Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous sautons à présent allègrement par-dessus un grand chapitre de Matthieu, où il est question d’abord du mariage puis du célibat (des questions qui n’ont sans doute rien d’actuel, au regard des fabricants du lectionnaire ?), ensuite du rapport aux enfants (trop brûlant ??), enfin du rapport aux biens avec la rencontre du « jeune homme riche » (n’aurions-nous rien à apprendre sur ce point ?)… Je ne m’habituerai décidément jamais à ce que l’on ait sûtes ce chapitre. Notre texte est connu comme la parabole des « ouvriers de la onzième heure »: il serait mieux nommé la parabole du Bon Employeur : j’ai déjà situé ce texte et en ai donné un premier commentaire où il est surtout question de justice sociale. Il faut dire que l’évangile sait nous faire regarder les choses autrement !
Ce qui me frappe cette fois-ci, c’est surtout l’insistance sur l’inversion entre premiers et derniers. Elle constitue le cadre de notre parabole, juste avant qu’elle ne commence : « Beaucoup du reste seront premiers, derniers et derniers, premiers. » (Mt.19,30) ; et sitôt qu’elle est finie : « Ainsi seront les derniers, premiers et les premiers derniers. » (Mt.20,16). On remarque au passage que l’ordre d’énonciation s’est lui-même inversé ! Et puis, au milieu même de la parabole, c’est l’ordre donné par le « seigneur de la vigne« , le propriétaire, qui n’intervient que cette fois-là et que pour dire cela : « Appelle les ouvriers et rends-leur le salaire en commençant par les derniers jusqu’aux premiers. » (Mt.20,8).
[prootos], c’est bien premier, que ce soit au sens spatial (ce qui vient devant), au sens temporel (ce qui apparaît avant) ou au sens de la dignité (ce qui est meilleur ou ce qui est au-dessus). [eskhatos], en revanche, c’est dernier dans chacun de ces sens, mais aussi ce qui est extrême, ce qui est au bout. Dans le cadre même de notre parabole, cela éclaire aussi certains personnages : les ouvriers embauchés à la onzième heure sont à plusieurs extrémités. Ils sont à l’extrémité de la journée de travail, ils sont à l’extrémité de la liste des embauchés, … et sans doute sont-ils aussi « aux dernières extrémités », n’ayant pas trouvé de travail de toute la journée ! Comment mangeront-ils ? Comment feront-ils manger leur famille ?!
Mais pourquoi cette règle de l’inversion ? D’où sort-elle, que veut-elle dire ? S’agit-il d’une règle dictée par le dépit ? Une sorte de vain espoir d’un rattrapage dans un autre monde ? « Oui, aujourd’hui tu es dernier, mais un jour ce sera l’inverse et tu auras ta revanche. Et ceux qui maintenant gagnent seront à leur tour les perdants. » Non, la parabole ne semble pas évoquer un « après » qui soit en même temps un « ailleurs ». Et il ne semble pas non plus qu’il s’agisse de gagnants ni de perdants : il n’y a ni gagnants ni perdants dans la parabole. Tous gagnent leur salaire.
Ce que l’on constate, dans la parabole, c’est que ceux qui ont été embauchés les premiers, se sentent aussi premiers en dignité, et estiment devant le salaire des derniers arrivés qu’il leur est dû forcément plus. Eux, non seulement sont payés en dernier (il faut dire qu’ils ont en échange la certitude d’être payés, et de savoir combien), mais ils se sentent derniers en dignité à cause de la réaction du maître, de son choix souverain et bon. En fait, c’est dans leur échelle de valeur ou d’après leurs propres critères de jugement qu’ils sont « derniers ». Ils veulent absolument jouer aux gagnants et aux perdants, et à ce jeu-là ils se retrouvent perdants. C’est une question de point de vue, finalement.
Il me semble qu’il y a ainsi bien des situations dans la vie. Si l’on veut traiter chacun avec la même dignité, alors ceux qui n’en avaient pas, qui étaient laissés pour compte, ceux-là se sentent mis en valeur. Et ce n’est au détriment de personne, objectivement parlant. En revanche, lorsque dans ce contexte, quelqu’un s’estime avoir plus de droits, mériter plus, il se sent lésé faute d’avoir effectivement plus, et du coup se pense rejeté. Ce n’est pas le cas, mais faute de changer d’échelle d’appréciation, les choses sont par lui interprétées dans ce sens. Les « premiers », ceux qui revendiquent pour eux d’être « les élites », réagissent avec force quand ils pensent perdre leur statut, et font tout pour éviter de « tomber » dans un traitement égalitaire. Or, dans le Royaume, avec l’échelle de valeurs de l’évangile, il n’y a pas « d’élites », tous sont aimés et appelés à grandir, tous sont établis dans la dignité de pouvoir vivre de leur travail. L’œuvre de chacun est estimée du fait qu’elle existe, non par le résultat qu’elle produit.

Une petite remarque pour finir. Lorsqu’il essaye de faire comprendre aux ouvriers premiers venus sa manière de voir (on ne sait pas s’il y parvient !), le maître argumente en disant : « est-ce qu’il ne m’est pas permis de faire ce que je veux de mes biens ?« C’est là une claire affirmation de la propriété : elle est pour le maître gage d’indépendance et de liberté. La vigne et ce qu’il en retire (l’argent avec lequel il paye ceux qu’il embauche) lui appartiennent bel et bien. La réaction des contestataires montre qu’ils n’ont pas entièrement accepté cette réalité, ils pensent qu’il pourraient contraindre le maître à faire selon leur pensée. Néanmoins, il faut remarquer aussi que cette propriété ne constitue pas un droit absolu : le maître revendique sa liberté pour ce qui est de donner. Les biens sont siens, mais il les emploie pour tous, au bénéfice de tous. Et cela aussi est une leçon évangélique : la propriété n’est pas un droit absolu, un droit en soi. Elle a sens pour autant que les biens (quelle que soit la personne à qui ils appartiennent) soient à destination de tous, qu’ils soient faits pour que tous aient la vie, de quoi vivre.
Cela fait beaucoup réfléchir sur les logiques contraires que nous voyons à présent à grande échelle, où des actionnaires réclament toujours plus de dividendes, au prix de la perte de salaire ou même d’emplois de nombreuses personnes. Vraiment, ce n’est pas du tout ce qui se passe ici dans l’évangile… Je ne suis pas économiste, je ne pousserai pas plus loin mon propos. Mais j’invite à réfléchir aux conséquences : quelle société se portera le mieux et sera la plus viable au bout du compte : celle où les riches s’enrichissent toujours plus en faisant de plus en plus de pauvres, ou bien celle où les richesses sont plus partagées avec pour objectif que tous aient de quoi vivre dignement, et que… les personnes capables d’acheter soient finalement plus nombreuses ?