Le texte de l’évangile, sur le site de l’AELF.
Notre texte du jour est une composition de deux passages qui n’ont rien à voir ! Le début appartient au prologue de l’évangile de Jean, la fin au début de la première partie. Je veux bien croire que ce « faux » est fait sans intention malveillante, mais le procédé est tout de même déplorable : on fait dire au texte ce que l’on veut, si l’on en use de cette manière. « Judas sortit et alla se pendre« , « va, et toi aussi fais de même » se trouve aussi dans l’évangile à ce compte-là… J’ai commenté il y a trois ans la première partie, celle qui est tirée du prologue, sous le titre « faire advenir la parole« . Il me faut maintenant dire un mot de la deuxième.
Il est essentiellement question d’un témoignage de Jean : témoigner n’est pas ce qu’il fait habituellement, mais ce qui survient occasionnellement, à un moment donné, lorsque lui sont envoyés des messagers pour l’interroger. La chose est d’importance : rendre témoignage n’est pas un office, même pour Jean ce n’est pas une mission continue. Ce n’est pas une décision de sa part, c’est une occasion redoutable. Mais alors que survient une sorte de mise en demeure, il est prêt, il ne se dérobe pas. Il me semble que cela interpelle tous les croyants : l’envie de rendre témoignage, si belle soit-elle, n’est pas déterminante. Il vaudrait plutôt mieux trembler devant cette éventualité : le croyant sera-t-il prêt ? Sera-t-il à la hauteur ? Son témoignage sera-t-il authentique et vrai, sera-t-il réellement un témoignage ?
Car que dit Jean ? L’évangéliste l’introduit de manière très solennelle, redondante même : « Et il confessa, et il ne nia pas, et il confessa« , de sorte que nous sommes toute ouïe, que va-t-il dire de si important ? « Moi, je ne suis pas le messie« . Son témoignage est une négation. Il reconnaît ce qu’il n’est pas. Il l’avoue, il en convient, il le confesse : « ce n’est pas moi« . Les autres questions obtiennent la même réponse, obstinée. En grec, ce [ouk éïmi], littéralement « je ne suis pas« , fait pendant aux nombreuses affirmations que ce même évangile mettra dans la bouche de Jésus [égoo éïmi], « je suis« , affirmations qui apparaissent comme un écho direct du nom donné par le dieu à Moïse au buisson ardent, « Je suis ».
Autrement dit, le témoignage, ce n’est pas d’abord un beau discours que le croyant ou le disciple fait au sujet de Jésus : c’est d’abord une négation, celle d’être lui, d’être le messie, d’être le christ (c’est le même mot). C’est renvoyer à un autre et renoncer d’attirer l’attention sur soi-même. C’est montrer sa déficience, la radicale insuffisance où l’on est. Voilà qui est redoutable ! On aime mieux apporter, mettre en avant sa valeur, justifier de sa place ou de l’attention qu’on nous porte. Ici, c’est tout le contraire. Témoigner, ce n’est pas montrer ce que l’on fait ou ce que l’on a fait, c’est montrer ce qu’un autre a fait ou est, la béance où l’on était par rapport à celui-là. Et d’une manière qui n’attire pas l’attention, mais au contraire la détourne : car il y a une façon de parler de soi, même de ses manques ou de ses fautes, qui est d’une auto-satisfaction remarquable !
Mais alors, pourquoi ce texte à cette période-ci ? Comment nous prépare-t-il à Noël ? Comment est-il déjà dans la célébration de Noël ? Je crois que c’est un peu la nuit de la crèche. Je fais remarquer qu’aucun texte ne dit que Jésus est né la nuit. Il est question d’étoile chez Matthieu, mais c’est à propos des mages, et il leur faut trois ans pour arriver ! Sinon, pas trace. Et pourtant, nous avons adopté très facilement cette mise en scène : pourquoi ? Je pense qu’il y a au fond un jeu de lumière, et même peut-être un écho avancé du vendredi-saint. C’est la nuit qui fait le mieux ressortir la lumière, c’est la nuit qu’une lumière, même faible et ténue, s’aperçoit le mieux. Ainsi du témoignage du disciple : c’est en étant « nocturne », en disant ce qu’il n’est pas, qu’il renvoie le mieux à la seule vraie lumière qui vient en ce monde.

Pourtant Jean ne reste pas inactif pour autant, et c’est ce qui étonne maintenant les envoyés : « Pourquoi donc baptises-tu, si tu n’es pas le messie ni Elie ni le prophète ? » Et là, Jean fait un parallèle étonnant, qui est une originalité de l’évangile johannique. Dans les autres évangiles, le parallèle est entre le baptême d’eau accompli par le Baptiste, et le baptême d’esprit saint et de feu accompli par le messie. Mais ici, rien de tel : Jean concède qu’il plonge dans l’eau, mais ce qu’il dit c’est que « au milieu de vous se lève celui que vous, vous ne connaissez pas. » Jean plonge ceux qui viennent à lui dans de l’eau. Mais il y en a un autre qui s’est déjà plongé « au milieu de vous« , et qui pour autant reste inconnu des mêmes « vous« . Le baptême de Jean est un miroir, il invite à une prise de conscience, il donne à voir justement ce que nous ne voyons pas. Il y a une inversion bouleversante qui est la seule qui mérite qu’on la regarde, et qui est aussi dans le fait que « celui qui vient derrière moi« , ou « celui qui me suit » (l’expression désigne tout au long des évangiles le fait d’être disciple !), Jean n’est pas « digne de défaire la courroie de sa sandale« . Il a choisi la place du disciple, il a choisi de se cacher, il est le plus grand mais il a pris la place du petit.
Voilà une extraordinaire recommandation pour fêter Noël : chercher au milieu de nous celui que nous ne connaissons pas. Je l’entends résonner à double sens, collectif et personnel. Chercher parmi nous -ceux que nous sommes là, à présent- celui que nous ne connaissons pas. Chercher ce qu’il y a d’inconnu, d’inouï, en chacun, porter un regard sur les autres comme s’ils étaient cette lumière cachée ou plutôt non-aperçue. Regarder la lumière que portent ceux qui nous entourent et que nous ne voyons pas. Porter sur ceux qui nous entourent un regard nouveau : comme si c’était la première fois qu’on les voyait. Les regarder parler, vivre, agir, et s’en émerveiller. Les voir « à nouveau », les voir « nouveaux ». Et puis aussi, porter notre regard en nous-même, et chercher à apercevoir cette lumière qui se lève en nous aussi et que nous n’avons jamais aperçue, que nous ne « connaissons » pas. Ne pas se réduire à ce que nous croyons ou pensons de nous, mais s’envisager comme un autre, se donner une chance, laisser des faits, des mots, des pensées, dessiner un autre qui se lève au milieu de nous. Naître. Et on voit comme les deux éléments mis en valeur dans ce texte s’enchaînent et se conditionnent : car c’est à la condition ne pas se prendre pour ce que l’on n’est pas, à la condition de nier être déjà « le messie », que peut surgir au milieu de nous ce que nous ne connaissons pas. Tu es un mystère, l’autre est un mystère, laisse-le advenir pour le bien de tous.