Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous voilà cette fois avec les tout premiers versets de l’évangile de Marc. J’avais essayé d’en faire un commentaire général en 2017, Et si on commençait ?, et je m’étais, en 2020, attaché spécialement aux premiers mots, Un grand élan de nouveauté.
Je suis frappé de deux choses à relire ce passage cette année. La première, c’est ce titre. Vous me direz que je l’ai déjà abordé dans les deux premiers commentaires : oui, mais pas forcément comme je le vais le faire à présent. D’autre part, je l’avoue, je ne m’en lasse pas, je ne cesse de m’en émerveiller, et cela donne peut-être une idée lointaine de ce que sera notre bonheur, notre béatitude, dans l’au-delà : contempler des réalités si merveilleuses, si éblouissantes, qu’on ne s’en lasse jamais, que jamais on ne peut dire : « Bon, ça y est, j’en ai fait le tour. »
Et qu’a-t-il donc, ce titre ? « Commencement : de l’évangile, de Jésus, de Christ, de fils, de dieu. » Ce qu’il a ? C’est que nous ne le voyons pas comme un titre ! Nous avons l’habitude de lire, sur la couverture du livre : Evangile selon Saint Marc, ou Evangile de Marc. C’est tout de même un peu fort, alors que lui, Marc, s’est donné la peine de donner un titre à son œuvre ! Et nous, nous en avons fait la première ligne de son texte. Belle infidélité, coupable entêtement. Non, non, non : cet ouvrage qu’on a au Moyen-Âge dénombré en seize chapitre, cet ouvrage qui rapporte l’itinéraire de Jésus depuis la première prédication du Baptiste jusqu’à la fuite des femmes et leur silence consécutif à l’apparition de l’ange au tombeau vide (tout le monde s’accorde maintenant à dire que les versets 9 à 20 du Chapitre Seize sont d’une autre main, rajoutés après coup), cet ouvrage porte un nom : « Commencement….« . Tous ces évènements sont un commencement.
Alors ce que me dit ce titre aujourd’hui, cette année, et particulièrement dans les circonstances que je traverse avec d’autres, c’est que même la mort est un commencement, et que même la résurrection est un commencement. Si ce l’est pour Jésus même (et c’est le cadre, et la force, et l’essence, du témoignage de Marc), c’est vrai pour nous. Pour la résurrection, c’est assez évident qu’il s’agit d’un commencement. Mais pour la mort, elle ne nous apparaît pas ainsi, au contraire. Et Marc nous dit : elle est aussi un commencement. Comment ? A nous de le découvrir.
Commencement pour celui qui meurt, car on n’apprend pas à mourir. C’est une expérience unique, qui ne sera pas répétée. On n’apprend que ce qui va être renouvelé, mais on ne meurt qu’une fois. Celui qui meurt, quelles que soient les manières dont il s’est préparé, dont il a voulu « répéter », commence une expérience vierge, qui se révèle à lui en même temps qu’il est révélé par elle. Et si ce peut être dans une oblation de soi, comme ce fut pour Jésus et comme je l’ai vu là, c’est un commencement de beauté immaculée. Mais commencement aussi pour ceux qui entourent celui qui meurt, car on n’apprend pas à laisser partir celui qu’on aime, on n’apprend pas à vivre avec ce déséquilibre soudain, on n’apprend pas la blessure définitive au cœur. On apprendra à vivre avec, oui, c’est autre chose cela ; mais ce commencement vécu par tous est une vraie communion entre celui qui meurt et ceux qui « restent ». On ne peut pas dire qu’on meurt ensemble, mais on commence ensemble. Oui c’est un commencement, et dans la foi c’est un commencement : « de l’évangile, de Jésus, de Christ, de fils, de dieu« .
Mais une autre chose me frappe à la lecture de cet évangile cette année, c’est l’affirmation finale de Jean : « moi je vous ai baptisé d’eau, lui vous baptisera en esprit saint. » Comme on l’a déjà dit bien des fois, [baptidzéïn], c’est « plonger« . L’eau est certes un symbole et un moyen de vie, quand on la mesure : boire ce qu’il faut (en tirant l’eau), arroser ce qu’il faut (en dosant juste), cela fait vivre, et même est nécessaire. Mais quand on parle de plonger, ce sont les grands moyens. Pour qui sait nager c’est un plaisir, autrement c’est soit pour un grand nettoyage, soit… pour un grand danger ! Dans la Bible, l’eau en grande quantité est une réalité qui fait très peur, et les Hébreux en ont une véritable phobie. Et tous ceux qui viennent de vivre des submersions de leur territoire, à cause des pluies et des débordements de rivière, partagent la même phobie. Alors la plongée d’eau choisie par le Baptiste est redoutable, et ne peut pas ne pas apparaître à ceux à qui elle s’adresse autrement que comme un symbole de passage par la mort, une mort à sa vie précédente, à ses modes de vie, à ses priorités antérieures, etc.
La plongée proposée par le Baptiste est marquée par toutes les ambivalences des conditions de notre expérience présente : nous pouvons passer d’une chose à une autre, nous pouvons changer : dans un sens, dans un autre… Nous prenons des voies, nous en faisons l’expérience, nous prenons conscience qu’elles ne sont pas souhaitables, nous changeons, nous voulons nous ré-orienter,… et puis nous retombons malgré tout dans nos premières ornières, nous nous battons plus ou moins fort, plus ou moins mollement, nous sommes changeants… Nous voyons bien que le changement est possible, et même souhaitable, et nous le désirons. Mais quant à nous y inscrire durablement, c’est une autre chanson. Ce n’est pas facile. Nous changeons effectivement, mais un peu tout le temps, un peu dans toutes les directions, parfois de manière résolue et réfléchie, parfois à notre corps défendant, parfois par manque de vigueur ou par lâcheté. Comment faire ?

En énonçant les choses ainsi, le Baptiste est manifestement conscient de la précarité de ce qu’il propose -ou du moins, Marc l’est, qui met ces mots dans la bouche du Baptiste. Le véritable changement n’est pas le sien, même s’il a sa valeur, même s’il révèle les intentions et les batailles du cœur. Le véritable changement est celui qui se profile dans un futur proche : « Un plus fort que moi vient derrière moi… », plus fort, précisément. La force qui manque, c’est elle qui vient. Et celui qui vient est capable de nous stabiliser fermement dans les choix, « il vous plongera dans l’esprit saint. » Le premier membre de phrase contenait un datif de moyen, ce second membre de phrase contient une préposition, « dans« , et il ne faut surtout pas traduire ces deux membres de phrase dans un parallélisme parfait, que volontairement Marc n’a pas choisi. Il a voulu au contraire montrer la disparité, le côté incomparable.
Ce qui est promis, ce qui vient, c’est justement le souffle qui manque. Nos choix manquent de souffle pour être fermes et durables. Mais c’est le souffle qui va être donné, et c’est dans ce souffle que la plongée sera faite, l’acte de nous plonger sera un acte soutenu et formé et accompli dans le souffle. Ce sera l’avènement de la vraie liberté, celle d’ancrer nos choix et de les réaliser. De faire qu’ils soient fermes et posés dans la réalité. De passer effectivement à une nouveauté, celle d’une vie choisie. Ce souffle est un souffle d’incarnation : il pose dans une vie de femme ou d’homme une autre réalité, qui n’est plus seulement souhaitée, désirée, touchée du doigt, mais qui devient vécue.
2 commentaires sur « Commencement et changement (dimanche 10 décembre) »