Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF
Dans mon premier commentaire, j’ai essayé de montrer la « logique » de cette histoire qui tourne autour de la question d’un mariage imminent, mais aussi de souligner le rapport à la foule, différent chez Jésus et chez les chefs religieux qu’il affronte, L’immense foule des hommes. Dans mon deuxième commentaire, je me suis attaché à la formule conclusive, lapidaire et sibylline, souvent traduite « il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus« , pour conclure qu’elle se traduirait plutôt « La multitude est invitée, et très peu seront rejetés » : la parabole offre une vision optimiste d’un appel universel, en contrepartie duquel seule l’adhésion du cœur est demandée, Venez tous, ouvrez-vous à tous.
Je voudrais m’intéresser cette fois aux invités « »de seconde main », si je puis dire, ceux qui se retrouvent effectivement dans la salle de noces. Justement parce que ce sont ceux-là qui y sont ! Sont-ils des invités « par défaut » ? La parabole est en effet une initiative de Jésus, adressée à ceux avec lesquels il est en discussion toutes ces dernières pages, à savoir « les grands-prêtres et les pharisiens » (Mt.21,45). Et jusque-là, la parabole est assez transparente à leur égard : ce sont eux qui sont les invités privilégiés, et peut-être pas seulement eux mais aussi tous ceux dont ils sont responsables. Les différents serviteurs qui sont venus les inviter aux noces sont, à n’en pas douter, les prophètes. Du message de ceux-ci, beaucoup se sont détournés, préférant aller « qui à son champ, qui à son commerce« . Et si les prophètes sont tous morts de mort violente, ce fut toujours du fait de leur condamnation par les responsables religieux. Autrement dit, la parabole pourrait fort bien s’arrêter à cette phrase : « Le roi se mit en colère, il envoya ses troupes pour perdre les meurtriers et pour incendier leur ville.«
Et pourtant ce n’est pas le cas, la parabole ne s’arrête pas là. Le roi n’en reste pas là. « Alors il dit à ses serviteurs… » Il y a une nouvelle initiative. Ce « alors » résonne comme celui des prophètes pour parler des temps nouveaux, comme celui que Matthieu utilise un peu plus loin dans le « discours apocalyptique » (« alors, on verra le fils de l’homme … ») pour montrer un évènement qui n’est pas une conséquence de ce qui s’est passé précédemment, qui ne vient pas dans la chaîne, mais qui est une initiative totalement libre du dieu. Nous sommes dans la gratuité, dans un choix dont nul ne peut demander compte. Et que dit-il ?

« D’un côté la noce est prête, d’un autre côté les invités n’étaient pas dignes. » La noce est toujours d’actualité : le mariage ne se fait pas pour les beaux yeux des invités, son fils est en train de revenir chez lui avec sa femme et celles qui l’accompagnent ; et tout est prêt, les plats sont fumants, la table est mise, les tonneaux sont percés. Mais il faut bien constater un hiatus, qui est du côté des invités. Ils n’étaient pas « dignes » : [axios], c’est littéralement qui entraîne par son poids, et par suite qui a de la valeur, qui mérite, qui est digne, qui en vaut la peine. Il me semble que le sens premier, brut, est très révélateur et précieux ici : les invités du premier lot n’étaient pas invités seulement pour eux-mêmes. Ils l’étaient, mais ils étaient sensés avoir du poids, c’est-à-dire entraîner d’autres avec eux et à leur suite. Autrement dit, dans ce constat d’échec fait par le roi, ce n’est pas qu’un changement d’estimation de certaines personnes qui est indiqué, c’est un plan qui est mis en échec.
Ce petit mot nous dit que ceux qui étaient d’abord invités devaient en entraîner d’autres : en fait, à travers eux, c’était toute l’humanité qui était invitée aux noces, tout le royaume. Ils devaient venir les premiers, mais pas les seuls. Et là, ils n’ont pas tenu leur rang, ils n’ont pas honoré cette place qui leur était donnée, ils se sont comporté comme si eux seuls étaient concernés. Et par leur attitude, ils n’ont pas joué leur rôle. Le plan, comprenons-nous, n’a jamais été de n’appeler qu’un peuple, il a toujours été d’inviter l’humanité entière, mais par le biais d’un peuple entier -certes petit- qui devait l’entraîner. Découvrir cela est très important : ceux qui sont finalement dans la salle de noces ne sont pas des « pis-aller », ils ne sont pas là comme une solution de remplacement, ainsi qu’on pourrait le penser en lisant vite. Ils ne doivent pas leur présence à l’absence des autres, il n’y a pas concurrence de deux groupes qui s’excluraient l’un l’autre ! Mais ils sont plutôt ceux qui devaient aussi s’y trouver, entraînés par les premiers. Devant la déficience du premier peuple, de ses responsables meurtriers comme de ses membres inintéressés, la question du roi devient donc : comment adapter le plan, en gardant le même objectif ?
La solution choisie, devant la déficience des intermédiaires, est d’aller inviter directement ceux qui autrement ne sauraient même pas qu’il y a des noces et une invitation. « Voyagez donc sur les issues des chemins, et ceux que vous trouverez, appelez-les aux noces. » Le roi envoie ses serviteurs aux frontières de son royaume, là où aboutissent les chemins (le mot [diéxodos] signifie à la fois issue, débouché, et limite, frontière). Où naturellement seraient arrivés les premiers invités, s’ils avaient pris leur rôle à bras le corps. Là les serviteurs ont mission de marcher, de voyager, de pérégriner : ils ne vont pas faire que passer, une fois : ils vont se déplacer sans cesse mais toujours dans cette zone. Y a-t-il meilleure solution pour rencontrer rapidement le plus de monde possible ? Et ils vont appeler : comme pour les autres, c’est l’invitation qui est de mise, aucune contrainte. L’invitation ouvre à une réponse libre et volontaire.
La stratégie choisie, notons-le, vise à un résultat rapide : c’est qu’il y a urgence, les noces sont commencées, lancées. Nous avons un peu perdu le sens de cette urgence, alors qu’elle est clairement dans le texte (et dans d’autres). Nous pensons paresseusement avoir le temps, nous pensons que la mission est de longue haleine. Or ici, c’est comme s’il n’y avait pas le temps, comme s’il était très urgent de faire entendre et résonner l’invitation partout et au plus vite ! Et cela en se tenant sur les confins. Que sont-ils pour nous ? Y allons-nous ? Combien de disciples de Jésus se tiennent repliés sur des zones sécurisées pour leur vie et leur croyance, sans oser se situer aux zones frontières, là où l’on n’est plus sûr de grand chose, où la manière de vivre et les choix à faire sont loin d’être évidents. Là où bien souvent les humains sont seuls face à eux-mêmes, face à des grands et vrais questions qui engagent beaucoup.
Notons aussi au passage que notre roi n’a aucun intention hégémonique, il accepte parfaitement que son royaume ait des frontières, des limites, et à aucun moment il n’a pour propos de déplacer les frontières de son royaume. Loin de vouloir exercer son pouvoir, il veut seulement inviter : il se situe sur le registre de la gratuité, encore une fois. C’est un bel exemple pour les groupes d’aujourd’hui, qu’ils soient religieux, qu’ils soient une Eglise, ou d’une autre nature : le but n’est pas de « contrôler » et d’étendre son pouvoir ou son emprise (ceux qui exercent leur pouvoir, ce sont en toutes lettres ceux qui se sont saisis des serviteurs pour les molester et les tuer), on peut parfaitement accepter d’être ce que l’on est, avec ses limites, et néanmoins s’adresser à tous et offrir à tous ce que l’on porte.
« Et après être sortis sur les chemins, ces esclaves-là rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent les mauvais aussi biens que les bons : et le mariage est plein de convives. » Les « convives« , en grec [anakéïménos], désignent littéralement « ceux qui sont couchés (sur un lit de table) », mais pourrait aussi se traduire « ceux qui sont consacrés » ! Voilà en quoi sont transformés tous ceux qui grâce à ce nouveau plan se retrouvent dans la salle des noces. Une précision s’ajoute, extrêmement optimiste : « les mauvais aussi bien que les bons« . On voit à quel point les projets du roi sont indiscriminés : qu’importe le lieu d’où l’on vient, qu’importe l’état dans lequel on est, qu’importe le poids de son histoire et de ses actions : tous, nous sommes tous invités. Le consentement seul est demandé, manifesté par la robe de fête. Quelqu’un a dit : l’enfer, c’est d’être au paradis par hasard. Pas d’enfer ici : nul n’est là par hasard, et le seul dont c’est peut-être le cas est éjecté aussitôt. Oui décidément, tous sont appelés, et très peu sont rejetés : et plutôt qu’un rejet, c’est un respect de leur propre décision.
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