Halte au dogmatisme ! : dimanche 18 octobre.

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

J’ai essayé de situer ce passage et d’en donner un commentaire général il y a déjà trois ans, sous le titre Vive la laïcité.

Cette fois-ci, plusieurs choses me frappent encore, de ci de là dans le texte. La première, est toujours l’étrange vision des choses qu’on les pharisiens et les hérodiens alliés en s’adressant à Jésus. Leur enjôleuse flagornerie révèle beaucoup sur leur propre vision des choses, quand ils disent à Jésus : « Tu es vrai, et le chemin de dieu en vérité tu l’enseignes et tu n’as souci de personne. » Dans leur esprit, la vérité -et faire les choses en vérité, enseigner en vérité, etc.- exclut le souci des personnes. On comprend bien ce qu’ils veulent dire, ils voudraient souligner que la vérité est la même pour tous et qu’il ne s’agit pas de dire qu’une chose est vraie en fonction de l’interlocuteur ou du moment. Nous sommes d’accord. Mais si c’est bien ce qu’ils paraissent vouloir dire, ce n’est pas pour autant ce qu’ils disent ! Ils disent qu’il n’a pas le souci des personnes ! Ce qui est une énormité… qui passe presque inaperçue, y compris d’eux-mêmes.

Il me semble que nous avons là une magnifique illustration du point où conduit le « dogmatisme ». Blaise Pascal écrit, dans les Pensées, « On se fait une idole de la vérité même » : quelle justesse ! Car la vérité, à quoi sert-elle, si elle n’est donnée, révélée ? Si elle ne vient éclairer et libérer des vies ? Les trois grandes fois monothéistes sont fondées sur une « Révélation », c’est-à-dire sur l’acte gratuit et miséricordieux d’une divinité qui se penche sur les hommes, qui leur apporte une lumière qu’ils ne pouvaient découvrir par eux-mêmes. Comment est-il possible de se fonder sur un tel acte d’amour pour « défendre la vérité » en ne se souciant plus des personnes ?! Et si vérité et charité sont indissociables, on ne peut pas en tirer que « dire la vérité » est quoi qu’il en coûte une charité : non, cela implique d’avoir le souci des personnes, de trouver ou d’attendre le bon moment, de ne pas imaginer avoir tout saisi de la « vérité »qu’on prétend livrer quand il paraît qu’elle sera trop dure à entendre, de la chercher toujours. Car oui, qu’elle ait été révélée ne signifie pas pour autant qu’elle ait été « comprise », reçue entièrement. C’est même tout le contraire : l’idée même d’une vérité révélée implique qu’elle est et demeure trop grande pour l’homme à qui elle s’adresse, et donc qu’il ne la comprend pas, si comprendre veut dire embrasser entièrement, faire le tour d’une chose. Pharisiens et hérodiens sont loin du compte, ils sont en pleine fausse piste….

Gerbrand van den Eeckhout, Le Denier de César, (1673) huile sur toile 90 x 106, Musée des Beaux-Arts, Lille. Celui qui montre le ciel est aussi celui qui descend les marches, vers nous qu’il vient rencontrer. Son visage est une lumière qui se détache de la nuit du mystère insondable : celui qui présente le denier reste en haut et bientôt reviendra à sa table où seuls les livres comptent.

Une deuxième chose qui m’étonne, c’est le « est-il permis…? » de la question posée, en grec [exesti]. Il ne s’agit pas de savoir si la chose est bonne ou non, il ne s’agit pas de savoir non plus si elle est possible ou non, il s’agit de savoir si c’est conforme, si c’est légal. S’il faut le faire ou non : l’alternative est close. C’est une conséquence directe de l’attitude précédemment énoncée. Avec la vision des choses précédente, on se trouve enfermé dans un dilemme insoluble. La question posée apparaît comme cruciale, essentielle, capitale : alors que la vie est tellement plus vaste, plus large. Contribuer ou non au tribut versé à l’occupant n’est sûrement pas la première préoccupation de ceux qui vivent comme ils peuvent, qui « tirent le diable par la queue », et même qui subissent l’oppression de ce même occupant d’ailleurs ! Et voilà aujourd’hui nos manifestants dans la rue sur certains sujets bien précis, bien circonscrits, comme si tout la vie tournait là autour ; voilà nos « dogmatiques » qui voudraient faire des sujets qui les préoccupent les sujets de société essentiels, qui en font des critères de vote, etc. Je pense par exemple à de nombreux sujets portant sur la famille : décidément, je préfère avoir le souci des personnes, plutôt que les opposer, voir le bien que l’on essaye de faire plutôt que condamner d’avance. Car oui, dans ce schéma mental, tout fonctionne par opposition : c’est « ou bien… ou bien… », « est-il permis de donner le cens à César ou non ?« 

Une troisième chose que je trouve frappante, c’est cette simple mention : « Du coup ils lui présentèrent un denier ». Le verbe est ici précis : [prosféroo], c’est littéralement porter auprès ou porter vers, apporter, présenter. Cela signifie deux choses : d’une part ils ne donnent pas ce denier, on comprend qu’il n’est même pas remis dans la main de l’interlocuteur, il reste tenu par celui qui le possède. C’est manifester qu’il ne s’en sépare pas facilement. D’autre part, la rapidité de réaction indique que tout simplement, ils ont fouillé dans leur poche, leur sac, la réserve qu’ils tiennent sur eux : autrement dit, s’ils demandent comme un question cruciale s’il est permis de donner le cens, de participer au paiement du tribut de guerre exigé par l’occupant, ils ne voient aucun problème dans le fait fade se servir tous les jours de cette même monnaie émise par le même occupant. Or l’usage de la monnaie, nous le savons tous, est un instrument de contrôle et de domination bien plus efficace encore que le paiement d’un tribut ! Combien de pays au monde sont aujourd’hui « tenus », contrôlés, du fait qu’ils usent du dollar américain ? L’hypocrisie des interlocuteurs, autant que leur absence totale de recul, est ici manifestée. L’amour de l’argent, la recherche de la richesse, conduisent à de bien pires compromissions que certains choix énoncés dogmatiquement comme « cruciaux ».

Une dernière chose enfin, c’est la différence des verbes entre la question et la réponse : « Est-il permis de donner le cens à César ? » – « Rendez à César... » D’un côté, [didoomi], donner, de l’autre [apodidoomi], rendre. La différence, on le voit très facilement même sans maîtriser le grec, tient à l’ajout d’un préverbe, [apo-]. Cet ajout indique l’origine, la provenance et transforme le sens du verbe en donner à qui de droit, rendre, restituer, donner en retour. On est dans la logique sociale fondatrice don et du contre-don. Et voilà une référence libératrice au contexte : aucune des réalités de notre vie n’est sans contexte, elle appartient à tout un ensemble et une pensée « dogmatique », intransigeante, essentialiste, oublie souvent cela -ou même cherche délibérément à s’en abstraire. Tout doit être « vrai » hors-sol, toujours et partout, quel que soit le contexte. Mais non : il faut se demander à l’intérieur de quel « cercle », de quels « circuit », on se trouve. Décidément, faire des choix de vie en ce monde est une chose difficile, et on fera bien de faire confiance au cœur de chacun : ce n’est pas que tout échange et toute discussion soit inutile, au contraire : mais à la fin du compte, nous sommes tous dans une situation bien particulière, et l’échelle de valeurs que nous cherchons à respecter ne se présente pas à chacun à chaque instant sous le même jour ni de la même manière. Et si on arrêtait de « dogmatiser » pour se regarder, s’estimer et chercher à se comprendre ?

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