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Dans la suite immédiate du passage de dimanche dernier, Matthieu nous livre un approfondissement, sous la forme d’une question de Pierre. La première expérience d’une vie communautaire selon l’évangile, dans les premiers temps chrétiens, a montré que l’unanimité des cœurs était toute relative, que le portrait idyllique dressé de son côté par Luc à la fin du récit du jour de la Pentecôte (« Ils étaient persévérants dans l’enseignement des Apôtres et la communion, la fraction du pain et les prières. Accomplie dans toute âme la crainte, nombreux les prodiges et les signes par les Apôtres accomplis.Or tous les croyants étaient égaux et ayant tout en commun, et ils vendaient les possessions et les biens et les partageaient entre tous selon les besoins de chacun; chaque jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le Temple et rompaient le pain dans leurs maisons, ils prenaient leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur, ils louaient Dieu et trouvaient grâce devant tout le peuple. Et le Seigneur multipliait ceux qui étaient sauvés chaque jour en cela même. » Act.2,42-47), que ce portrait, donc, relevait plus d’un horizon du croyant que d’une réalité vécue.
Se posait donc la question : que faire, si cette fois c’est ton frère, un membre de la communauté, qui fait fausse route ? C’est ce dont il a été question dimanche dernier. Mais il y a en quelque sorte un sous-cas, dont Matthieu traite maintenant à travers une petite mise en scène. Ce sous-cas, c’est lorsque je suis cette fois victime des errements d’un autre membre de la communauté, d’un frère : « Alors s’approchant Pierre lui dit : ‘Seigneur, combien de fois fautera envers moi mon frère et je lui remettrai ? Jusqu’à sept fois ? » Il est clair que cette fois, le cas envisagé est bien quand c’est [eis eme], « envers moi » qu’il y a faute de celui qui est néanmoins [ho adelfos mou], littéralement « le frère de moi« . Mais avec l’adverbe interrogatif [posakis], « combien de fois« , Pierre situe d’emblée sa question du côté de la limite. Autrement dit, quand mon frère commet une faute, si j’en suis témoin, quelqu’un en est la victime. Et quelle est ma réaction spécifique de victime ? N’y a-t-il pas un moment, un seuil, à partir duquel l’attitude change, ou peut changer, ou peut-être même doit changer ?
La réponse mise dans la bouche de Jésus : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois mais jusqu’à soixante-dix fois sept. » Voilà une surprenante comptabilité ! Pourquoi ce compte de sept dans la bouche de Pierre, pourquoi celui de soixante-dix fois sept dans celle de Jésus ? Je me demande s’il n’y aurait pas un rapport avec une référence plus ancienne : la Genèse rapporte que lorsqu’après le meurtre de son frère, Caïn fut voué par Dieu à une vie errante, il se plaignit à ce dernier d’une disproportion de sa peine, qui faisait de lui une cible pour quiconque : « le premier venu me tuera ! » Dieu le protégea donc par un signe et une menace : « Si quelqu’un tue Caïn, on le vengera sept fois » (Gn.4,15). On voit l’idée : après le premier meurtre, il s’agit d’éviter la prolifération du mal. Or à peine plus loin, c’est Lamek qui dit : « J’ai tué un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure. C’est que Caïn est vengé sept fois, mais Lamek soixante dix-sept fois ! » (Gn.4,23-24). La barrière n’a pas fonctionné, le mal prolifère. La loi du Talion (« œil pour œil, dent pour dent« ) aura cette visée limitative.
On retrouve presque les mêmes nombres, sept et soixante dix-sept d’un côté, sept et soixante-dix fois sept de l’autre. Peut-être bien que l’esprit de la réponse mise dans la bouche de Jésus, c’est la prolifération du bien, cette fois ! Pour que la communauté soit germe d’une humanité renouvelée, il faut non seulement que le mal n’y prolifère pas, mais encore que le bien y prolifère. Le bien, sous la forme du verbe employé par Pierre « et je lui remettrai« , [afèsô autô]. Le verbe [afièmi] signifie d’abord laisser aller : jeter (un javelot), laisser échapper (des larmes, une parole, une colère), lâcher, renvoyer, acquitter, laisser libre, permettre… C’est l’idée de ce qui n’est plus retenu par un nœud, une limite ou une entrave quelconque.
Voilà qui éclaire encore mieux la perspective visée par la communauté primitive : ne pas garder les liens fondés sur la faute. Il y a les liens dans lesquels se trouve mon frère parce que, coupable envers moi, il est en dette à mon égard. Il m’a manqué en quelque chose, il doit compenser ce manque, payer en quelque manière. Qui peut défaire ces liens ? Moi seul. Et que veut dire laisse aller ces liens ? C’est quand je renonce à lui demander des comptes, je renonce à compter. Or c’est là l’attitude contradictoire de Pierre débusquée par Jésus : « jusqu’à sept fois« , ce n’est pas délier le frère : je compte encore ! Mais le nombre extravagant avancé par Jésus oblige en pratique à ne plus compter, car la tenue du compte n’est plus possible.
Mais il n’y a pas que ces liens-là : je peux m’apercevoir que de mon côté, je tiens à retenir (pardon pour la redondance, volontaire!) mon frère dans ce dû à mon égard. Et si je retiens mon frère dans les liens comptables de mon exigence de victime, je me lie du même coup moi aussi à lui, et je reste en dépendance. Le laisser aller, c’est reconquérir ma propre liberté. Elle a un coût, puisque j’y perds tout le remboursement de ce qui m’est dû ! C’est un coût qui peut être très élevé, et que je ne remets vraiment et pleinement qu’à la mesure de la conscience que j’en ai : si je remets une dette que j’ai mal évaluée, je serai porté à exiger plus tard le paiement non comptabilisé. Le mot de compte est bien venu ici : comme on dit, « allez, ça ne compte plus ». Et « ça », c’est à la fois le dommage et moi la victime.
Il me semble que c’est tout le sens de la petite (grande ?) parabole qui illustre immédiatement le propos : un homme qui a une dette de dix mille talents. Un talent, c’est deux années de travail : chacun adaptera pour lui-même, mais qu’importe, ce sont de toutes façons vingt mille années de travail, c’est-à-dire que nul ne vivra assez pour s’acquitter d’une telle dette ! Cet homme demande pourtant au roi de patienter, pour qu’il lui rembourse. Le roi est « remué jusqu’aux entrailles » par une telle demande, on devine que l’inconscience de son serviteur en même temps que sa bonne volonté soient émouvantes ! Et le roi « laisse aller sa créance« . Pourtant, ce même serviteur exige le remboursement de cent deniers, soient cent jours de travail, de la part d’un « co-serviteur« , immédiatement après, et surtout refuse à celui-ci la patience, pourtant bien plus réaliste, qui lui a été demandée : il le fait même jeter en prison ! La conclusion : impossible à rembourser est la dette envers le Père du ciel, et pourtant il renonce à tout remboursement. De même, et a fortiori, renonçons « de tout notre cœur » à tout remboursement de la part de notre frère.
Tout cela est bel et bon, mais il ne faudrait pas pour autant être naïf : est-ce que l’on peut vraiment tout « laisser aller » ? Est-ce que toute dette, tout dommage dont je suis victime, est rémissible ? Je ne parle pas ici de volonté, mais bien de pouvoir : n’y a-t-il pas des blessures que je voudrais bien, à la limite, « pardonner » (c’est d’ailleurs souvent plus compliqué que cela : je veux et je ne veux pas tout à la fois…), mais que je n’arrive pas à « pardonner » ? Je reprends maintenant ce vocabulaire du « pardon », que j’ai soigneusement évité jusqu’à présent, parce que lui aussi entraîne beaucoup de choses dans certaines consciences, à cause de l’éducation notamment. Y a-t-il de telles blessures ? Bien sûr qu’il y en a ! Alors que faire ? Sommes-nous alors de mauvais disciples de l’évangile ? Serons-nous jetés dans la géhenne de feu parce que nous n’aurons pas « pardonné de tout notre cœur » ?
Il arrive que je défasse l’amarre d’une barque, et que pourtant elle ne bouge pas. Il arrive que je libère mes yeux et mon cœur et que pourtant les larmes ne coulent pas. Ce qui compte, c’est que le nœud est défait, c’est le sens du verbe [afièmi]. Ainsi, qu’importe si je n’arrive pas : ce qui compte c’est que je voudrais, ce qui compte c’est de partir et non d’arriver. Jésus dit toujours « va ! », jamais il ne dit « arrive ». Et peut-être que je vais buter durant toute ma vie sur le même obstacle, peut-être que c’est la même et unique faute dont je suis victime à laquelle je vais être confronté « soixante-dix fois sept fois« . Si je veux m’en libérer, il n’y a pas d’autre chemin que de faire le compte de la dette que je voudrais bien remettre. Et peut-être cette dette est-elle incommensurable. Et je ferai alors le chemin d’une évaluation des dégâts causés, et chaque fois que j’en verrai de nouveaux, je me ferai à chaque fois l’injustice de renoncer à tout remboursement, avant tout pour conquérir ma propre liberté. C’est injuste. Mais c’est ma liberté, et ma liberté c’est ma vie.
Il faut méditer cette réalité : ma liberté, c’est ma vie. Aucun des êtres humains que nous sommes ne peut vivre durablement sans prendre une autonomie croissante. Lorsque je suis victime, lorsque quelqu’un m’a blessé de manière telle que je ne pourrai jamais l’oublier, c’est précisément ma vie qui est blessée : je suis atteint dans mon identité, quelque part dans la substance de mon âme. Un des aspects de cette blessure, c’est de chercher à m’envahir, à me reduire à cette blessure qui agirait alors comme un trou noir. L’obsession en moi de l’auteur de cette blessure, c’est un des effets, dans le fond, de cette blessure. Mais le chemin de la vie, le choix de vivre, c’est sortir de cette prison : « laisser aller » son chemin, laisser sortir de ma préoccupation constante cette personne, c’est construire ma vie autour d’autre chose que cette blessure, c’est briser les murs de la prison. Il est significatif que, dans la parabole, le serviteur qui refuse la remise de dette soit jeté en prison. Car c’est l’effet même de ce refus. Alors choisissons la vie !
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