Dimanche 22 octobre : vive la laïcité !

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

Les paraboles d’avertissement lancées par Jésus aux responsables ont été bien entendues, bien comprises. Mais pas bien appréciées. Les Pharisiens en particulier tiennent conseil, ils cherchent comment ils peuvent le [pagideusôsin én logô], littéralement, le « prendre dans des filets en parole« . De quoi s’agit-il ? Jésus est l’homme de la parole : c’est-à-dire non des mots, mais de la pensée exprimée. Ses paroles soulèvent les foules, provoquent bien des mouvements, remettent en question. C’est son point fort, les Pharisiens émettent entre eux l’hypothèse que c’est peut-être aussi son point faible : il ne refuse jamais d’échanger une parole, de se lancer dans un dialogue. On doit donc pouvoir le mettre en difficulté, le faire exprimer une pensée d’une manière condamnable. Il s’agit donc désormais de le lancer sur des sujets difficiles, sur des sujets qui divisent : loin de pouvoir faire le consensus, il faudra qu’il prenne parti. Et l’on se fait fort de le mettre en contradiction avec la Loi.

Il faut dire que les Pharisiens sont spécialement chatouilleux sur ce sujet de la Loi. Le parti pharisien est né après le retour de l’exil : c’est un mouvement de laïcs plutôt déçus par l’attitude des prêtres. Ces derniers se sont moins souciés de reconstruire le peuple d’Israël au retour de l’exil, estiment-ils, que de ré-assurer leur propre pouvoir. Ces laïcs, au contraire, ont compris bien des leçons pendant l’exil, en particulier qu’on ne préserverait la sainteté (le caractère « à part ») d’Israël, qu’on ne le garderait des compromis avec les autres peuples de ce monde dans lequel tous sont mêlés -et de plus en plus-, que par l’engagement du cœur de chacun. Ces débuts d’une « religion du cœur » faisaient des Pharisiens, a priori, les plus proches de Jésus : et de fait, on les voit souvent, et dès le début, autour de lui.

Mais pour les Pharisiens, cet engagement du cœur prend la forme d’une nouvelle religiosité domestique ou personnelle : ce sont des quantités de préceptes qui viennent encadrer tous les aspects de la vie quotidienne et domestique, afin de constituer et d’entretenir dans le cœur de chacun une haie de séparation (c’est l’origine du mot « pharisien ») entre Israël et les nations. Le moyen choisi est de contraindre le cœur par un réseau serré de lois, bientôt érigées au même niveau d’autorité que la Loi divine trouvée dans les Ecritures. Et on voit là que telle n’est pas l’attitude de Jésus : celui-ci au contraire dénonce ces « traditions » humaines -trop humaines-, comme conduisant à l’oubli de Dieu.

Aujourd’hui, c’est le premier thème « peau de banane » qui est abordé sous nos yeux. Les disciples des Pharisiens sont envoyés à Jésus en compagnie des Hérodiens. Curieux attelage : les premiers revendiquent la séparation d’avec les autres nations, ces derniers sont du parti du roi intronisé par l’occupant romain, et donc partisans d’une collaboration « bien comprise ». Pourquoi donc un tel attelage, sinon pour attester à coup sûr des paroles de Jésus : on va lui poser une question portant sur le rapport à cet occupant, et quel que soit le sens de sa réponse, il y aura une partie des auditeurs pour revendiquer qu’il est de leur parti, l’autre pour l’accuser soit de collaboration, soit de résistance. Habile. Et le discours est bien tourné, bien préparé.

« Maître, nous savons que tu es vrai  et que le chemin de Dieu dans la vérité tu l’enseignes et tu ne te préoccupes au sujet de rien. Comme tu ne regardes pas à l’apparence des hommes, dis donc à nous ce qu’il t’en semble : est-il permis de remettre le cens à César, ou non ? » Le préambule de la question est trop flatteur pour que l’interlocuteur quel qu’il soit puisse y ajouter foi : mais il crée un climat de tension par son excès d’obséquiosité. Il met aussi en tension la vérité et les personnes : comme si la vérité n’était pas pour les personnes (et inversement d’ailleurs). Pris au piège des mots, l’interlocuteur va avoir tendance à donner son avis en se raidissant, à donner un avis abstrait sous prétexte d’être vrai, sur une question qui est tout sauf abstraite et qui ne tient qu’à une situation sociale. Pour bien faire, l’interlocuteur ne devrait même pas regarder l’apparence des personnes qui viennent à lui et l’attelage hétéroclite qu’ils constituent ! Ainsi, les conditions posées pour répondre à cette question sont d’emblée faussées et irréalistes, mais elles apparaissent comme un défi : oseras-tu dire « la » vérité ? Une « vérité » qui, dans de telles conditions, ne correspond à personne…

Comme quoi, il ne faut jamais oublier à qui l’on parle et pour qui l’on parle. La vérité est un rapport, elle appartient au domaine des relations.

Et la question elle-même ? Il s’agit du cens. Le cens, c’est l’institution fondamentale qui constitue le corps social de Rome : chaque individu est recensé sous l’autorité du censeur et classé dans la société suivant son niveau de fortune. De ce classement découle différents droits et devoirs civiques, dont différents services mais aussi les contributions au fiscum, le trésor impérial. Il n’en va évidemment pas de même des citoyens (réputés libres) et des esclaves ou des peuples conquis et soumis : ceux-là n’ont pas de droit, ils n’ont que les charges, et en particulier, pour les peuples conquis, un tribut énorme à acquitter, dont on concède qu’il le sera sur de longues années. C’est le meilleur moyen pour les maintenir sous la botte.

La question du paiement du cens n’est donc pas celle de l’impôt. Dans nos sociétés démocratiques, les impôts sont des contributions collectives, normalement adaptées aux possibilités de chacun, dont le but est d’assurer la dépense collective et aussi une certaine solidarité. Pour tout citoyen conscient, c’est-à-dire ayant le sens du collectif et de la solidarité, payer l’impôt ne se discute pas (même si la valeur ou le calcul de cet impôt reste éventuellement sujet à discussion). Mais la question posée à Jésus, c’est celle de l’acquittement du tribut à l’occupant, à César, à la puissance étrangère, à la nation qui empêche Israël d’être peut-être purement soi-même. Et la question est même encore plus insidieuse : « est-il permis..? » La chose est-elle autorisée, ou au contraire interdite ? Si Jésus répond que c’est permis, les Pharisiens vont se récrier qu’il appelle à la collaboration avec l’occupant, à la soumission indéfinie -et les Hérodiens ultras pourront dire qu’il est bien tiède, en n’appelant pas plus ouvertement à un paiement obligatoire. Si Jésus répond que c’est interdit, ce sont les Hérodiens qui vont le dénoncer comme appelant ouvertement à la révolte -et certains Pharisiens pourront faire passer le message qu’il méprise le peuple en provoquant une réaction romaine dont tous savent qu’elle ne fait pas dans le détail et procède en général par grands massacres aveugles. Que va dire Jésus ?…

Jésus connaît leur [ponèria], « leur méchanceté » (je dirais bien « leur mauvaiseté » ! La fin du Notre Père, c’est « délivre-nous [apo tou ponèrou], du mauvais« ). Il la dénonce d’abord : « Pourquoi me mettez-vous à l’épreuve, hypocrite ? » C’est la vraie question : pourquoi ? Il y a en effet des questions qu’il faut résoudre soi-même, des questions  dans lesquelles le « bon Dieu » n’a rien à voir. Non seulement il y a une mauvaise intention chez ceux qui interrogent, mais la question qu’ils posent ne relève pas de sa compétence, ne concerne pas la mission dont il se réclame. Elle n’appartient pas à « la vérité », elle n’est que circonstancielle. Et sans doute n’y a-t-il pas de bonne manière d’y répondre : à une telle question, les hommes seront sages d’accepter la réponse de chacun, sans jugement.

Jésus se fait présenter un denier, qu’ils ont manifestement en poche. C’est dire s’ils s’en servent habituellement! Il fait constater à ses interlocuteurs que l’image et l’inscription qui s’y trouvent sont « de César » et a cette formule lapidaire, justement célèbre : « Rapportez donc les choses de César à César, et celles de Dieu à Dieu. » Jésus distingue clairement deux domaines : les choses de César, les choses de Dieu, [ta Kaisaros] et [ta tou théou]. Ces deux domaines ne se confondent pas. C’est une révolution. C’est la racine du principe de laïcité. César, ou l’Etat, n’est pas dieu, mais son domaine d’action est parfaitement autonome et légitime; et Dieu représente aussi pour les hommes un domaine où César n’a pas à interférer.

Et ce sont les hommes qui ont à distinguer ces deux domaines. Le verbe, le même verbe employé pour les deux domaines, est à l’impératif, il constitue une injonction faite aux interlocuteurs, et bien au-delà à tous les auditeurs. Le verbe [apodidômi] compose le préverbe [apo], qui marque la distance, l’origine, le point de départ dont on s’éloigne ou se sépare, avec le verbe [didômi], donner. Il signifie du coup donner à qui de droit (rendre, rapporter, remettre, attribuer, fournir, rendre compte) mais aussi se reproduire ou produire à nouveau. On voit bien l’idée : cherchez l’origine d’une réalité, et rapportez-la à cette origine, sans confusion. Les interlocuteurs de Jésus opposaient la vérité et les personnes : elles ressortissent pourtant l’une et l’autre à Dieu. Mais Jésus oppose, ou plutôt distingue, ce qui ressortit à ce monde, à l’Etat, à l’organisation des hommes entre eux, de leur société, et ce qui ressortit à Dieu.

Ce principe fort et profond établi par Jésus met à mal toutes les confusions portées par les extrémismes religieux, et souvent relayées par qui croit y voir de la piété légitime. Non il n’y a pas à établir les « droits de Dieu » dans la constitution d’un Etat. Non il n’y a pas à mener des guerres et tuer des gens en criant « Dieu est grand ». Non il n’y a pas à vouloir penser les lois en fonction d’une morale religieuse. Les hommes ont entre eux un principe d’humanité suffisamment haut et magnifique pour régler leurs rapports. Et l’homme est créé à l’image de Dieu : on voit bien qu’il ne s’agit pas d’opposition mais bien de distinction. En vertu de ce principe fort, même les religions ne peuvent devenir oppressives : César, sans ignorer que l’homme porte en lui la question de Dieu (à laquelle il peut aussi répondre par la négative !), regarde aussi tout rassemblement d’hommes à l’aune de ce principe d’humanité. Il garantit le « droit de sortie ». Jésus, inventeur de la laïcité, est libérateur.

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