ils tiennent et que Jésus relativise. Chacun ses priorités : soulager les souffrances ou bien être conforme…
Cette discussion tourne à l’incompréhension, et pour en sortir, Jésus « se retire du côté de Tyr et de Sidon« . Ces deux villes sont bien réelles, mais elles ne sont pas du tout voisines ! Le propos de Matthieu, manifestement pas géographique, est alors peut-être de nous parler tout simplement d’une excursion de Jésus « à l’étranger », ce que confirme le verbe employé et traduit ci-dessus par « se retire » : [anechôrèsen]. La [chôra], c’est le pays autour d’une ville, le territoire de cette ville où sont les champs et les ressources agricoles ou minières. Jésus en sort, il s’aventure sur un autre terrain.
« Et voici une femme cananéenne… » : le mot peut surprendre ! Il y a belle lurette qu’on ne parle plus de cananéens. Avec ce mot, nous sommes ramenés aux traditions des origines, celles des patriarches et d’Abraham en particulier, qui parcourt le pays des cananéens et vit en leur compagnie, ou celles de l’exode avec l’injonction cette fois de chasser les cananéens et de conquérir leurs terres. Cette femme -mais pourquoi une femme ? Si quelqu’un a une idée…- cette femme donc, apparait emblématique de celles et ceux qui ne sont pas du peuple de la Loi. Matthieu anticipe, dans le ministère de Jésus lui-même, ce qui sera la mission des disciples : « Allez, apprenez aux nations à être disciples, …« . Cette mission va leur poser de nombreuses questions, notamment celle de l’entrée dans la communauté de non-Juifs, et Matthieu écrit dans ce contexte, quand la question se pose de manière brûlante.
Cette rencontre se fait « sur le terrain » de la femme, mais celle-ci aussi a fait mouvement, et même exactement le même type de mouvement que Jésus. Le passage commence par [Kai exelthôn ekeithen ho Ièsous], « Et étant sorti de là Jésus…« ; et pour la femme : [gunè Kananaia], « une femme cananéenne » [apo tôn horiôn ekeinôn exelthousa], « hors des frontières étant sortie« . Les terminaisons changent pour les accords grammaticaux, mais ce sont les mêmes mots. Ils sont même inversés, l’un en debut de phrase l’autre en fin, comme pour accentuer l’effet de rencontre, de marche de chacun à l’encontre de l’autre. La femme aussi a quitté ses frontières. Comme quoi, il ne se passe souvent des choses dans notre vie que lorsque nous osons quitter nos frontières…
Et cette femme crie : « Aie pitié de moi, seigneur fils de David ; ma fille est salement démonisée ! » A lire ce cri, on dirait que cette pauvre femme essaye de passer par toutes les portes à la fois ! Elle implore la pitié, elle implore pour elle (« de moi« ), mais finalement pour sa fille ; elle appelle Jésus « seigneur« , ce qui est un titre de suzeraineté, et peut-être même pour elle un titre divin, mais elle l’appelle aussi « fils de David« , ce qui le désigne comme le messie attendu…par Israël : autant dire que ce titre n’a aucun sens pour elle qui n’est justement pas d’Israël. Je reste avec l’impression d’une femme qui n’a fait qu’entendre parler de Jésus mais qui ne sait absolument pas comment on l’aborde, qui ne connaît pas le « mode d’emploi »; mais tenaillée par le mal non identifié de sa fille, elle est prête à tout, elle joue son va-tout.
Jésus « ne lui répond pas une parole« . Pas de parole, mais des actes. La parole, c’est pour un peuple particulier -peuple chez qui il veut d’ailleurs réveiller le sens de la diffuser au lieu de s’en gargariser. Les disciples sont venus là, eux, pour avoir la paix. Guéris-la, renvoie-la, mais qu’elle nous fiche la paix ! Admirable intercession, qui devrait faire réfléchir les disciples de Jésus sur leur compassion. On croirait entendre ceux qui ne veulent pas d’un « geste de paix » dans la liturgie « parce que ça déconcentre » : mais en fait, cela décentre, et on ne perd rien à la syllabe manquante, bien au contraire! Bien pire : on croirait entendre ceux qui trouvent que les réfugiés, les sans-papiers, les sans-abri, etc…. font trop de bruit. C’est vrai quoi : prions pour eux, mais après qu’ils s’en aillent de chez nous et nous laissent tranquilles ! Mais qui « sort des ses frontières » renonce à « être tranquille »…
Ce que dit Jésus aux disciples est plus étonnant. « Je n’ai pas été envoyé, sinon vers les brebis, les perdues de la maisonnée d’Israël« . Jésus dit-il que là, il n’est pas en mission ? Pourtant il est venu là de lui-même. C’est tout-à-fait intéressant, cette attention de Jésus aux limites de sa mission. Ce sont d’autres frontières, moins conventionnelles. Nul n’est envoyé sans limites, même lui ! Et Jésus est avant tout en attitude de réponse obéissante, de correspondance parfaite, avec son Père. Le succès de sa mission n’est pas dans le déploiement de sa puissance, l’établissement de son pouvoir : ça, c’est la tentation initiale et continue de recevoir (et de qui !) toutes les nations de la terre. Non, le succès ne viendra pas de lui-même mais de son Père qui l’envoie, et Jésus veut pour cela s’en tenir aux limites de cette mission, pour y correspondre exactement et en tout point -quitte à interpréter aussi largement que possible la désignation de ces limites : tant que ça tient, il peut y aller.
Si ça se trouve, Jésus est lui-même torturé par la demande de cette femme : que faut-il faire ? C’est autrement pressant que de savoir s’il faut ou non se laver les mains avant de manger -querelle sur laquelle les pharisiens l’ont entrepris, et qui l’a fait partir ici, à l’étranger. Comment résister à cette femme, au mal qui atteint sa fille -et atteint donc aussi sa mère, torturée par son impuissance ? Mais comment concilier cela avec les limites de sa mission ? S’il n’est plus dans la correspondance parfaite avec son Père, comment établirait-il le monde dans cette correspondance parfaite ? Mais comment le respect de nos limites peut-il bénéficier à tous ? Je crois qu’en disant ce qu’il dit aux disciples, Jésus leur pose une question, leur demande un avis ou un conseil. Mais rien, à son tour il ne reçoit pas une parole….
La femme, pratique, dans l’urgence, ne s’embarrasse plus de chercher à entrer par toutes les portes. Elle y va direct, plus de tentative de séduction : « seigneur, secours-moi« , autant dire « Au secours ! » Réponse : « Il n’est pas beau de prendre la nourriture des enfants et de la jeter aux chiots« . Plus question de brebis, c’est un langage pour Israël. Il est question de chiens. Il n’y a pas de chiens de compagnie à cette époque : certains en possèdent pour la chasse, mais pour la plupart ce sont des bêtes errantes et de mauvaise réputation. Alors certes, les chiots comme les enfants sont des petits, mais la différence ne fait pas question : c’est un peu différent aujourd’hui, ou la différence homme-animal est plus interrogée, mais dans le contexte évangélique, c’est l’évidence.
Avec des mots qui nous choquent, Jésus essaye sans doute de faire comprendre à la femme le conflit où il est. Nous, cela nous choque. Mais la femme a un trait de génie : elle accepte ce rapport, de ne pas être comptée parmi les « enfants ». Elle veut juste les miettes, si les enfants en font tomber. Bref, elle se situe comme chiot domestique : une innovation pour l’époque, pour le moins une rareté ! Mais elle a résolu le conflit de Jésus : elle est dans la maison d’Israël, pas comme enfant certes, pas du fait de son origine, donc, mais dedans tout de même. Jésus n’attendait que cela, il pourrait lui dire comme il dira à Pierre : « bienheureux es-tu, car ce ne sont pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux ». Jésus sait accepter les paroles des autres comme des révélations de son Père.
Il lui dit : « Ô femme, ta foi est grande« , ce qui est beaucoup mieux que le « microcroyant ! » adressé à Pierre dans la tempête fantomatique. « Qu’il t’arrive comme tu veux« . Il lui abandonne même la réalisation, il libère la puissance du Père en elle. Et c’est elle, c’est sa volonté, qui guérit sa fille. Et les disciples n’auront pas à se méfier des demandes « hors cadre » de ceux qui ne sont apparemment pas « du peuple ». Du moment qu’ils font mouvement vers Jésus, et que eux se situent « de la maisonnée « . Sortir des limites un peu toutes faites, s’affranchir des conventions, mais aussi intégrer et approfondir, peut-être resituer, les limites plus intérieures et vitales…
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