S’accorder (dimanche 10 septembre)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF

Le texte de cette semaine se trouve bien plus loin dans l’évangile de Matthieu que celui de la semaine passée. Le première fois que nous l’avons rencontré, j’ai insisté sur sa première partie en essayant de cerner le problème qui s’y trouve posé, à savoir la faute d’un membre de la communauté (réputée être la communauté qui fait advenir le royaume) Quand il y a faute. La deuxième fois, je me suis attaché à cet adage qui s’y trouve énoncé à propos de lier et délier, du ciel et de la terre La faute emprisonne, la parole délivre.

Je suis frappé cette année par l’imprécision du début ! « Si ton frère manque son but… » et un peu plus loin : « s’il t’écoute, tu as gagné ton frère« . Mais de quoi parle-t-on ??? Alors bien sûr, le plus souvent dans la littérature chrétienne, [hamartanoo] est traduit par « pécher » : « Si ton frère pêche… » ; mais cela ne fait que repousser le problème, car « pécher », oui, mais de quelle manière ? Par rapport à quoi ou à qui ? Pécher contre le dieu ? contre l’évangile ? On comprend bien qu’un certain nombre de manuscrits aient complété « …contre toi« , car sans aucun précision, on est complètement perdu.

Et il faut avouer qu’au bout de la première démarche, détaillée, si elle est couronnée de succès, on n’est pas plus avancé : « …tu as gagné ton frère« . Gagné ? Il ne s’agit pas de « sauver » son frère, mais le verbe [kerdaïnoo] signifie bien « gagner, faire un profit« , c’est un verbe du champ économique ou commercial, à la limite politique. Alors qu’est-ce que c’est que cet ensemble vraiment imprécis, décalé, et de ce fait surprenant ?

A la réflexion, il me semble que tout ceci s’éclaire si l’on sous-entend un « il te semble que » : « S’ [il te semble que] ton frère dévie, lève-toi, parle-lui entre toi et lui seul. » Autrement dit, Matthieu assume le point de vue subjectif… peut-être parce qu’il n’y en a pas d’autre, au vrai. Ce jugement porté sur l’autre, du moins sur son action, relève entièrement de mon appréciation. Et alors voilà une démarche en ce cas, qui sera une démarche constructive pour lui comme pour moi. Car je dis qu’il dévie, mais peut-être est-ce mon jugement qui est déviant ? Qu’en sais-je ? Mais sans doute je ne l’imagine même pas, je suis sûr : il s’est trompé. Au moins, la démarche de l’évangile va me faire bouger moi aussi. Comment ?

Eh bien je le prends « entre quatre yeux » et nous allons nous expliquer. Nous allons nous mettre d’accord. Si nous nous mettons d’accord, que se passe-t-il ? « tu as gagné ton frère« . Tu l’as mis de ton côté, tu l’as rangé à ton avis. Etes-vous pour autant dans la vérité ? Rien n’est moins sûr, et le verbe « gagner » le sous-entend. Si je mets « de mon côté, si je range à mon parti le « frère qui dévie » (celui qui est tel à mes yeux), je l’ai peut-être enfoncé un peu plus sous le poids de mes jugements ? Car nous posons bien souvent des gestes ou des actions libératrices -en quelque manière « déviantes »-, mais timidement, parce que nous cherchons à échapper au poids de ce qui nous conditionne, d’une manière de penser avec laquelle nous sommes trop familiers. De ce fait, nous accepterons trop facilement le « rappel à la règle », parce que nous la connaissons bien, alors qu’y échapper nous eût peut-être « sauvés », justement. Là, nous sommes seulement « gagnés ».

Mais s’il n’est pas convaincu, s’il résiste ce « frère déviant », alors je vais prendre avec moi un ou deux autres : nous voilà trois ou quatre à présent. L’accord sera sans doute beaucoup plus difficile ! Mais la vérité étant aussi « ce sur quoi on doit pouvoir se mettre d’accord » (c’est tout l’esprit du débat socratique), nous avons plus de chance d’être dans le vrai. Le « frère qui dévie » va probablement évoluer dans cet échange, mais moi aussi : je vais peut-être me rendre compte que j’ai mal interprété, ou que mon regard a été trop dur, pas assez compréhensif. Et le frère a bien plus de chance de continue son chemin de libération, d’être rendu à lui-même.

Si je comprends bien Matthieu, en prêtant ainsi attention à ces mots surprenants, qui ne cadrent pas avec une vision toute faite, je m’aperçois que la communauté chrétienne n’est pas faite pour être « dogmatique », elle est une communauté de recherche, une communauté en chemin : son premier nom, dans les Actes, n’a-t-il pas été « la Voie » ? Pas d’exercice a priori d’un pouvoir de dire, qui est si vite un pouvoir d’exclure. On parle, et on cherche à s’accorder. L’exclusion de la communauté existe bien, elle intervient en fin de processus, lorsque c’est la communauté tout entière (donc sans aucune voix discordante, pas seulement une majorité, encore moins une minorité agissante, !) qui finalement est accordée à un avis, à l’exclusion justement de la voix d’un seul qui ne veut pas s’accorder ou reconnaître face à lui cette rare unanimité.

Pourquoi en est-il ainsi finalement ? La clé est donnée dans la deuxième partie de notre passage, peut-être indépendante à l’origine mais que Matthieu rapproche très opportunément, comme s’il nous livrait un autre regard sur ce qui se passe dans le processus qu’il a lui-même décrit et qui rapporte sans doute une des pratiques originelles de la première communauté chrétienne. « Je vous dis à nouveau que si deux d’entre vous symphonisent (=consonnent) sur la terre au sujet de n’importe quelle affaire sur ce qu’il faut demander, cela leur adviendra de par mon père qui est aux cieux. Quand en effet il y a deux ou trois qui vont ensemble en mon nom, voilà que je suis au milieu d’eux.« 

Ainsi, dans le processus qui est décrit, processus d’engagement de soi mais aussi de débat, d’écoute et d’évolution dans la recherche du vrai, ou de l’agir juste, c’est la médiation même du Christ qui se joue. Il est présent « au milieu », mais aussi « comme intermédiaire » (l’expression veut dire l’un et l’autre) dans cet échange qui ouvre. L’imprécision « deux ou trois » est aussi intéressante que prudente, car les « deux » peuvent être incertains quant à la présence authentique du Médiateur, du fait de ce qui a déjà été dit ; mais les trois, non. Dernière découverte merveilleuse : quel que soit le sujet (« sur n’importe quelle affaire« ), si l’on s’accorde pour demander, même à deux cette fois, « cela leur adviendra« . Ce n’est pas de la magie, car là encore, s’accorder suppose qu’on ait engagé tout son cœur dans l’échange, que les deux soient aussi certains l’un que l’autre que leur demande est droite, juste, opportune. La communauté qui se dessine, les disciples authentiques qui la composent, tout est marqué par l’ouverture et la recherche, le débat ouvert autant que la passion de la vérité.

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