Demander : dimanche 16 août.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

     Notre passage ne fait pas suite immédiatement à celui de la semaine passée. J’ai déjà commenté cet évangile entier, en me posant la question des limites.

     Je suis cette fois-ci frappé par la longue résistance tous azimuts de Jésus. C’est elle qui frappe, même si la contraction du texte fait voir autre chose : « Aies pitié de moi, Seigneur… […] Ô femme, grande est ta foi : que t’advienne comme tu veux. » Matthieu décrit une telle résistance de Jésus, qu’on n’en voit presque pas que ce texte est d’abord l’exaucement d’une demande ! Et c’est peut-être la première leçon de ce texte : demander, c’est un itinéraire. Et aussi, demander, c’est se battre ! Cela demande beaucoup d’inventivité, de force, de persévérance. C’est aussi une épreuve de purification, au sens où demander fait évoluer, contraint le cœur à s’épurer.

     La première demande est faite par la femme elle-même, sous la forme : « Aies pitié de moi, seigneur fils de David : ma fille est salement démonisée ! » C’est une grande confusion ! Mais vu ce que l’on entrevoit de la situation, qui pourrait lui en vouloir ? C’est sa fille qui est atteinte, et pour une mère c’est pire qu’elle-même… Alors elle implore la pitié : [élééoo], c’est bien avoir pitié, s’apitoyer. Mais qu’est-ce que la pitié ? C’est un sentiment d’affliction éprouvé pour les maux et les souffrances d’autrui. La pitié est un sentiment, elle fait faire des choses que peut-être d’abord on n’aurait pas voulu faire. Faire appel à la pitié d’autrui, c’est donc chercher à faire fléchir une volonté a priori contraire en s’appuyant sur l’émotion tournée en sentiment. D’après ses premiers mots, cette femme aborde Jésus fort incertaine sur ce qu’il voudrait, et choisit par conséquent de susciter sa pitié, de lui forcer un peu la main.

     Ce qui doit l’apitoyer est multiforme : elle dit « moi », elle dit aussi « ma fille ». Mais on ne saurait voir là une confusion calculée. En tous cas, pour ce qui me concerne, j’y vois plutôt le cri d’une mère : c’est sa fille, c’est sa chair, c’est ce qui est venu du plus profond d’elle-même, du meilleur d’elle-même. C’est justement ce rapport étroit qui peut susciter la pitié, quelle humanité ne serait émue à cette manifestation ?!

     Elle donne aussi à Jésus du « seigneur » et du « fils de David » : voilà qui est plus étonnant. Matthieu nous l’a présentée comme une « Cananéenne » : il y a belle lurette que cette appellation ne signifie plus rien, à l’époque de notre drame, mais cette étiquette fait référence aux peuples que les Hébreux, donc aussi David et ses descendants, devaient chasser de la terre pour en prendre possession. Il y a donc quelque chose de tout-à-fait inapproprié dans les titres choisis par cette femme pour interpeller Jésus, on dirait un rien d’obséquiosité, voire de veulerie. Ce côté calculé rejoint l’incertitude qui lui a fait chercher la pitié, et donne maintenant l’impression qu’il y a chez elle, au fond, de la défiance. Comme si elle devait jouer un rôle, se faire passer pour ce qu’elle n’est pas, afin d’obtenir ce qu’elle veut. Il me semble que Matthieu rejoint ici une tendance que nous avons tous quand nous abordons une demande, une prière de demande : la tendance à jouer un rôle. Non pas en soi : on a vu que quant à ce qui la torture, cette femme ne joue pas. Mais vis-à-vis de la personne à qui elle s’adresse : on ne sait pas trop comment se situer. C’est ce qui fait, je crois, que certains renoncent même à demander…

     En tous cas, elle tente aussi d’exposer un fait : « …ma fille est salement démonisée ». [daïmonidzétaï] signifie d’abord « être divinisé », « être soumis à la volonté divine ». Mais évidemment, dès lors que le mot [daïmoon] (en général, une divinité en tant qu’elle réalise une action concrète et particulière) ne reçoit plus une interprétation positive, qu’il devient synonyme de « démon » entendu comme un esprit qui œuvre en sens contraire à la divinité, le sens est renversé. Chez cette femme, ce n’est peut-être pas si net, ce qui expliquerait que Matthieu ajoute dans sa bouche l’adverbe [kakoos], qui vient de l’adjectif [kakos], « mauvais », que l’on retrouve dans notre « cacophonie ». Comme si la femme avait, elle, besoin de préciser que c’est à une volonté mauvaise que sa fille est soumise. En tous cas, elle confesse que quelque chose la dépasse en tout ceci, et qu’y remédier est tout-à-fait hors de sa portée.

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     Que fait donc Jésus devant une telle demande ? « Mais il ne lui répondit mot. » Le silence. Combien de fois n’avons-nous rencontré cette réponse ?… Rien, pas un mot ne vient à ses oreilles, pas une pensée (c’est le mot [logos]) ne naît en son cœur. Rien ne naît de cette demande. Le silence ne dit rien, par définition : chercher à dire ce qu’il veut dire, c’est un jeu hasardeux. On comprend simplement que ce silence est volontaire, délibéré, autrement dit qu’il y a choix de faire faire cette expérience. La fin du passage laisse entrevoir que c’est un moment dans un itinéraire. Mais combien éprouvant ce moment !… Cette femme a osé parler, dire devant tous ce qui lui arrive et manifester sa souffrance, et rien. Comme c’est dur.

     Une chose est certaine, ce silence n’est pas d’indifférence ou de lassitude : quand les disciples lui demandent d’intervenir, ils manifestent quant à eux ces motivations-là, mais sans succès. « Elle nous casse les oreilles, donne-lui ce qu’elle veut et qu’elle nous fiche la paix . » Telle n’est pas la motivation du maître, on le voit clairement.

     La femme l’entend, car elle est toujours là. L’implicite du texte nous fait comprendre qu’elle n’a pas été rebutée par le silence, qu’elle a continué à crier sa demande, et qu’elle a reçu cet éclairage à son sujet. Elle se rend compte qu’elle est entendue, et qu’elle pourrait obtenir satisfaction. Du coup elle s’enhardit et arrête Jésus en se prosternant : comment voulez-vous continuer à marcher, quand quelqu’un se prosterne devant vous ? Elle empêche par ce geste Jésus de faire ce qu’il veut, en insistant sur le côté « seigneur », sur sa puissance susceptible de faire pièce à l’autre, la mauvaise. Et sa demande change, devient : « Seigneur, secours-moi » Le verbe [boèthéoo] comporte l’idée de courir au secours, d’un empressement, d’une urgence. L’apitoiement n’a pas fonctionné, peut-être la détresse ?

     La réponse de Jesus, cette fois, est formulée. Elle est une objection, en des termes qui nous choquent parce qu’ils nous apparaissent extrêmement dévalorisants. Mais ils ont le mérite de pointer sur l’ambiguïté que nous avons relevée : comment choisis-tu de te situer par rapport à moi ?  Pourquoi jouer un rôle ? C’est comme s’il lui disait : en adoptant la posture qui est la tienne, tu me mets dans une situation impossible, celle de [labéïn] et [baléïn] (je pense que le jeu de mots est très volontaire), « prendre » et « jeter ».

     La femme a très bien compris. Elle ne s’est pas formalisée, elle accepte que demander, c’est toujours aussi changer, progresser en vérité sur soi, se révéler telle que l’on est. « … et en effet le chiens se nourrissent à partir des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Elle tire elle aussi une conséquence de ce mauvais jeu de rôles, autrement dit, elle reconnaît qu’elle jouait un rôle -ce n’est pas qu’elle se situe comme un chien ! Car elle ne demande pas une miette, au contraire, elle demande une grande chose. A des grands, il faut toujours demander de grandes choses, c’est leur faire honneur, c’est reconnaître ce qu’ils sont. Subtilement, elle élimine les enfants qui étaient dans la réponse de Jésus : non seulement elle manifeste ainsi qu’elle ne veut rien retirer à personne, qu’elle ne demande pas un régime préférentiel, mais elle pose désormais un rapport direct avec Jésus. Elle ne cherche plus non plus à fléchir sa volonté, soupçonnée d’être contraire, mais elle s’adresse désormais à cette volonté même.

     Ainsi Jésus l’a-t-il guérie aussi d’une affection de l’âme parmi celles qui gênent le plus la relation à lui, et c’est le soupçon : celui que la puissance divine, si elle est toute-puissante, ne saurait être exempte de responsabilité devant le mal qui m’atteint. C’est ce soupçon que cache notre tendance à jouer un rôle. Non, cette femme ne jouera pas au « petit chien », elle s’adressera désormais en toute confiance et demandera ce dont elle est sûre que son interlocuteur le veut aussi. Et c’est pourquoi sans doute il lui est dit : « Qu’il t’advienne comme tu veux ». Désormais, sa volonté concorde entièrement et consciemment avec celle de Jésus. Elle sait qu’il ne veut pas autre chose qu’elle. Elle sait que lui aussi, au moins autant qu’elle, est ému par la situation de sa fille. Elle peut devant lui vouloir ce qu’elle veut, librement, sans feinte : ils sont une seule volonté.

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