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Le rythme des fêtes du calendrier romain nous fait sauter du chapitre treize au chapitre dix-sept de l’évangile selon s.Matthieu. C’est que ce dimanche tombe le six août, fête de la Transfiguration : nous avons déjà rencontré cet épisode en carême, dans le contexte de la montée de Jésus vers sa Pâque (cf. Dimanche 12 mars Métamorphose !). Nous le retrouvons maintenant hors de ce contexte, ce qui va nous permettre d’être paradoxalement plus attentifs au contexte évangélique dans lequel Matthieu situe cet épisode.
Nous sommes en Galilée. C’est une région « peu sûre » pour les religieux puristes. Est-ce encore tout-à-fait Israël ? Dès le début Jésus s’y retire, d’après Matthieu, après l’arrestation du Baptiste qui constitue une menace. Et Matthieu cite Isaïe (Is.8,23-9,1) : « […], Galilée des étrangers. Le peuple assis dans les ténèbres voit une grande lumière ! Et les assis dans le pays et l’ombre de la mort, pour eux se lève une lumière. » Ainsi cette région est un pays de l’ombre, une région certes anciennement appartenant aux « douze tribus », mais d’où les Juifs se sont un peu (pas complètement) retirés au profit de nombreux « étrangers ». Du coup, le jeu des influences a sans doute amené à moins de « purisme » religieux. C’est là pourtant que Jésus commence à porter la lumière. Il se situe sur les frontières.
Selon Matthieu, donc, Jésus est dans le nord de la Galilée, à vrai dire il en est même sorti par le nord-ouest et s’est retiré du côté de Tyr et de Sidon, puis il est revenu à la Mer de Galilée où il a fait de nombreuses guérisons et multiplié les pains pour la deuxième fois. S’en est suivie une dispute avec les pharisiens à propos des signes et Jésus s’est à nouveau retiré mais au nord-est, vers Césarée. Là a lieu la fameuse confession de foi de Pierre, la première annonce de la passion et le rabrouement du même Pierre qui n’y croit pas.
Et c’est le sixième jour après cette confession-réprimande qu’a lieu la métamorphose dont il est question aujourd’hui. Elle apparaît donc bien comme une insistance dans l’annonce de la passion, mais aussi comme l’ultime lumière jetée sur la Galilée, pays des ténèbres et à l’ombre de la mort. C’est du reste à peine plus tard (Mt.19,1) que Jésus se rend en Judée. L’épisode de la « Transfiguration » représente à la fois le sommet et la fin d’une époque dans le ministère public de Jésus. Mais il est aussi un trait d’union puisqu’il concerne indéniablement la nouvelle époque de ce ministère, marquée par la Pâque de Jésus.
L’épisode de la métamorphose est unique, et tout-à-fait extraordinaire. Jésus est plutôt un homme de l’ordinaire : oui il fait des signes, mais ces signes ne sont jamais dévastateurs, surhumains. C’est pourquoi d’ailleurs les pharisiens lui réclament un signe : ceux qu’ils ont vu ne sont pas décisifs, ils ont été faits par d’autres aussi, ils ne révèlent pas un « Goldorak » venu d’ailleurs. Et Jésus tient à rester dans ce registre du signe parlant-mais-pas-dévastateur, de l’homme ordinaire, il résiste à la tentation constante de « se jeter du haut du temple », par exemple. Alors cette métamorphose est étonnante. Jésus en parait conscient, qui ne la fait voir qu’à trois privilégiés. Mais alors, pourquoi ce « signe » pas comme les autres ? Jésus cèderait-il à la tentation ?
Deux traits sont soulignés dans cette métamorphose de Jésus : « et sa face resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. » Le [prosôpon] de Jésus, c’est en effet la face, la figure; du coup c’est aussi l’aspect, l’air qu’on a ou qu’on prend : bref, c’est l’apparence. Le mot désigne même les masques de théâtre dans l’antiquité : on sait qu’ils représentaient un sentiment ou une émotion. Ce [prosôpon] de Jésus change, et ses disciples vont tomber sur leur [prosôpon] ! Jésus change le mode sous lequel il paraît -comme le soleil !-, et ses disciples n’osent plus paraître. Si lui sur-paraît, eux dis-paraissent.
C’est comme une magnifique réponse, par l’absurde, à l’objection de Pierre (un des trois privilégiés) à l’annonce par Jésus de sa passion et de sa mort : tu ne veux pas que je paraisse comme l’homme des souffances, comme un parmi d’autres, comme un homme qui partage tout ce qui fait un homme ? Comme une lumière qu’on peut éteindre ? Mais vois, si je parais autrement ! Le but est-il de précipiter chacun à terre dans la terreur et la prosternation ? Non, je suis venu relever ceux « qui sont assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort« , pas pour les enfoncer un peu plus.
De fait, il y a de quoi avoir peur, il y a de quoi être écrasés ! La face devient soleil, le vêtement lumière. En ces jours de canicule répétée, nous faisons une petite mais sérieuse expérience de ce que le soleil peut avoir d’écrasant. Sortez un peu, un jour de canicule, et allez fixer le soleil ! Non, n’y allez pas, c’est trop dangereux. Mais on ressent bien que ni l’oeil ni le corps ne supportent, qu’il faut vite revenir s’asseoir à l’ombre… s’asseoir à l’ombre, comme en Galilée… Et peut-être bien que Jésus montre que c’est ce qui se passerait : un Jésus-soleil, phantasme de ses « fans », renverrait les hommes à l’ombre de la mort.
La peur aussi est très forte : à l’audition de la « voix », les disciples n’ont pas seulement peur. [efobèthèsan sfodra] : « ils eurent peur très fort« . La voix a désigné Jésus comme « mon fils l’aimé en lequel je me plaît« , et elle a enjoint : « écoutez-le ! Et écoutant« , les disciples sont jetés face contre terre, leur [prosôpon] disparaît. A vrai dire, je me rends compte que c’est très curieux et paradoxal : l’insoutenable lumière, les disciples semblent la soutenir; mais l’écoute dans la ténèbre (de la nuée) les précipite et leur fait perdre toute contenance ! C’est très inattendu, on aurait pu croire que c’était le remède au contraire. Alors que se passe-t-il ?
Peut-être bien l’un ne va pas sans l’autre. Peut-être bien que la vision fantastique trouve son complément substantiel dans cette voix de ténèbres. En redescendant de la montagne, Jésus lui-même parle de l’ensemble de l’évènement, vision puis audition, comme d’un [horama], d’un spectacle. L’apparence céleste, si douce à Pierre, a aussi un contenu céleste et autrement redoutable : assumer d’être le fils aimé en lequel le père se plaît. Or c’est cela même qui entraîne la passion et la mort : parce que le rejet d’un dieu Père entraîne la condamnation de son fils.
Mais Jésus n’est pas là pour jeter les hommes à terre. Il s’approche, les touche de la main et leur dit : « [egerthète] », réveillez-vous, ressuscitez, mettez-vous debout ». Et « n’ayez pas peur« . Ne vous laissez pas prendre au piège des apparences, au piège de l’image que vous vous faites de moi : elle vous empêche de prendre votre propre place. N’ayez pas peur de l’homme que je suis, ne cherchez pas à faire de moi quelqu’un qui n’est au fond pas comme les autres, du moins plus différent que nous ne le sommes chacun. Mais croyant, mettez-vous debout. Tenez votre face, faites-la resplendir de ce que vous êtes. La lumière que j’ai choisi d’apporter à votre diversité est faite pour vous éclairer et rendre possibles votre relèvement et votre marche, non pour vous éblouir et vous paralyser. Votre foi ne doit pas faire de vous des papillons qui se brûlent les ailes, mais des oiseaux qui s’envolent libres avec le lever du soleil.