Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous avons déjà rencontré ce texte deux fois : la première, je me suis attaché à le comprendre en m’appuyant sur le jeu récurrent des mots « premier » et « dernier » Premiers, derniers…, la deuxième, j’ai voulu comprendre ce que le « renversement » proposé entre premiers et derniers voulait dire Estimer le fait d’œuvrer, non son résultat. J’avoue que, dans tous les cas et encore cette année, je suis toujours malheureux que le lectionnaire enjambe le chapitre précédent de l’évangile de Matthieu, où tant de thèmes que notre vie d’aujourd’hui met en jeu sont abordés.
A quelque chose malheur est bon, malgré tout, puisque l’enchaînement de fait de la lecture de notre texte avec celui de la semaine passée nous fait tout de suite voir un même indice, « Le règne des cieux est semblable à un homme-maître de maison… » Nous avions un « homme-roi« , nous avons cette fois la même bizarrerie, un « homme-maître de maison« . La bizarrerie est à vrai dire encore plus flagrante, puisque si le « roi » pouvait s’interpréter du dieu lui-même, c’est difficilement le cas en ce qui concerne un maître de maison. Plus que jamais en tous cas m’apparaît l’intention que l’on entende cette parabole comme déterminante pour l’émergence du royaume des cieux ici, maintenant, dans notre monde. A ces indices on le reconnaît, dans ces pratiques très humaines, très possibles et accessibles, et néanmoins pas forcément très courantes. Sans nier, donc, la possibilité d’une lecture métaphorique, la nôtre sera très « terre-à-terre » : nous allons aborder cette fiction comme si elle nous parlait d’une réalité possible et souhaitable, par quoi le règne du dieu serait inauguré.

Quelles sont en effet les pratiques de ce « maître de maison » ? D’abord « Il sort en même temps que point le jour pour engager des ouvriers dans sa vigne« . Il n’est pas forcément si courant de voir le « patron » s’occuper lui-même des embauches ! Celui-là n’est pas comme les autres, cet aspect des choses l’intéresse particulièrement. La forme donnée au verbe « engager » le souligne particulièrement, comme je l’ai déjà fait remarquer dans mon premier commentaire, parce qu’elle souligne en grec l’implication de celui qui fait l’action. On pourrait presque tenter de traduire « pour s’engager des ouvriers« , s’il n’y avait le risque alors d’entendre aussi un profit personnel visé. Donc, notre homme est particulièrement intéressé par les embauches, et voit cela comme l’essentiel de sa responsabilité.
La dimension du temps souligne d’emblée cela, et tout au long du texte : voilà notre « homme-maître de maison » attelé à sa tâche aussitôt que point le jour, mais aussi tout le long du jour : il sort encore à la troisième, puis à la sixième et la neuvième heure, toujours avec le même propos. Un tout petit « quart d’heure culturel » ici : les anciens divisaient le temps entre le lever et le coucher du soleil en douze périodes, appelées heures. Ces périodes étaient de longueur inégale au long de l’année, par conséquent. Mais le milieu du jour était toujours le passage entre la sixième et la septième heure. On sait ici qu’il s’agit de travailler à une vigne, mais on ne sait pas pour autant à quelle époque de l’année on se trouve, car il y a du travail dans une vigne une grande partie de l’année ! En tous cas, notre homme est sorti en milieu de matinée, en toute fin de matinée (pratiquement au milieu du jour) et encore en milieu d’après-midi. Et puis il sort encore à la onzième heure, l’avant dernière avant que le soleil soit couché et que le travail soit impossible.
Embaucher au point du jour est plein de sens quand on vise l’accomplissement d’une tache dans une journée donnée ; on peut comprendre aussi la sortie à la troisième heure, pour ajuster l’effectif une fois la tache engagée. Ce sont d’ailleurs les deux embauches qui sont racontées distinctement l’une de l’autre. Mais l’étonnement du lecteur commence avec les sorties de la sixième et neuvième heures, qui sont racontées ensemble, et il faut avouer qu’elles ne rentrent plus dans le cadre des raisons que nous avons avancées : ce n’est plus le moment d’ajuster son effectif, les choses sont déjà trop avancées. Une présence prolongée aurait permis de trouver les ajustements nécessaires dès la troisième heure, et il est évident que notre homme ne compte pas son temps sur ce chapitre. Il a donc déjà l’effectif nécessaire à la tâche, et on commence à soupçonner qu’il doit avoir une autre motivation. Elle éclate lors de l’embauche de la onzième heure, c’est-à-dire quand il reste à peine plus d’une heure de travail : à ce moment les jeux sont faits, la tache sera accomplie ou non mais on n’y changera plus rien. Décidément, ce n’est pas l’ajustement de l’effectif qu’il cherchait, et sans doute depuis le début.
Alors que cherche-t-il cet « homme-maître de maison » ? Eh bien comme nous l’avons soupçonné dès les premières lignes, ce n’est pas la tâche qui l’intéresse, ce n’est pas que ceci ou cela soit réalisé dans la vigne. Ce sont les hommes qui l’intéressent, et qu’ils aient du travail. Et ce n’est pas seulement qu’ils aient du travail, mais que ce travail leur assure de quoi vivre. Avec les premiers, il s’est mis d’accord sur le salaire d’une journée, « un denier« . C’est classique, c’est presque la « définition » du denier : le prix d’une journée de travail. Le denier est une pièce d’argent (la catégorie de monnaie intermédiaire entre l’or et le bronze) qui -son nom l’indique-, vaut initialement dix as (monnaie de bronze qui connaît elle-même des subdivisions) et en vaut à l’époque seize. Pour avoir une idée, une livre de pain coûte un as, une tunique coûte trois deniers. Cette rémunération est donc tout-à-fait honnête, et même confortable. Avec ceux de la troisième heure, il s’accorde sur « ce qui est juste« , a priori un denier aussi, même si reste l’incertitude : leur sera-t-il compté une journée entière ? Avec les autres, il n’est pas question de rémunération, de sorte qu’un contrat n’est pas vraiment constitué ; néanmoins ils seront tous rémunérés. De sorte que tous auront travaillé, et tous auront gagné leur vie, gagné par leur travail de quoi vivre et faire vivre les leurs.
On voit à présent à quel point le règne des cieux a aussi une dimension socio-économique. L’entreprise que l’on voit ici n’est pas définie avant tout par la tâche qu’elle poursuit. On cultive la vigne, oui, mais à aucun moment on ne s’attache à décrire ce qui y est accompli : pliage, attachage, réparation, sarclage, désherbage, ébourgeonnage, palissage, effeuillage, éclaircissage vendange, dépalissage, engrais… on n’en sait rien. Mais l’entreprise est décrite avant tout comme une communauté humaine, une communauté de travail, visant à assurer à un maximum de personnes la possibilité du travail. « Productivité » et « optimisation » (entendez : le moins de personnes possibles) ne sont pas évangéliques. Mais là où l’ont fait en sorte que tous aient un travail, et que le travail soit partagé, là commence le royaume.
Mais on ne parle pas que de l’entreprise, on parle aussi du travail. Celui-ci est avant tout ce qu’une personne effectue, avec l’engagement de sa force, de son temps et de son esprit. Et le travail est collectif, il n’isole pas une personne d’une autre. Le travail est une œuvre où il y a une place pour chacun : il y a toujours de l’embauche !! Mais parce qu’on n’est pas ici dans une logique de rentabilité, on ne cherche pas à assurer le maximum à des actionnaires. On cherche à assurer à chaque homme un travail, et l’entreprise est d’abord cela. Et le travail est bien plus important, dans le royaume, que le profit (quels qu’en soient les bénéficiaires) ; ou plutôt : là où le travail est la valeur première d’une entreprise, avant le profit, là commence le royaume.
Et l’on parle aussi de salaires. Et le travail est ce par quoi une personne est digne : elle a les moyens de vivre et de faire vivre les siens, mais parce que cela lui est dû. Personne ne reçoit une aumône de fin de journée : c’est un dû. Même pour ceux qui ont travaillé moins longtemps que d’autres, cela est dû. Et ce qui est dû, « ce qui est juste » (entrons dans la pensée de cet homme-maître de maison), c’est justement d’assurer sa vie quotidienne, et sans être dans la précarité, mais avec la possibilité d’organiser son avenir. Le salaire n’est pas mesuré à une quantité de travail, il ne rémunère pas un volume, une quantité : il rémunère une personne qui travaille. Pas de super-profits, pas non plus de salaire de misère : mais à chacun le moyen de vivre et de faire vivre les siens. Là où les personnes peuvent vivre et faire vivre grâce à la rémunération de leur travail, le royaume commence.
On ne parle pas des conditions de travail, sinon que nul n’est encore au travail à la nuit, il y a un temps pour s’arrêter. Mais, étant donné ce qui ressort déjà, il en est à peine besoin : on voit que tout est marqué par un grand souci d’humanité, et que l’humain est au centre. Aucune condition de travail inhumaine ne cadrerait ici.
Autre dimension : il y a un dialogue entre le maître qui embauche et les ouvriers qu’il a embauchés. Ils se parlent, ils se mettent d’accord (pour les premiers), ou bien ils échangent inquiétudes ou désillusions (pour les derniers). Ce dialogue permet d’ailleurs la contestation, et celle-ci est menée par les premiers embauchés. Quelle est leur revendication ? Celle d’une grille de salaires indexée sur le temps de travail. Le Maître de maison refuse : il fait remarquer que, par là, aucun tort n’est fait, aucune entorse au contrat. Mais un tort serait fait à ceux qui n’ont pu travailler autant. Il préfère rémunérer une personne qu’un travail. Cette absence de grille de salaires fait réfléchir : comment motiver à travailler mieux ? A être plus efficace ? A progresser ? Mais à l’inverse, notre propre rapport, individuel, au travail et à l’argent est interrogé. Pourquoi est-ce cela qui nous motive ? Si la rémunération permettait vraiment de vivre (pas seulement survivre) et de faire vivre, pourrions-nous accepter de ne plus avoir de grille ?
La réaction des premiers ouvriers m’inspire une dernière réflexion : elle est marquée par des sentiments négatifs vis-à-vis des derniers venus. C’est hélas une constante, tant de fois répétée dans l’histoire humaine : ma femme a découvert que quand des Savoyards, une centaine d’années environ après l’annexion de la Savoie par la France, sont venus chercher du travail en ce même pays (désormais le leur), les protestations se sont élevées nombreuses contre ces Savoyards qui venaient « voler le travail des Français » (qu’ils étaient depuis cent ans déjà) ! Je ne peux m’empêcher de voir en filigrane l’égoïste refus européen d’aujourd’hui vis-à-vis de tous ceux qui, quelles que soient les souffrances auxquelles ils cherchent à échapper, frappent à la porte en demandant eux aussi du travail. Cette semaine-même, des malheureux parviennent au péril de leur vie sur les rives de Lampedusa et de la Sicile, …et ils ne trouvent face à eux que des projets pour les renvoyer à leurs guerres, leurs famines et leur misère ! Il paraît qu’il y a des racines chrétiennes en Europe ? J’ai peur qu’elle ne soit devenue un OGM….Il y a de quoi être remué jusqu’aux entrailles. Non, décidément, « que ton règne vienne » !
Un commentaire sur « Dimensions socio-économiques du royaume (dimanche 24 septembre). »