Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous avons déjà rencontré ce texte par deux fois : la première fois, j’ai pris le temps de le situer (car nous avons encore fait un bon dans l’évangile de Matthieu) et j’ai tenté d’en donner un éclairage général Faire la volonté de Dieu ; la deuxième fois, j’ai essayé d’éclairer par ce texte une expression aussi abusive que récurrente aujourd’hui, « ce que Dieu veut » A quand le vrai changement ?. Cette année, je suis particulièrement intrigué par l’apparent décalage entre la première et la dernière partie du texte, entre la mini-parabole et l’interpellation des pharisiens et docteurs.
Que veux-je dire ? La mini-parabole, s’il faut l’appeler ainsi, ou l’historiette, est d’une grande s’implicité. De la même amorce, « un homme avait deux fils« , Luc fera une des paraboles les plus célèbres, mais Matthieu se contente dans les termes les plus laconiques de nous montrer, à l’invitation de leur père, un fils qui dit non mais change d’avis et fait, et un fils qui dit oui tout de suite, mais ne fait rien. L’interpellation des Pharisiens et docteurs, de son côté, compare leur réaction à celle des « publicains et prostituées » à la prédication du Baptiste, concluant que ces derniers les « précèdent dans le royaume des cieux« . A première vue, cela ne semble pas cadrer. De qui, des Pharisiens et docteurs d’une part, des publicains et prostituées d’autre part, faut-il comprendre qu’ils aient dit non d’abord puis aient « fait », ou oui d’abord mais sans rien faire ? On peut à la rigueur dire que les uns ont dit oui au Baptiste et les autres non, mais que faire de ce « faire », justement, qui serait à l’inverse ? Et puis quelles conséquences ? Après tout, que l’un précède l’autre dans le Royaume est-il d’une telle importance, si cela veut dire que tous y sont ? Comment démêler tout cela ?

J’observe que deux mots sont communs aux deux histoires, voyons si elles en éclairent les contacts. Le premier mot, c’est le verbe [proserkomaï] qui signifie principalement « aller vers« , « s’approcher« . Dans l’historiette, c’est le père qui s’approche d’abord du premier de ses fils, puis du deuxième. Dans l’interpellation, c’est Jean (Baptiste) qui « s’est approché » de « vous, dans le chemin de la justice« . Le « vous » s’adresse-t-il exclusivement aux Pharisiens et docteurs ? La question est difficile : on sait juste que eux ne l’ont pas cru, tandis que les autres oui. Mais Jean s’est-il approché d’eux tour à tour, comme le père ses enfants, ou bien une approche unique a-t-elle scindé le groupe entre ceux qui « croyaient » et ceux qui « ne croyaient pas » ? Rien ne permet de trancher de manière certaine. On peut néanmoins dire qu’au bout du compte, on a d’une part le père et deux enfants, d’autre part Jean et deux groupes de personnes ; dans un cas comme dans l’autre, ce sont le père et Jean qui ont eu l’initiative de s’approcher. Voilà un premier contact.
Matthieu précise pourtant que Jean s’est approché « dans le chemin de la justice » : qu’est-ce à dire ? Au début de l’évangile de Matthieu, quand paraît le Baptiste, il est porteur d’un message terrible qui exige la conversion, à cause de « la colère qui vient« . Autrement dit, il annonce le Jugement imminent, et exige un changement de vie et de comportement chez tous, de manière à passer l’épreuve du Jugement, à être mis à part du « bon » côté. On peut comprendre que le « chemin de la justice » est cette voie de conversion, ce chemin où l’on ajuste sa manière de vivre aux exigences divines. Une voie d’ajustement.
Ceci ouvre un deuxième contact entre l’historiette et l’interpellation. Comme le père est venu tour à tour voir ses deux fils pour leur dire la même chose, « va aujourd’hui travailler dans la vigne« , c’est-à-dire leur donner une tâche à accomplir, ainsi Jean est venu voir (pas forcément tour à tour) deux différents groupes de personnes pour leur dire la même chose, à savoir qu’ils avaient à changer de vie : là aussi, une tâche à accomplir. Ce deuxième contact semble s’arrêter là, car on ne voit pas le changement de vie être accompli ni par un groupe ni par l’autre : les Pharisiens sont toujours Pharisiens, les docteurs toujours docteurs, les publicains toujours publicains et les prostituées toujours prostituées. Mais l’insistance de Matthieu se fait sur autre chose : ceux-ci ont cru, quand les autres non. Cru quoi ? Ici, il faut se reporter à ce qui précède notre texte, et qui ne nous est malheureusement pas donné dans le lectionnaire : Jésus a demandé aux Pharisiens si le baptême de Jean venait « du ciel ou des hommes« , question qu’ils ont éludée. Autrement dit, le point névralgique est le crédit accordé au message de Jean, avant même de « faire » ce qu’il dit : si son message est « du ciel« , si c’est au nom du dieu qu’il parle, et si à cause de cela on reçoit son baptême pour marquer le début d’un changement de vie (qui reste à réaliser, cela s’entend), la bascule est faite, le point d’inflexion est dépassé, la courbe va repartir dans le « bon » sens. Mais si ce point n’est pas acquis, il n’y a décidément rien à attendre.
On voit aussi ici une différence entre le ministère de Jean et celui de Jésus : Matthieu résume leur message avec exactement les mêmes mots, « convertissez-vous, car le royaume des cieux est tout proche. » (Mt.3,2 pour Jean-Baptiste ; Mt.4,17 pour Jésus). Mais on perçoit ici nettement que Jean valorise le changement de vie accompli avant que ne vienne « la colère », alors que Jésus valorise la foi accordée au messager (et par conséquent au message).
Ceci nous ramène à notre historiette : celui des deux fils qui dit « non » réfléchit et change d’avis, d’abord, puis il y va. Les deux temps sont vraiment distingués. Là nous retrouvons les publicains et les prostituées, qui sont dans le « changement d’avis ». Peut-être ils et elles ne sont-ils pas encore dans le changement complet de vie : c’est qu’on ne change pas sa vie comme cela, d’un coup. Il faut être aidé, il faut être entouré, il faut mettre en place bien des nouveaux repères. Mais les Pharisiens, même après avoir vu ce changement de pied des autres, ne bougent pas.
C’est là le deuxième mot (la deuxième locution, plus exactement) en commun entre historiette et interpellation : [husteron métamélèthéïs]. [husteron] veut dire derrière, plus tard, postérieurement, à la suite. Le premier fils dit « Je ne veux pas, plus tard cependant changeant d’avis il y alla. » Aux Pharisiens il est dit : « Vous cependant en voyant, vous n’avez pas changé d’avis plus tard pour le croire. » Voilà qui interroge : les Pharisiens et les docteurs ne sont pas personnifiés dans le « premier fils » puisqu’ils n’ont pas changé d’avis plus tard. Le sont-ils pour autant dans le deuxième ? Voyons d’abord l’autre mot de la locution. [métaméléomaï] c’est changer d’avis, se repentir. Il y a dans ce verbe (et dans sa forme moyenne) une notion de regret qui fait changer en profondeur, un changement où tout le sujet s’implique. Ce n’est pas seulement changer de manière de penser (métanoïa), mais être en souci après coup. C’est la chose qui préoccupe malgré soi, qui vous gagne peu à peu et vous envahit. Ce n’est pas l’illumination qui vous fait tout voir autrement, mais le souci qui vous ronge et finalement vous gagne.
Voilà ce qu’a vécu le « premier fils ». Pas le second. Le second fils, dans le laconisme même de l’historiette, n’est même pas touché par la moindre pensée après coup. Il est à sa propre affaire. Il a dit « oui » comme on dit « oui oui ». Et l’on s’aperçoit que ce second fils a sans doute vu lui aussi le premier changer d’avis : et cela ne l’a pas troublé. Comme ce qui est reproché aux Pharisiens et aux docteurs.
Ainsi donc, finalement, il y a bien une coïncidence entre l’historiette et l’interpellation. L’annonce du Baptiste a bien été adressée à tous. Un groupe, celui des publicains et des prostituées, dont la vie semble être un « non » à la justice proclamée par Jean, sont en fait rongés par son appel. A défaut de changer encore complètement de vie, ils ont déjà fait quelque chose, ils ont pris au sérieux cet appel, ils y ont accordé crédit, et de ce fait le message les ronge, les dérange, les fait peu à peu bouger. Pour eux, il y a un « plus tard », il y a un deuxième temps. Pour les Pharisiens, en revanche, leur justice auto-proclamée, leur fidélité auto-proclamée à la loi divine (à laquelle Jean reconduit) peut paraître un « oui », mais il n’ouvre pas à un après. Ils sont vis-à-vis de Jean dans un calcul très politique : « Si nous disons que [le baptême de Jean] est des hommes, nous devons craindre la foule ; mais si nous disons qu’il est des cieux, il va nous dire : pourquoi n’avez-vous pas cru à sa parole ? » Il veulent ne perdre aucun crédit auprès de la foule, car c’est de là qu’ils tirent leur autorité, mais ils avouent eux-mêmes n’avoir aucune estime pour Jean et sa parole. Ils ne sont pas dans la recherche du dieu, mais seulement dans la conservation de leur propre pouvoir.
Ainsi les publicains et les prostituées précèdent les Pharisiens et les docteurs « pour entrer dans le royaume des cieux » : c’est la préposition [éïs] qui est employée, et qui est dynamique. Non, ce n’est pas seulement une question de préséance, les Pharisiens et les docteurs NE SONT PAS dans le royaume, quand les autres sont en train d’y entrer, d’y pénétrer, par le biais de leur foi et de ce qui les travaille et les gagne peu à peu.
Il me semble que cet éclairage nous est profitable, et constitue pour nous une bonne nouvelle : peut-être notre vie n’est-elle pas entièrement transformée par l’écoute de l’évangile. Mais ce qui compte est que nous nous laissions ronger par lui, qu’il nous travaille, qu’il ne nous laisse plus tranquille. Je ne veux pas dire que cela suffit, car alors il ne nous travaille plus. Mais ce qui compte est de partir, de démarrer, d’être « en travail », comme pour un accouchement. L’issue est alors certaine, pour celui qui annonce l’évangile.
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