Une parole critique (dimanche 22 octobre)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce texte est de ceux où les adversaires de Jésus, à Jérusalem, cherchent à la piéger par une parole dite en public, dans le but de le discréditer, par là détacher la foule de lui, et avoir les mains libres pour lui faire un procès. Ce texte, nous l’avons déjà rencontré deux fois.

La première fois, j’ai essayé de montrer la nature du piège tendu à Jésus par ses interlocuteurs, et aussi de montrer comment le principe qu’il pose dans sa réponse, en distinguant ce qui se rapporte au dieu de ce qui se rapporte à César, donne sa pleine dignité et à l’un et à l’autre, en même temps qu’il purifie les domaines se rapportant à l’un et à l’autre Vive la laïcité. La deuxième fois, à travers plusieurs détails du texte, j’ai essayé de montrer ce que les adversaires de Jésus avaient en tête, quel était leur schéma mental, dans le but pour nous de tenter d’échapper à ce schéma évidemment, Halte au dogmatisme !

Je voudrais cette fois-ci prolonger par quelques observations ou réflexions les conséquences de cette parole fameuse dans la vie d’aujourd’hui, et singulièrement dans la vie de l’Eglise. Cela me semble on-ne-peut-plus légitime, dans la mesure où les interlocuteurs de Jésus, ceux auxquels il adresse ce fameux adage « Rapportez donc les choses de César à César, et celles de Dieu à Dieu. » sont les responsables religieux légitimes, et qu’il a toujours tenus pour tels. Ils font de tout une question religieuse (ici, la question du paiement du cens ou de l’impôt) : il les invite à ne pas en faire exclusivement une question religieuse. En fait, il y a dans cette question de l’impôt un aspect qui relève de César : c’est lui qui émet la monnaie, qui régule et supervise la vie publique, et donc la contribution à son trésor (et par là, la contribution à la vie publique) relève légitimement de lui. Mais un aspect relève aussi certainement de Dieu : considérer la vie des autres, faire preuve de solidarité, y compris dans le paiement effectif de ce qui permet de rendre réelle cette solidarité, cela relève aussi du précepte de l’amour du prochain.

Une chose qui me frappe souvent chez certains fidèles est une certaine absence de considération pour les règles du droit civil dès que certaines questions touchent au domaine « religieux ». Par exemple, une infraction, un délit, parfois hélas un crime, est commis dans un cadre ecclésial : le réflexe de beaucoup, singulièrement des clercs, est de vouloir régler cela « en interne ». C’est ce qui a occasionné tant de fois des déplacements de prêtres, comme si cette mutation réglait la question. Or, la formule « Rapportez donc les choses de César à César, et celles de Dieu à Dieu. » ne signifie pas qu’il convient de tracer une frontière entre certaines choses qui relèveraient exclusivement de César, et d’autres qui relèveraient exclusivement de Dieu : elle signifie au contraire que, pour la même affaire, il convient de voir ce qui relève de César pour la traiter en conséquence, et ce qui relève de Dieu pour la traiter aussi en conséquence. On parle bien de la même affaire.

Dans l’exemple sus-évoqué, le recours à la justice des hommes rapporte à César ce qui est à César. Ne pas le faire, c’est rapporter à Dieu ce qui est à César. Qu’il y ait lieu aussi de reprendre le frère qui a fauté pour le mettre aussi devant la perspective de la charge confiée au nom du Dieu, c’est certain : c’est là rapporter à Dieu ce qui est à Dieu. Attendre du tribunal qu’il fasse aussi la morale, voire qu’il statue sur le plan « religieux », ce serait rapporter à César ce qui est à Dieu. Le tribunal parlera depuis le droit, et dans ce cadre il pourra même parler d’abus spirituel : César aussi, en tant qu’homme, est capable de spiritualité ! Mais il le fait sous l’angle de l’humanité et de l’humanisme, de ce qui nous est à tous commun, non à partir de la révélation qui est affaire de foi.

Mais ceci nous entrouvre une porte : l’Etat peut-il intervenir dans la vie de l’Eglise ? La société des hommes, y compris des non-croyants, a-t-elle un mot à dire par la voix de ses représentants ou de ses responsables sur la société des fidèles ? Il semble bien que oui ! Car ces fidèles sont des femmes et des hommes, et leur société de fidèles est aussi une société de femmes et d’hommes. C’est ce qu’on oublie trop : sous un certain angle, la vie même de l’Eglise se rapporte à César. Qu’elle soit fidèle à sa mission, confiée par Jésus, cela ne relève pas de César mais bien du jugement de celui qui l’a mandatée. Mais elle a choisi de s’organiser et de se constituer en société, et là s’applique à elle ce que tous les hommes sont en droit d’attendre de toute société.

Peut-être faut-il ici se rappeler qu’une Eglise a pour ambition d’être « la communauté humaine, mais autrement ». Elle veut être à la fois l’exemple et le commencement (le noyau) d’une société humaine renouvelée par la parole divine. C’est pour cela aussi qu’elle se construit et s’articule d’après les articulations de la société humaine comme elle est : le diocèse de Bordeaux, ou de Laval, par exemple, s’appellent ainsi parce qu’ils veulent être l’exemple et le commencement de ce que serait la société des hommes à Bordeaux ou à Laval en étant animée par la parole divine. Les conditions de vie, les contraintes de vie, etc. sont exactement les mêmes, parce que les personnes sont les mêmes.

Mais ceci entraîne, par voie de conséquence, que lorsque la société humaine de Bordeaux ou de Laval voit au contraire dans l’Eglise de Bordeaux ou de Laval des faits ou des comportements qui ne sont pas acceptables dans la société humaine de Bordeaux ou de Laval (voire dans aucune société humaine), elle est en droit d’en demander compte : puisque c’est au fond la même société, que ce sont les mêmes personnes. Nous appartenons tous à de nombreux cercles, qui font la société humaine : pour aucun d’entre nous, l’appartenance à la seule société « Eglise » ne dit tout, ni même ne peut suffire. C’est ce qu’il faut se garder d’oublier jamais ! Les personnes qui appartiennent aussi (et pas seulement) à l’Eglise de Bordeaux ou de Laval doivent aussi rapporter à César certains aspects de cette vie sociale-là, comme ils doivent aussi -mais c’est assez évident- rapporter à Dieu d’autres aspects de cette vie sociale.

Du côté de l’Eglise catholique, il y a en ce moment-même des débats importants (ou du moins, espérons qu’il y a au moins débat !), dans le cadre d’un synode général, concernant l’organisation de l’Eglise, la manière dont l’autorité y est détenue et s’y exerce, la qualité des personnes qui en sont les dépositaires, etc. A ce niveau-là aussi, l’adage de l’évangile d’aujourd’hui « Rapportez donc les choses de César à César, et celles de Dieu à Dieu. » s’exerce. Bien des blocages dans l’évolution de l’Eglise viennent de ce que certains comprennent que si une chose vient de Dieu, elle est inamovible, irréformable. Aussi éternelle que le Dieu dont elle vient. Mais à ceux-là il faut maintenant faire observer plusieurs choses :

La première, que si la parole de Dieu est immuable et donnée une fois pour toute et en totalité, notre capacité d’y entrer et de la comprendre, et aussi de s’y conformer, est elle en évolution permanente (et, espérons-le, en progrès !). Donc, de ce point de vue, la réforme est non seulement souhaitable mais nécessaire, elle correspond à l’œuvre de l’Esprit qui, comme le dit cette fois l’évangéliste Jean, nous « conduit dans la vérité tout entière« .

La deuxième que tout dans l’Eglise ne vient pas que « de Dieu »… et donc ne s’y rapporte pas nécessairement ! Et pourrait bien au contraire se rapporter à César. Prenons par exemple le mode d’exercice de l’autorité dans l’Eglise : il est actuellement celui d’un épiscopat monarchique, c’est-à-dire qui concentre sur une seule personne l’ensemble du pouvoir de décision. Mais d’où vient ce schéma ? Vient-il de la parole du dieu ? Non, il vient des modes d’exercices de l’autorité à l’époque où l’épiscopat s’est constitué. Il n’est même pas l’unique mode originel d’exercice de l’autorité : nous avons des traces historiques d’épiscopat collectif. Et l’autorité qui confie le pouvoir à un homme et en fait un évêque ? La façon élective dont le pape accède à sa charge garde le vestige du processus premier : c’était le peuple de l’Eglise de Rome qui élisait son évêque ! Et puis le clergé s’est réservé ce choix (tout simplement par une prise de pouvoir) ; et puis ce clergé s’est vu à son tour évincé par un clergé symbolique, le « sacré collège » des cardinaux (qui restent symboliquement attachés à l’une ou l’autre des paroisses romaines), etc.

On voit que tout ceci se rapporte à César. Je ne veux pas dire qu’un Etat pourrait intervenir ici en tant qu’Etat, je veux juste dire que ces choses sont largement réformables, qu’elles ne sont pas du tout immuables, parce qu’elles viennent d’une imitation des pouvoirs « civils ». Et il en va de même d’une grande partie de ce qui fait l’Eglise aujourd’hui : l’institution telle qu’elle se présente à nous ne s’explique pas seulement à l’aune de l’Evangile. Et c’est pourquoi aussi la confrontation permanente avec l’Evangile est si nécessaire, pour adapter et même relativiser les structures en fonction de cette unique référent.

Je n’ai pas cette fois-ci exploré un texte, j’ai voulu plutôt faire le lien entre un passage auparavant situé et expliqué dans son contexte, « Rapportez donc les choses de César à César, et celles de Dieu à Dieu. », avec la vie d’aujourd’hui sur un plan institutionnel, et montrer comment l’Evangile peut permettre de regarder une réalité avec un regard critique. La conversion réclamée par l’Evangile est toujours de mise.

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