Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous avons déjà rencontré deux fois ce texte qui fait suite à celui de la semaine passée, en appartenant au même ensemble construit par Matthieu sur le thème de la vie de la communauté. La première fois, j’ai tenté de mettre en lumière les enjeux du pardon pour la liberté et la vie de qui est victime, Laisse aller !, la deuxième fois j’ai essayé de faire ressortir ce qui est en quelque sorte l’âme du pardon, un changement de point de vue où l’on ne rapporte pas à soi mais où on part de l’autre, La faute emprisonne, la parole délivre.
Cette fois, je suis frappé de l’étonnant début de la parabole par laquelle est illustrée la démesure du pardon à accorder, ou plus justement l’absence de mesure dans le dénouement des liens. « A cause de cela, le règne des cieux est comparé à un homme roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. » Le Royaume des cieux, ou le règne des cieux (traduction peut-être plus juste, puisqu’il s’agit plutôt, dans cette parabole-ci, de l’exercice de la royauté que du domaine où elle s’exerce) est comparé à un homme : ce n’est pas la première fois que le règne est comparé à un homme, et nous avons encore rencontré cette année plusieurs paraboles qui commençaient ainsi. Mais cette fois-ci, une précision plus inhabituelle : c’est un « homme-roi« . Les deux mots sont apposés. D’habitude, on trouve « semblable à un homme… » ou « semblable à un roi…« , mais un homme -roi ? Pourquoi cette précision ?
Je vois deux réponses possibles à cette question : soit Matthieu a voulu nous faire voir d’abord un homme, avec des réactions et des sentiments d’homme, mais mettre cet homme dans une fonction de roi pour les besoins de la parabole. Soit il a voulu nous faire voir un roi, mais a tenu à préciser que ce roi était bien un homme, qu’il n’était pas le Grand Roi, c’est-à-dire le dieu. Il peut même avoir voulu les deux choses à la fois. Comme quoi, le « Royaume des cieux » est bien dans ce monde, ce n’est pas une réalité éthérée, avec d’autres règles que celles que nous connaissons. C’est bien ce monde-ci, mais autrement. Et cet « autrement » est décrit ici à travers une histoire qu’il ne faut sans doute pas comprendre d’abord comme une allégorie, comme un texte à clé qu’il faudrait transposer au fur et à mesure de sa lecture. Nous sommes invités à lire cette histoire comme l’énoncé d’une situation qui pourrait très bien arriver et qui serait alors, justement, le royaume advenu.

Un roi, ce n’est pas rien ! Il y a certes la pompe et le prestige, quoiqu’à cette époque il n’y ait pas de « presse-people », mais il y a aussi un gouvernement, une politique, une armée, une diplomatie, les prémices de ce qui sera un jour un état avec ses fonctionnaires… Les rois de l’époque ne sont pas tous à la tête d’un immense royaume : les grands royaumes comme Babylone sont plutôt des exceptions, on en est plus tout à fait aux cités-état mais on n’en est pas encore très éloigné. A l’époque de Jésus, on a dans la région les royaumes d’Idumée, de Judée, de Samarie, de Galilée, de Syro-phénicie, de Traconitide, de Pérée, et le royaume nabatéen. Donc, partir de ce personnage, c’est partir d’un centre du pouvoir, avec l’activité et les soucis afférents.
Cet « homme-roi« , donc, « voulut régler ses comptes avec ses serviteurs ». Ses « serviteurs » sont littéralement ses « esclaves » : il s’agit des gens de sa maison, qui lui appartiennent, dont l’action est l’action propre du roi. Les secrétaires sont des esclaves, l’intendant de la maison du roi (le « ministre du budget ») est un esclave : il ne faut pas penser que « valet de pied » ou « majordome ». Notre roi a affaire à ceux qui sont sensés prolonger son action, il y a donc derrière cela le souci très naturel, pour un gouvernant, de faire le point avec ceux par lesquels il agit. Son pouvoir en dépend : en ces époques qui ne sont pas encore marquées par les grandes institutions, le pouvoir est évidemment une lutte, une question de force et de puissance. Si le roi est assez fort, il peut continuer de dominer les « grands », même les fédérer autour de lui. S’il se montre faible, si son pouvoir s’exerce mal, il sera balayé.
Ce qui est traduit par « régler ses comptes » est mot-à-mot « soulever une parole au sujet de quelque chose« . Très concrètement, notre roi discute, la parole est au centre de ce qu’il a entrepris. Qu’a-t-on fait de ce qu’il a dit ? Les actions de l’un ou l’autre sont elles ce qu’il a demandé, ou cohérentes avec ses ordres ? Les initiatives allaient-elles dans le bon sens ? Des comptes-rendus ont-ils été fidèlement faits ? etc. On cause, évidemment avec tremblement : l’esclave n’a pas grand chose à espérer s’il est convaincu d’avoir contrevenu. Mais il peut s’expliquer : et c’est là que notre « homme-roi » commence à être une parabole du royaume. Nous avons vu la semaine passée à quel point la parole échangée était essentielle, eh bien ! il se trouve des rois qui ont aussi ce mode de gouvernement des hommes.
Or « Ayant commencé à régler ses comptes, ils amenèrent à lui un dans les dettes de dix mille talents. » Notre roi a bien commencé son travail de mise au point, ses échanges, qui sont parfaitement dans la ligne d’un bon gouvernement, mais il est interrompu. « Ils amenèrent… » : qui ça, « ils« , qui amène ? Dans le contexte, ce ne peuvent être que ses esclaves ! Et pourquoi feraient-ils cela ? Une explication vient tout de suite à l’esprit : c’est pour éviter un moment gênant. Ils risquent gros, dans cette audit, et peut-être veulent-ils tout simplement détourner l’attention. Le roi se trouve confronté à quelqu’un qu’il n’a absolument pas convoqué… Cette parabole est donc aussi celle d’une surprise, surprise montée de toutes pièces par des serviteurs moyennement fiables dans le but de détourner l’attention et de n’avoir pas à s’expliquer trop. Ils ne souhaitent pas entrer dans le dialogue qui semble pourtant caractériser cet « homme-roi« . Par suite, ils détournent son attention sur quelqu’un d’autre (et pas n’importe qui, on va le voir !) et vont se retrouver dans la position de l’observateur, eux qui étaient jusqu’à présent plutôt « sur le grill ». Ils vont voir leur « homme-roi » à l’œuvre.
Celui qu’ils ont trouvé comme « dérivatif » est présenté plus loin dans la parabole comme le « co-esclave » (v.31) des autres, et dénoncé par le maître comme un « esclave mauvais ». Ce dernier est le « seigneur de cet esclave » (v.27). Les esclaves se connaissent entre eux : ils savent bien qu’ils sont tous en mauvaise passe. Peut-être ont-ils dénichés celui qui est dans la pire situation, pour que tout le reste paraisse après moins terrible, ce serait de bonne guerre. Mais on peut dire que ce n’est pas la solidarité qui les étouffe. Bref, celui-ci est « dans les dettes de dix-mille talents » !! Dix mille talents c’est une somme ! Quand César impose un tribut à l’ensemble des cités gauloises qui ne sont pas en amitié avec Rome, une fois les guerres menées et les révoltes réprimées, celui-ci s’élève à quarante million de sesterces. Représentons-nous que c’est seulement les deux-tiers de la somme que doit notre esclave, qui équivaut à soixante millions !!! Et à lui tout seul !!!
Soit dit en passant, cela signifie aussi que notre roi est riche : pour prêter autant, même si c’est progressivement, il faut évidemment posséder autant et même plus. La comparaison avec le tribut imposé par Jules César à la Gaule fait voir à quel niveau il faut situer notre homme-roi… Mais comment l’esclave a-t-il réussi à s’endetter à un tel niveau ?? Il doit s’agir d’une sorte de Kerviel, quelqu’un qui a engagé de plus en plus d’argent de son maître, et qui devait en engager toujours plus pour se sortir d’une impasse précédente. Quelqu’un donc qui n’a pas beaucoup de vista, qui ne s’aperçoit pas de la valeur des choses et qui n’a pas le sens des proportions.
Comment va réagir notre homme-roi ? Car c’est lui qui nous intéresse, c’est lui à qui est comparé le règne des cieux. Manifestement, lui a le sens des proportions : il comprend d’emblée qu’il ne récupèrera pas ses pertes, et ordonne de vendre l’esclave, sa femme, ses enfants et tous ses biens. Il veut récupérer un peu de biens à partir de cet homme. Vendre un esclave, c’est une pratique on ne peut plus commune. Cela n’a rien de cruel, ce n’est même pas une punition, il s’en débarrasse, voilà tout. Non seulement ce n’est pas cruel, mais il le vend en même temps que sa femme et ses enfants : ce qui montre d’une part que le maître l’a autorisé à avoir une famille, et qu’il prend soin de ne pas séparer cette famille. C’est une belle preuve d’humanité. Il le vend même avec ses biens : c’est beaucoup plus surprenant !! Car cela signifie qu’il a autorisé son esclave à posséder certaines choses, ce qui est rare ! Ainsi, le royaume est le lieu d’une grande humanité, où les gens sont bien traités (quelle que soit leur condition), et où la punition en cas de faute est sans proportion avec l’ampleur de la faute.
L’esclave qui, lui, n’a pas le sens des réalités, réclame patience, il remboursera tout. C’est ce qui émeut tellement son maître : il voit son esclave tel qu’il est. Il ne voit pas un délinquant qui l’a grevé d’une somme astronomique, il voit quelqu’un qui manifeste encore le même grave défaut de réalisme : c’est ce qui l’a conduit à emprunter autant, à perte, et c’est ce qui le conduit encore à demander grâce, comme si ce qu’il demande était possible. Le maître est « saisi aux entrailles« , il « l’affranchit et le délie de sa dette« . Alors là, c’est extraordinaire !! Le texte liturgique dit platement « le laissa partir et lui remit sa dette« , mais [apoluoo] n’est pas seulement « laisser partir », mais bien délier, libérer un captif, affranchir un esclave ! Ainsi, la dette est annulée, autrement dit aucun lien ne soumet désormais cet homme à son ancien maître. il continue certes d’avoir des devoirs envers son roi, mais non plus comme à un maître auquel il appartient, ni non plus comme à un créancier dont il serait le méga-débiteur. Est-ce une mesure adéquate ? Il me semble que oui : n’ayant plus à sa disposition les biens immenses du maître, il devra en rabattre sur ses « opérations » et découvrira sans doute bien mieux le réalisme, ce qui le guérira.
Le règne des cieux est donc présent là où on parle, là où les comptes se rendent dans un échange, dans l’écoute. Là où l’on fait en sorte que les gens vivent. Là où on ne les accable pas sous le poids de leurs erreurs mais où on garde la préoccupation de leur croissance, de leur développement, de leur rétablissement. C’est une magnifique leçon.
Un commentaire sur « Comportement d’un homme-roi (dimanche 17 septembre) »