Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Nous voici à nouveau au tout début de l’évangile selon saint-Marc, un incipit toujours aussi stimulant. J’ai déjà essayé d’en éclairer les mots et la portée générale, sous le titre « Et si on commençait ?« , et je dois dire que cette idée de commencement reste d’une force inentamée.
Matthieu donne comme titre à son oeuvre : « Livre des genèses de Jésus Christ fils de David fils d’Abraham. » Luc ne donne pas de titre mais commence avec un court prologue. Jean fait de même mais avec un long prologue. Marc, lui, donne un titre plein d’élan : « Commencement : de l’évangile, de Jésus, du christ, du fils, de dieu. » C’est moi qui mets les deux-points et les virgules, dans un usage de la ponctuation qui est de notre temps, pas du tout de l’antiquité : je veux dire que je souligne ainsi l’un des sens possibles de ce titre, (certes pas le seul). Et que nous raconte-t-il dans son ouvrage ? Toute la mission d’annonce accomplie par Jésus, jusqu’à sa mort et l’annonce de sa résurrection. Tout cela, c’est le commencement. Depuis, nous sommes dans la suite de ce commencement : il me semble que Marc suggère à son lecteur qu’il vit en plein ce qui a commencé avec ce qu’il raconte.
Entendre cela alors que nous nous approchons de Noël, c’est remettre cette fête dans l’élan du commencement : pas celui d’alors avant tout, mais celui qui déploie encore maintenant son élan. Fêter Noël ne va pas être s’attendrir un instant sur un épisode d’ordre légendaire mais dépassé, sur une image un peu surannée mais toujours attachante : c’est se replonger dans l’ardeur d’un commencement, c’est se retremper dans un flux vital toujours renaissant, c’est regarder ce qui est toujours en naissance, c’est reprendre élan dans la poussée native d’une vie toujours communiquée. L’évangile qui a commencé alors se déploie aujourd’hui, Jésus qui a commencé alors se déploie aujourd’hui, christ qui a commencé alors se déploie aujourd’hui, le fils qui a commencé alors se déploie aujourd’hui, dieu qui a commencé alors se déploie aujourd’hui. Quoi ?!! Oui, au milieu de nous, parmi nous, en nous, tout cela est depuis lors en naissance et en croissance : et c’est le moment d’en reprendre conscience !
Et pour nous accompagner ou nous stimuler dans cette reprise de conscience, voici Jean-Baptiste. Nous ne sommes pas dans la mièvrerie de petits bébés avec des guiliguilis : ce personnage, déjà bien adulte, est tout sauf reposant et apaisant. C’est un coup de pied dans une meule de foin ! C’est une pelle à vanner qui jette tout dans le vent pour disperser et faire le tri ! Ici, il nous est nommé comme « Jean le baptiseur », c’est-à-dire « Jean le plongeur« . Il vient nous plonger, nous replonger, dans ce fleuve de vie qui coule depuis lors, dans ce courant impétueux qui nous mouille et nous emporte. C’est pour cela que cette figure nous est donnée. Il n’est pas un ange Gabriel qui vient annoncer une conception : nous sommes au bas mot une trentaine d’années plus tard ! Mais c’est notre naissance dont il est question.
Marc nous met tout de suite aux prises avec cette « voix qui crie dans le désert« , et qui crie fort. Et que crie-t-il ? Il demande entre autres, ce sont les mots d’Isaïe en fait, : « faites directs ses sentiers« . Cette traduction de l’adjectif [éouthus] me paraît meilleure et plus parlante. « Droit » n’est pas faux, mais c’est dans ce sens de « aller tout-droit ». Sinon, c’est l’adjectif [orthos], qui donne notre orthographe, notre orthodoxie, notre orthopédie, notre orthophonie… Nous ne sommes pas dans le « juste », nous sommes en géométrie. Cela me frappe : j’entends-là un appel à ne pas se cacher, à ne pas faire de détours, mais à s’ouvrir à plein à ce qui vient à nous, comme on s’expose au soleil. Pour prendre de plein fouet cette nouveauté, ce commencement, cette vie jaillissante et foisonnante.

Ce baptême a un caractère particulier : « et proclamant un baptême de changement-d’esprit dans la décharge des péchés« . Voilà une formule pleine de vigueur elle aussi. Je remarque d’abord que le baptême, la plongée, est d’abord dans la proclamation. C’est-à-dire qu’avant de se mettre au geste symbolique, Jean clame, et c’est la parole avant tout qui opère la chose. Jean n’est pas un magicien, il ne propose pas un geste qui fait des choses -tout seul. Un geste qui serait opératoire, quoi qu’on pense et quoi qu’on fasse. Un geste « magique ». Non, il proclame une parole, et c’est celle-ci qui nous replonge dans une autre vision des choses, qui nous met dans le flux de la vie qui vient direct et que nous prenons en pleine face. Il le dit clairement : ce n’est pas l’eau dans laquelle il plonge qui compte, mais l’esprit saint dans lequel celui qui le suit vient nous plonger.
Du reste cette plongée, ce baptême, est plongée de [métanoïa], c’est-à-dire de changement d’esprit. Le [nousse], ou [noos] ou [-noïa], c’est l’esprit, la pensée, l’intelligence. C’est un mot qui entre en composition de plus d’une centaine de mots en grec. Et [méta-] c’est avec ou après : dans le cas, c’est ce second sens, autrement dit la pensée d’après, le nouveau chapitre dans la tête, la manière de comprendre autrement. Il est beaucoup question, aujourd’hui, du « monde d’après » : Jean nous dit clairement que ce monde d’après ne dépend pas avant tout de nouvelles institutions (même s’il peut se traduire en elles), mais d’un changement de conception. Et ce mot de conception est gros de pensée autant que de vie concrète, de projets mais aussi d’autres personnes que nous portons en nous. Nous voyons tous à l’évidence que, par exemple pour ce qui concerne l’avenir de notre planète, tout dépend avant tout d’un changement d’esprit, d’une autre manière de raisonner, d’un autre ordre de priorités. Voilà, c’est un exemple, mais ô combien parlant. Voilà dans quel genre de changement d’esprit Jean vient nous plonger.
Et puis ce changement d’esprit, il est conduit [éïs afésin amartioon], « dans la décharge des péchés« . Les péchés, c’est un mot lourd, pesant, angoissant au fond. Et justement il s’agit d’en libérer, d’en délier, d’en décharger. Pour ce changement de pensée, il faut non pas accuser, faire peser le poids du péché, mais bien en décharger, en soulager. Parce que nos culpabilités nous rongent et nous freinent, parce que les actes qui ont suivis nos fausses pistes nous pèsent et nous tirent dans la mauvaise direction, parce que la vieille manière de penser a sa pesanteur et qu’on ne s’en défait pas comme cela.
Il me semble aussi que cela nous encourage à nous aborder les uns les autres avec ce nouvel état d’esprit : non par le biais ou à travers le prisme des choses mal faites, des ratés, des poids, des faux pas. Mais justement en allégeant l’autre du poids de ce regard, seule condition pour que nous puissions nous aussi nous déprendre des pesanteurs qui pèsent sur notre vie et notre histoire, des choses traversées ou subies qui nous empêchent ou nous retiennent de vivre.
Peut-être aussi sommes-nous, avec ce changement d’année, à un tournant ? Il peut y avoir des choix à faire, des décisions à prendre, peut-être même d’importance. Jean invite à se plonger dans la vie, dans une ouverture à la vie, avec un changement d’idée ou de pensée : non pas à chercher comment reproduire un peu autrement la même chose, mais plutôt à s’alléger de ce qui nous pèse et oser du neuf, du tout neuf. Peut-être à oser ce dont nous sommes gros depuis si longtemps sans avoir jamais laissé grandir et s’épanouir ce dont la conception nous est pourtant précieuse, et à mettre au monde ce que nous portons.