Une veille d’intensité (dimanche 3 décembre)

Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.

Ce texte nous fait quitter l’univers de Matthieu, que nous avons fréquenté toute une année encore, et nous transporte dans l’univers de Marc : avec ce temps de l’Avent, avec ce cycle autour de la fête de Noël et du mystère de l’Incarnation, nous commençons de vivre avec lui, avec le témoignage qu’il construit pour dire le mystère de Jésus. Le texte qui nous est donné en ce jour, nous l’avons déjà rencontré deux fois : Ouvrir l’oeil et Disponibilité et promptitude.

Gardons bien à l’esprit, pour commencer, que ce texte n’est pas au début de l’évangile de Marc ! Au contraire, il est presque à la fin, à la charnière entre le ministère public de Jésus qui s’achève sur ces mots, et le récit de la passion, de la mort et de la résurrection de Jésus. Peut-être nous rappelle-t-il ainsi que nous sommes au seuil de la mort et de la vie, toujours. Et son appel à la vigilance, à la veille, résonne fort à cette aune.

Le Maître nous a confié une tâche dans sa maison. « C’est comme un homme parti en voyage : en quittant sa maison, il a donné tout pouvoir à ses serviteurs, fixé à chacun son travail… ». Ce n’est pas seulement une activité, une chose à faire. C’est une manière de nous confier sa maison ; car de la manière dont chacun s’acquitte de sa tâche dépend la bonne marche de sa maison, et si un s’en acquitte mal, les autres, aussi attentifs soient-ils, ne pourront pas faire merveille, ou jusqu’à un certain point seulement. Notre solidarité est aussi celle-là, faire par notre engagement personnel, même très humble, même peu visible ou non spectaculaire, que d’autres puissent aussi accomplir leur tâche et que la maison du Maître soit toujours en état. Dans notre humble tâche, c’est toute la maison sur laquelle nous veillons.

Et quelle est cette maison ? Le contexte qui précède, passant du Temple de Jérusalem à l’évocation de l’univers entier, laisse à penser que la maison du Maître, c’est la totalité de la créature, l’univers tout entier. La manière dont nous accomplissons notre tâche dans le monde, comme le battement de l’aile du papillon, a le pouvoir d’apporter ou de porter préjudice au monde entier.

Nous sommes donc invités à la vigilance : « Veillez donc, car vous ne savez pas quand vient le maître de la maison,… » Comme nous l’avons déjà vu dans le précédent commentaire du même texte, ce n’est pas le portier seulement qui doit veiller, ce sont tous les serviteurs, tous les membres de la maisonnée. La manière de veiller propre au portier, c’est d’être aux aguets de jour comme de nuit, sans bouger de son poste. La manière de la plupart des autres, c’est d’être actifs et mobiles, tout à leurs missions, durant le jour, puis de bien dormir la nuit afin d’être le lendemain en mesure d’œuvrer à nouveau. La même vigilance peut faire adopter suivant les moments des attitudes diamétralement opposées, qui ne se comparent pas.

Notre texte est traduit : « S’il arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis. Ce que je vous dis là, je le dis à tous : Veillez ! » Mais le verbe [kathéoudoo], ici traduit par « endormi » ou « couché« , et qui semble alors dire exactement le contraire de ce que je viens d’écrire -je suis alors un mauvais commentateur !-, veut aussi dire « inactif« , et je pense que c’est ainsi qu’il vaudrait mieux le traduire. Il est tout simplement impossible de ne jamais dormir, ou alors c’est la mort assurée à brève échéance. Si le retour à l’improviste du Maître entraînait de ne jamais dormir, j’ai bien peur qu’il trouve une maison entièrement vide de serviteurs, tous morts d’épuisement. Ce ne peut être le sens. En revanche, qu’il nous trouve tous actifs, au sens de « engagés dans l’action », que ce soit en faisant quelque chose ou que ce soit en prenant le repos légitime pour être en mesure de poursuivre cette action, il me semble que c’est cela qui est souhaitable.

Mais apparaît ici la notion de l’improviste : « comme il se trouve« , « si ça se trouve » littéralement. C’est l’idée qu’on ne sait pas. Il y a de l’inconnu, de l’imprévu, de l’imprévisible. Et les choses peuvent être imprévisibles parce qu’on n’y pense pas, elles peuvent aussi être inenvisageables, inadmissibles. On les sait « en théorie », mais on ne croit pas à leur survenance. Ainsi de la mort. Or ces mots sont dits par Jésus à la veille de sa propre mort : tout va s’enchaîner très vite, après. Ce n’est pas que lui ne sache pas qu’il va mourir, il en a suffisamment prévenu ses disciples, à plusieurs reprises. Il ne sait pas forcément quand, mais il sait que cela va mal finir. Et là, les controverses successives avec les responsables religieux ne peuvent que le rendre très conscient que la chose est imminente. Ce n’est donc pas pour lui-même qu’il parle d’imprévu ou d’improviste.

Mais pour les autres, pour ceux qui l’entourent, il peut y avoir cet imprévu. Depuis qu’il les prévient, il se rend bien compte qu’ils n’admettent pas, qu’ils n’entendent pas. Or il me semble que notre attitude les uns envers les autres n’est plus la même, quand on se rend compte de la précarité et de la brièveté de nos vies. Quand on s’aperçoit que la vie est scandaleusement courte, que tant de nos projets ne verront jamais le jour, resteront à jamais à l’état de désir. Bien sûr, il ne s’agit pas de s’aborder les uns les autres comme de futurs morts, ce serait horrible et inhumain ! Mais il me semble que nous vivons les choses avec une intensité toute différente, quand nous sommes habités du sentiment unique et irremplaçable de l’instant. Le moindre sourire, la moindre histoire partagée, la moindre chose faite ensemble, nous la goûtons à plein, nous voulons en tirer tout le suc. « Au fond de cette coupe où je buvais la vie, peut-être restait-il une goutte de miel ? » écrivait Lamartine.

Il me semble, au début de ce temps de l’Avent, que l’invitation à la veille pourrait être celle-là : s’engager à fond dans ce qui nous est donné à faire, ou à vivre, avec le souci de faire avancer le monde un peu plus, un peu mieux, aussi humble soit notre tâche. Mais aussi, s’engager intensément dans les choses, comme si elles étaient uniques, comme si elles ne se reproduiraient jamais, comme si l’occasion ne s’en reproduirait plus. Et vivre nos relations avec la conscience que la vie est brève et que tout est précieux de ceux dont nous avons la grâce de faire la rencontre.

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