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Nouveau retour en arrière dans le texte de s.Matthieu. Jésus, qui enseignait les foules dans le lieu désert où elles l’avaient suivi, n’a pas voulu les renvoyer quand il s’est agi de manger : en faisant distribuer par ses disciples les cinq pains et deux poissons au fur et à mesure qu’il les leur donnait, il a nourri « cinq mille hommes, sans compter femmes et enfants« , soient vingt ou vingt-cinq mille personnes.
« Aussitôt, il oblige les disciples à monter dans la barque et à le précéder de l’autre côté, pendant que lui renverrait les foules. » C’est sans délai. Le signe était on ne peut plus discret dans sa réalisation, sans la moindre ostentation et avec l’intermédiaire protecteur des disciples, mais le résultat est tout de même impossible à cacher, et forcément lesdites foules vont s’en apercevoir. Peut-être, comme le suggère s.Jean, Jésus craint-il qu’elles ne se saisissent de lui pour le faire roi ? En tous cas, Jésus éloigne au plus vite les témoins-clés et se charge de renvoyer les foules.
Il y a place ici pour l’étonnement : quelques lignes plus haut, les disciples avaient suggéré à Jésus de renvoyer les foules, et il avait répondu que ce n’était « pas nécessaire » ! Pourquoi pense-t-il maintenant le contraire ? Peut-être parce que le motif est différent… Les disciples voulaient qu’ils « s’en aillent dans les villages, s’acheter des aliments. » Mauvaise raison : « donnez-leur vous à manger« . Maintenant, les foules ont été rassasiées dans leur cœur (par ses paroles) et leur corps (par le pain et les poissons). Maintenant il est temps qu’elles partent. Manifestement Jésus n’est pas là pour attirer à soi, mais pour faire vivre, et vivre c’est aller. Alors il faut repartir à la vie, repartir dans la vie.
En va-t-il de même pour les disciples ? Je n’en suis pas sûr. Si Jésus est venu en ce lieu, c’est suite à l’annonce du meurtre du Baptiste, probablement pour se mettre à l’abri d’Hérode. Bon, les foules l’y avaient précédé : il n’a pas voulu s’en détourner, mais il faut sans doute trouver un nouvel abri. On sent, dans le « il les oblige« , que les disciples n’ont pas envie de partir sans lui. Peut-être tout simplement pas envie d’être séparés de lui : ce qu’ils viennent de voir est tellement exceptionnel ! Mais il doivent « monter dans la barque et [proagein auton eis to peran] ». [proagô], c’est mener en avant, faire avancer, produire au grand jour; c’est aussi faire avancer, promouvoir, élever en puissance ou en dignité; enfin, c’est être supérieur à, se distinguer plus que, et c’est même élever (des enfants). On voit que traduire « le précéder« , c’est un peu une solution de facilité : il s’agit plutôt ici d’une mission, celle de le promouvoir, de le faire connaître. Et cela, [eis to peran], au-delà, dans le pays d’en face. Comme en terre inconnue….
On voit que Jésus n’est pas du tout dans l’euphorie du succès, même si la foule est sans doute la plus grande qu’il ait jamais réunie. Il n’a d’ailleurs rien fait expressément pour la réunir : disons plutôt la foule la plus grande face à laquelle il se soit trouvé. Pas d’euphorie donc, et Jésus se retrouve seul, sur la montagne. Il prie. Retrouver la paix après la cohue, retrouver son Père après la foule. « Le soir venu, il se trouve seul, [monos](qui donne moine), qui pourrait aussi bien vouloir dire un ou unique. Effet de la prière : apprendre à être seul, c’est-à-dire unique, mais aussi réunifier la personne, tant la présence aux autres fait courir le risque (seulement le risque, ce n’est pas une fatalité) de la dispersion.
Cette sérénité fait contraste avec la situation des disciples : au même instant, donc le soir venu, « la barque est déjà à de nombreux stades de la terre. » Celle qu’ils ont quittée ? Signe qu’ils avancent dans ce que Jésus leur a ordonné. Celle qu’ils doivent atteindre ? Signe alors qu’accomplir la mission reçue est loin d’être facile ! Et en effet, ils sont [basanidzomenon hupo tôn kumatôn]. [basanidzô], c’est essayer avec la pierre de touche, éprouver, vérifier; c’est même mettre à la question ou torturer ! Voilà les disciples à la torture, sur le [kuma], c’est-à-dire sur ce qui s’enfle : le flot, la vague, mais aussi le germe voire l’embryon ! Les disciples torturés par ce qui prend de l’ampleur, que ce soit sous l’effet du déchaînement des éléments, ou par les conséquences toutes naturelles de la vie ! « Car le vent était contraire. » Une mission reçue, mais difficile ; la torture de choses non maîtrisées qui prennent de l’ampleur ; les circonstances qui paraissent contraires : mais que fait le bon Dieu ??!!
On évoque souvent ici les difficultés de la mission. D’accord, mais sont-elles bien ce que l’on croit ? Viennent-elles bien de ce que l’on imagine ? Y a-t-il vraiment des vents contraires qui s’opposent à la mission reçue ? Et si cet épisode était là pour guérir les disciples d’une peur de la vie ? Si le contraste entre la sérénité de Jésus et la mise à la torture de ses disciples permettait à ces derniers d’apprendre la paix, mais aussi à se mettre à leur place, à envisager l’inconnu avec sérénité ? Car enfin, quand lui-même vient vers eux, ils le prennent pour un fantôme ! Car enfin, quand lui-même monte dans la barque, il n’y a plus de vent ! Où était le fantôme : Jésus ? Ou le vent ?
Servir Jésus, c’est un beau projet. « Me voici, envoie-moi ! » dit le prophète Isaïe. Tant qu’il est là, pas de problème. Mais quand il n’est plus visible, quand, envoyé, on le quitte en quelque manière, quand on se lance, le risque est de prendre les vessies pour des lanternes ! Prendre peur devant l’ampleur de la vie et les mouvements du monde, s’en faire des fantômes -au point de ne plus voir dans le monde rencontré Jésus qui vient à nous. Ne soyons donc pas des « microcroyants« , mais recevons avec paix les mouvements et les évolutions du monde : c’est Jésus qui vient à nous. « Confiance, je suis. »