Aimer son prochain comme soi-même (dimanche 29 octobre)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Voici un texte très connu, mais dont on se sert aussi un peu à tout propos, sans toujours vérifier qu’on ne lui fait pas dire ce qu’il dit en effet. J’ai essayé d’en donner un première fois un commentaire général en le replaçant dans son contexte, Il s’agit d’aimer, et une autre fois, par petites touches, d’en préciser quelques aspects Aimer est plein d’implications. Je voudrais cette fois-ci me concentrer sur le « deuxième » commandement, dont Jésus dit qu’il est « semblable » au premier : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Le mot qui m’arrête particulièrement est ce « comme », [hoos] en grec. Car nombreux sont ceux qui tirent de là qu’il faut aussi « s’aimer soi-même ». Et cela entre en résonance avec tant de recommandations de se préoccuper de soi, de s’occuper de soi, de veiller à son bien être… Et de dire que si on ne s’aime pas d’abord, on ne pourra pas aimer son prochain : forcément, si ce « comme » est un comparatif, l’amour de soi devient la mesure de l’amour du prochain.

Si l’on s’en tient là, on a une belle justification à une vie tournée principalement vers soi… ce qui est certes confortable, mais on se demande comment le prochain aura jamais une place : car il faut bien reconnaître qu’il est dérangeant. Et surtout s’il n’est pas très recommandable, s’il fait partie de ces gens qui ne vous rendrons jamais ce que vous leur donnez : s’occuper des « pauvres », comme on dit parfois, est loin d’être une sinécure, et tous ceux qui le pratiquent se demandent parfois pourquoi ils le font, tant cela est parfois rebutant ! Le risque est donc, en s’occupant d’abord de soi, de ne jamais en venir à aimer le prochain, ou à lui donner e moins en moins de place. Car je suis une choses assez encombrante, et je prends assez vite une grande place dans ma vie…

Alors on peut chercher à s’en sortir d’une autre manière : l’amour de soi n’est pas de l’ordre du bien-être, mais plutôt des besoins vitaux. On s’aime parce qu’on s’accorde ce qui est nécessaire à sa vie, c’est en quelque sorte l’instinct de survie. S’aimer, c’est aimer la vie et se vouloir en vie. Peut-être. Mais la difficulté que je vois alors est qu’il me paraît impossible d’aimer son prochain de cette manière-là : et comment me substituerais-je à l’instinct de survie de mon prochain ? Il n’est pas en mon pouvoir de lui donner la vie, ni même de la prolonger d’une seule seconde, quand bien même je désirerais ardemment de pouvoir le faire ! Et parfois, en effet, comme je voudrais avoir ce pouvoir… Mais je serai plus proche de mon prochain souffrant en partageant sa faiblesse dans mon non-pouvoir, qu’en l’écrasant de tout ce que je peux faire.

Il faut d’ailleurs faire une objection bien plus générale à tout cela : c’est que l’amour, par sa nature même, est extatique. Il ne vient pas d’abord de soi : il est un mouvement qui vient du dehors, d’un autre, prend appui et racine au plus profond de soi, pour nous tirer hors de nous-mêmes. C’est l’acte même de la transcendance, qui suppose un autre avant nous et nous ouvre à lui. Alors, quand on parle d’amour de soi… de quoi parle-t-on ? Peut-on vraiment et proprement parler d’amour de soi ?

Maintenant, revenons à notre « comme ». Et s’il ne s’agissait pas d’un comparatif, mais d’une simple conjonction, comme quand on dit : « j’ai parlé aux uns comme aux autres » ou « je fais de la course à pieds comme du vélo ». On voit bien qu’il ne peut s’agir de comparaison. Et le [hoos] grec a aussi cet emploi. Comprendre ainsi notre phrase à l’immense avantage de la remettre dans le sens où elle est énoncée : c’est aimer son prochain qui vient en premier. Cela est extatique -et, on l’a dit, pas forcément au sens du plaisir que cela procure !-, cela peut en effet être semblable à « Tu aimeras le seigneur ton dieu… », parce qu’il s’agit avant tout d’un autre.

Le « comme toi-même » fait alors figure de codicille. Quand tu aimes ton prochain, n’oublie pas aussi d’y ranger… toi-même. Mais pas ton « moi » : toi-même, comme un autre. Bernanos, à la fin du Journal d’un Curé de campagne, écrit : « Il est plus facile qu’on ne croit de se haïr, la grâce serait de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement comme n’importe lequel des membres souffrant de Jésus-Christ. » Il me semble qu’il touche dans ces lignes quelque chose de fondamental, un renversement qui change tout.

C’est finalement l’élan vers le prochain qui appelle la juste attention à soi, comme la juste estime de soi. La mère qui vit pour ses enfants a aussi besoin, pour eux, de temps pour elle, d’activités qui la détendent, de relations qui la nourrissent, etc. Mais en cas de crise, elle ne fera pas passer cela d’abord, tant pis, on verra une autre fois ! (Je dis bien « en cas de crise », qui est par nature une exception). Et c’est ainsi que l’amour du prochain a un véritable pouvoir de guérison : comme l’écrit Bernanos, « il est plus facile qu’on ne croit de se haïr », et cela a besoin d’être guéri. Et c’est l’amour de l’autre qui, en tirant de moi ce que je ne savais peut-être pas s’y trouver, qui va me révéler ce que je suis, qui je suis. « Je reconnais devant toi la merveille, l’être étonnant que je suis » (Ps.138)

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