Dimanche 29 octobre : Il s’agit d’aimer.

Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF

Une fois arrivé à Jérusalem, Jésus, d’après la construction de Matthieu, a lancé plusieurs paraboles d’avertissement en direction des leaders religieux. Non que Jésus conteste leur autorité, au contraire : il faut, pour le renouvellement décisif et complet d’Israël, qu’ils entrent pleinement dans les perspectives ouvertes par sa parole et son action. Or c’est ce qu’ils ne veulent pas et les Pharisiens, en particulier, ont décidé d’une stratégie de piège en paroles. La semaine dernière, nous avons entendu le premier entretien portant sur un sujet « peau de banane », celui du paiement du tribut.

Le deuxième entretien, mené cette fois par les Sadducéens, porte sur la résurrection et le mariage. Mais ceux qui ont confectionné le lectionnaire des dimanches, sans doute trop gravement célibataires, ont jugé ce point de moindre importance, et nous n’aurons pas ce deuxième entretien, ou controverse. Nous sommes transportés directement au troisième entretien. Ce sont les Pharisiens qui reprennent l’initiative.

Ils viennent d’apprendre que Jésus a « muselé les Sadducéens » : cela suscite sans doute chez eux des sentiments partagés. Les Sadducéens sont en effet un parti religieux contre lequel ils s’opposent souvent. Le parti sadducéen est le parti des chefs des prêtres, le parti « traditionaliste » : ils ont une approche plus ritualiste de la religion et n’admettent que la Torah -ce que nous appelons le Pentateuque, les cinq premiers Livres de notre Bible- comme faisant réellement autorité. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils rejettent la doctrine, récente, de la résurrection : elle ne se trouve pas dans la Torah. Sentiments partagés, donc, pour les Pharisiens : tenir tête aux Sadducéens peut susciter leur sympathie (« Jésus est d’accord avec nous contre eux ») en même temps que leur crainte (« Jésus est un adversaire décidément redoutable, qui réussit ce à quoi nous ne parvenons pas »). Du coup, ils se regroupent et ressèrent les rangs.

Cette fois, ce ne sont plus des disciples des Pharisiens qui vont l’interroger, comme la première fois, mais bien un [nomikos], un homme « de Loi », autrement dit un des maîtres parmi eux. Sa question est ouvertement théologique, ce qui est loin de vouloir dire consensuelle ! Rappelons-nous par exemple que, dans le premier Faust, la théologie est la science que Méphistophélès conseille en ces termes : « elle renferme un poison si bien caché, que l’on a tant de peine à distinguer du remède ! Le mieux est, dans ces leçons-là, si toutefois vous en suivez, de jurer toujours sur la parole du maître. Au total… arrêtez-vous aux mots ! et vous arriverez alors par la route la plus sûre au temple de la certitude. ».

Quelle est donc la question posée par le maître Pharisien ? « Maître, quel est le grand commmandement dans la Loi ? ». « Commandement » traduit le grec [entolè], qui signifie ordre, instruction : il s’agit bien de ce qu’un autre, ici rien moins que Dieu, ordonne ou dit. La question est bien une question agitée et débattue en ce temps-là, et elle est redoutable : d’abord, quel est le référentiel appelé « Loi », s’agit-il de la stricte Torah des Sadducéens ? Cela inclut-il les Prophètes ? Les Écrits ? Cela s’étend-il jusqu’au Talmud, à savoir la tradition interprétative (ce que tiennent les Pharisiens) ? Ensuite, parmi les six cent-treize commandements relevés dans ce que nous appelons « Ancien Testament », il s’agit de mettre de l’ordre, ce qui est loin d’être anodin. Pour prendre un exemple ailleurs, lorsque nos députés font une loi, il faut que celle-ci s’accorde avec la Constitution : autrement dit, il y a des lois fondamentales en fonction desquelles les autres doivent se comprendre et même s’élaborer. Désigner LE grand commandement, c’est décider de l’interprétation ou du sens de toute la Loi. C’est donc l’interprétation théologique majeure, c’est dire : « si Dieu a pris l’initiative de parler, c’est d’abord pour dire ceci. »

Et la question n’est pas non plus « théorique », au sens de « détachée de toute dimension concrète » : nous savons bien que, dans nos vies, nous sommes régulièrement confrontés à des situations où il n’est pas possible de tenir en même temps toutes les valeurs ou tous les principes auxquels nous tenons pourtant. Comment choisir ? Puisque la vie nous contraint à un déchirement, où allons-nous situer la déchirure, pour autant que nous en avons le pouvoir ? Quelle parole sera le fondement sur lequel nous appuyer quoi qu’il arrive ?

Mais on voit aussi le côté « piège » de la question : la réponse apportée est si profonde qu’elle peut toujours susciter la contestation ! Autre piège : si la parole de Dieu se trouve contenue en de nombreuses paroles, il s’agit de n’en laisser tomber aucune. Découvrir un ordre, oui, mais englobant, un ordre qui n’exclue rien… Autant le dire tout de suite, c’est ainsi que Jésus concluera sa réponse : au principe qu’il va énoncer, tout est suspendu. [kremamai] c’est se suspendre, être suspendu. Ce qu’évoque très bien notre « crémaillère » ! Et, dira-t-il, non seulement la Loi mais aussi les Prophètes : autrement dit, le principe de base énoncé par Jésus vaut quelle que soit l’extension que l’on donne à la parole faisant autorité.

Jésus répond en citant le Deutéronome, et la parole que tout israélite est sensé se redire matin et soir, donc à la fois une parole écrite de référence pour tous et une pratique vivante : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu dans la totalité de ton cœur et dans la totalité de ton âme et dans la totalité de ton intelligence. » En toutes choses et avant tout, il s’agit d’aimer. La réponse est magnifique et très nouvelle : la Loi, les commandements, ne valent que pour autant qu’ils constituent un apprentissage de l’amour. Et l’amour étant une relation vivante entre vivants, cela sous-entend que la Loi ne dit pas tout, que celui qui se contenterait de la Loi serait encore loin de l’amour.

Une autre chose frappe, c’est la récurrence du mot « tout » ou « totalité ». En grec, [holos] signifie qui forme un tout, tout entier, complet, en totalité. Mais il signifie aussi intact, sans atteinte. C’est dire que les « organes » de l’amour sont mobilisés dans leur totalité, que l’amour appelle leur investissement complet. C’est dire aussi que l’amour reconstitue leur intégrité, les guérit. Et quels sont-ils, ces « organes » ? Il y a « le cœur », [kardia] : le centre profond de la personne où se méditent les choses et les décisions ; il y a « l’âme », [psuchè] : le principe de la vie où se synthétisent tous les ressentis ; il y a « l’intelligence », [dianoia] : la capacité réflexive qui fait la part des choses.

Tout cela est remarquable, mais c’est Dieu qu’il s’agit d’aimer ! Cela instaure bien sûr une relation à Dieu assez neuve et plutôt déstabilisante pour qui cherche un dieu qui rassure, un dieu « norme » disant « ce qu’il faut faire ». En matière d’amour, il n’y a tout simplement pas « ce qu’il faut faire » : c’est pourquoi l’amour mobilise toutes les ressources du cœur, de l’âme et de l’intelligence. L’incessante nouveauté de l’autre, notre propre évolution ainsi que la modification des circonstances conduit à une inventivité permanente. Les règles ne sont plus que les « rails de sécurité » au bord de la route, rails qui aident à bien voir la direction mais ne font pas avancer ! Et encore certaines circonstances obligent-elles à les franchir… Très bien, mais peut-on vraiment « aimer Dieu » ? N’est-ce pas là une belle illusion ?

Jésus indique en ce sens une « deuxième » instuction, en la disant « semblable », [homoia], à la première. Bien sûr, il y a différents degrés de similitude. Et quel est ce prolongement ? Jésus cite cette fois le Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C’est le même verbe, exactement dans la même forme verbale, [agapèséis], « tu aimeras ». Le commandement est donc substantiellement le même, aussi mobilisateur que le premier. C’est l’être aimé qui diffère : ton prochain et toi-même. Ni le prochain plus que toi-même, ni toi-même plus que le prochain, mais le prochain comme toi-même. Voilà le concret pour aimer Dieu : s’aimer soi-même et aimer le prochain. C’est un véritable défi dans les deux cas, et la justesse d’un terme sera tempérée par l’autre, l’apprentissage de l’un se fera à l’école de l’autre. Il s’agit d’aimer.

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