Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Cette année, deux choses me frappent, que je te livre cher lecteur. La première c’est qu’il est question de « remise« . Le verbe [aphièmi] porte l’idée de jeter ou lancer, mais avec le préverbe qui marque l’origine, ce dont on part, ce que l’on quitte ([apo], devenu ici [aph’]). Du coup il signifie laisser aller, mais aussi lâcher, abandonner, congédier, laisser libre, permettre… Dans les traductions habituelles, la question de Pierre est : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? » Mais si l’on serre un peu plus le texte, on aura : « Seigneur, combien de fois errera envers moi mon frère et je lui permettrai ? Jusqu’à sept fois ?«
Tu vas me dire, ô lecteur : mais pourquoi éviter de traduire par « pécher » ? C’est pourtant simple, et c’est un mot tout ce qu’il y a de biblique ! Et du coup, l’autre mot, c’est « pardonner« , tout simplement ! Eh bien oui, certainement, si l’on veut trouver dans le texte ce qu’on y met par avance, c’est certainement ce que l’on doit faire. Mais si l’on pense que justement, en matière religieuse (et de quelque religion que l’on parle, d’ailleurs), le mot « pécher » est déjà porteur d’une charge affective immense, et que peut-être Jésus voudrait lui donner un sens nouveau, réinterpréter ce mot, il faut peut-être lui laisser une chance ? Et trouver des mots moins habituels, au moins le temps d’une réflexion ? [amartanoo], c’est le sens de manquer le but, errer. Prenons-le dans ce sens, très général, et voyons. Il est vrai que, pour la question initiale, qui est mise dans la bouche de Pierre, les vieilles pensées peuvent bien être présentes… Et l’on voit que dans la pensée de Pierre, il peut arriver que le frère se trompe à son égard, et qu’il laisse faire, sans réagir. Mais faut-il ne pas réagir ? Combien de temps, combien de fois ? C’est vrai : pardonner, ça va bien un moment, mais il ne faut pas exagérer !!
La réponse de Jésus rend d’abord le compte impossible et brouille les pistes. Le chiffre sept, utilisé par Pierre, a de fortes consonances symboliques : il marque une sorte de perfection divine, au-delà de ce qui ressortit à la créature (à qui est plutôt affecté le chiffre six). Mais Jésus parle d’une opération où tous les sept se multiplient, une sorte de jeu de miroirs qui renvoie à l’infini… Tu veux imiter le dieu ? Très bien, mais alors c’est +++ ! Et puis surtout, dans l’histoire qu’il raconte pour illustrer, il joue sur deux verbes qui commencent par le même préverbe [apo] : [aph’-ièmi] et [apo-didoomi]. Le premier nous en avons déjà parlé; le second, c’est donner-d’où-ça-vient, c’est-à-dire, rendre, rapporter, remettre… Je dirais volontiers que le choix, devant la faute dont on est victime, est soit de rendre, soit de relancer.
Dans cette histoire, le roi demande à un homme de lui rendre. Cet homme n’a pas de quoi, il est mis en vente (un des sens possibles du verbe [apodidoomi], soit dit en passant !!) lui, les siens, et tout ce qu’il a, pour rendre. Mais l’homme tombe à genoux et supplie patience, le temps qu’il rende : la belle affaire, c’est justement ce qui est impossible. Mais devant une telle inconscience, le roi est saisi aux tripes, et fait le choix inverse, il relance. C’est à dire qu’il inverse le mouvement : rendre, c’était par rapport à ces choses dont il était l’origine et qui devaient lui revenir ; mais relance, c’est désormais par rapport à cet homme, qui lui était en quelque sorte lié, aliéné, et qu’il rend à lui-même. Le point de départ du mouvement est à l’opposé : exiger de rendre, c’est par rapport à soi : le mouvement vient de soi et revient à soi. Mais relancer, c’est par rapport à l’autre : le mouvement vient de lui et retourne à lui.
La fameuse « remise« , ce n’est pas qu’une remise de dette, comptable. C’est aussi remettre une personne entre ses propres mains, c’est lui rentre sa liberté, c’est la rendre à elle-même pour qu’elle soit elle-même. Ça coûte, indéniablement. Et cher ! Mais c’est là qu’est l’imitation du dieu et père.
Et c’est là aussi qu’intervient la deuxième chose qui me frappe cette année à la lecture de cet évangile : à la fin, il est question non plus de compte, mais bien d’intensité : « ...si vous ne relancez chacun son frère depuis [apo] votre cœur« . C’est frappé au cœur que l’on relance son frère, c’est à partir de là qu’il fait retour vers lui-même pour sa liberté. Mais cette condition finale, dans le texte, évoque le « Notre Père » : « Et remets à nous nos dettes, comme aussi nous-mêmes remettons aux débiteurs de nous. » On pourrait croire, en disant ces mots, que la mesure dont nous pardonnons est celle qui nous sera appliquée, et qu’en plus c’est ce que nous demandons ! Dangereux… Mais la parabole nous fait comprendre l’inverse : nous demandons bien la remise, d’être relancés, mais c’est pour alors, nous aussi, chercher à remettre et à relancer ceux qui ont envers nous un lien, quelque chose qui les aliène.