Lire le texte de l’évangile sur le site de l’AELF
A peine avions-nous commencé la lecture du témoignage de Marc, que nous sommes interrompus par un texte de Jean. C’est que nous sommes entrés dans un des deux grands cycles liturgiques, celui de Noël, qui sont des cycles « à programme ». Nous abandonnons donc pour un bon moment cet évangile selon s.Marc, dont la brièveté rend difficile la répartition sur cinquante-deux dimanches, et dans lequel l’absence de textes relatifs à l’enfance de Jésus rend difficile l’utilisation durant ce cycle de Noël.
Marc a introduit pour nous, la semaine passée, le personnage de Jean-Baptiste : ce qui souligne au passage que l’objectif poursuivi durant ce temps de préparation à la fête de la Nativité n’est pas d’abord de nous préparer à une naissance mais bien de nous préparer à une venue de Jésus : l’ultime d’abord, dans la gloire et l’évidence, la prochaine ensuite, dans le mystère et l’invisible, et comme une consolation et un gage. Ce personnage de Jean nous est re-proposé à travers deux passages plus ou moins habilement rapprochés, découpés dans le premier chapitre du témoignage de Jean. Le premier passage est tiré du Prologue de l’ « Evangile selon s. Jean », le second lui fait immédiatement suite.
Le prologue constitue une sorte de porche, sa fonction est d’inscrire dans l’esprit du lecteur une musique qui devrait repasser en permanence dans son esprit pendant qu’il écoute la suite du récit. C’est pourquoi sans doute il est fait d’un nombre restreint de mots et de formules frappantes, de reprises calculées, qui en fait un texte facile à mémoriser. L’autre texte constitue de son côté le véritable début du récit que Jean construit, en tous cas le début de la première partie de l’ « Evangile selon s. Jean », que l’on a parfois appelé le « Livre des Signes » et qui s’étend jusqu’à la fin du chapitre douze. Il faut garder en tête l’aspect malhabile de ce rapprochement de deux textes qui n’ont pas la même visée ni la même fonction dans l’ouvrage d’ensemble, ainsi d’ailleurs que l’absence d’un deuxième passage relatif à Jean dans le prologue. Bref, ainsi avertis, tentons d’approfondir. Je crois que je vais me contenter du premier passage, plus fondamental.
Le passage découpé dans le prologue commence par [Egénéto anthrôpos]. Nous rencontrons d’abord un verbe, à la troisième personne de l’aoriste, ce temps employé rappelons-le pour énoncer « l’aspect 0 » d’un verbe, son aspect un peu intemporel, de vérité générale. Il s’agit du verbe [gignomaï], extrêmement riche de sens. Il s’agit du verbe « devenir« , et d’abord par opposition avec [éïnaï], « être« . C’est l’expérience de ce qui change, ce qui se transforme, ce qui bouge, mis en regard de ce qui est toujours le même. Du coup, [gignomaï] peut prendre le sens de « naître« , « d’avoir tel âge« , mais aussi de « se produire« , d' »avoir lieu« , d' »arriver« , de « s’accomplir« ; il signifie encore « changer d’état« . Le sujet de ce verbe est [anthrôpos], « un homme« , au sens général d’être humain, mais d’abord par opposition aux dieux ! Ainsi nos deux premiers mots nous situent dans une contrapposée, ce qui nous appelle évidemment (mais qui s’en étonnera ?) à lire ce qui précède.
Ce qui précède est bref, je le cite donc en entier. « Au commencement était [hèn] la parole, et la parole était [hèn] vers le dieu [pros ton théon], et dieu [théos] était [hèn] la parole. Celle-ci était [hèn] au commencement vers le dieu [pros ton théon]. Tout par elle est advenu [égénéto], et sans elle n’est advenu [égénéto] rien qui soit [hén]. Ce qui est advenu [ho gégonen] en elle était [hèn] vie, et la vie était [hèn] la lumière des hommes [tôn anthrôpôn] et la lumière dans l’obscurité brille, et l’obscurité ne s’en est pas emparée. » On retrouve bien nos deux mises en opposition, ou nos deux contrappositions : dieu et homme d’une part, être et devenir d’autre part.
Il est clair ainsi que la parole relève de Dieu (je mets maintenant une majuscule), de son « univers ». Jean va parler, il est lui un homme, non un dieu : mais sa parole peut bien, elle, appartenir à Dieu. Comme homme, il est illuminé par la vie (et la vie était la lumière des hommes), et cette vie est elle-même conçue par la parole (Ce qui est advenu en elle était vie). Il va parler, mais cette parole est à son origine. Voilà qui peut nous faire méditer sur l’origine et l’effet de notre parole : si elle est est porteuse de vie, si elle est porteuse de lumière, alors c’est celle qui est à notre origine. Il nous arrive, dans notre humble vie, de participer -rien de moins- à l’éternelle et unique Parole de Dieu. Si cela ne nous conduit pas à faire attention à ce que nous disons…
La mise en regard de « être » et « devenir » s’augmente d’un autre aspect : le verbe « être » est lui presque toujours à l’imparfait ou, pour être plus exact, à l’imperfectif passé : cela veut dire d’abord que l’action ou l’état n’est pas achevé, n’est pas clôt; cela veut dire ensuite que l’action ou l’état doivent se comprendre comme « être en train de » ou « avoir l’habitude de ». Dieu, sa parole, sont « en train d’être », et déjà par le passé, ont « l’habitude d’être » et déjà par le passé. Alors que ce qui advient, ce qui devient, est marqué par la limite, l’apparition et la disparition. Le proverbe veut que « la parole s’envole, les écrits restent ». Mais la parole ne s’envole pas : qui ne peut témoigner d’une parole entendue et qui ne s’efface pas, d’une parole qui marque à jamais -pour le meilleur, mais aussi hélas pour le pire ? Décidément la parole est une immense responsabilité, et apprendre à parler, ce n’est pas qu’apprendre à prononcer des mots : c’est apprendre à exprimer, et transmettre, et partager, notre part de vie et de lumière, et c’est accueillir des autres leur lumière et leur vie, pour que s’accroisse leur vie, leur lumière et leur joie.
Ainsi donc, « Advint un homme, envoyé depuis Dieu, du nom de Jean« . Avec lui commence à se voir l’entremêlement et l’intrication de Dieu et de son œuvre. Dieu, qui est dans l’habitude d’être, envoie à un moment donné un de ceux qui a commencé. Son nom ? Jean. Dans son apparition inattendue, dans son aventure faite de soubresauts et de péripéties, il y a la main, l’envoi, de celui qui toujours est. Et pourquoi advient-il ? « Celui-là est venu dans le témoignage afin qu’il témoigne au sujet de la lumière, afin que tous croient par lui. Non qu’était lui-même la lumière, mais afin qu’il témoigne au sujet de la lumière. »
C’est la notion de « témoignage » qui est mise ici en avant. La [marturia], c’est l’action de genre témoignage, c’est la déposition du témoin, c’est la production d’une attestation qui fait preuve. Nous voilà soudain dans un contexte de type judiciaire ! Un procès est annoncé -et c’est sans doute le procès de Jésus, rendu explicite dans la deuxième partie de l’évangile selon s. Jean. Nous avons bien senti, dans la fin du premier paragraphe du prologue, que la lumière et l’obscurité ne sont pas dans une simple cohabitation : il s’achève sur le verbe [ou katelaben] : « ne s’est pas emparée » avec l’idée de mettre la main sur quelqu’un ou quelque chose, de se saisir, d’une puissance qui s’abat sur quelqu’un et la contrôle, la maîtrise, la paralyse.
Dans ce procès entre la lumière et l’obscurité, Jean témoigne, il dépose en faveur de la lumière. C’est étrange, car la lumière et l’obscurité, dans notre expérience, ne sont pas sous le même régime : quand, dans un couloir obscur, on ouvre la porte d’une pièce pleine de lumière, cela produit toujours un pinceau de lumière dans l’obscurité. Jamais un pinceau d’obscurité dans la lumière. Comment de l’obscurité pourrait-elle s’emparer de la lumière ? Et pourtant ces mots nous parlent : nous savons, peut-être avons-nous même éprouvé, le pouvoir de forces obscures dans notre vie, en nous ou autour de nous. Pouvoir qui vient précisément de cette obscurité : quand on ne sait pas, on se met à imaginer. Quand des réalités, ou des souvenirs, n’ont pas de contours précis, ils peuvent devenir envahissants et destructeurs. Et comment croire à ce que révèle la lumière, quand on a l’habitude du clair-obscur, des contours imprécis, de l’à-peu-près ? Or, « Celui-là est venu dans le témoignage afin qu’il témoigne au sujet de la lumière, afin que tous croient par lui« . L’objectif final est bien celui-là : que tous croient, que tous prennent le parti de la lumière, et peut-être contre le démenti cruel de l’expérience.
Dans cette apparition de la lumière, Jean dépose en faveur de la lumière. Et peut-être sommes-nos invités à notre tour à déposer en faveur de la lumière. Préférer affronter le réel plutôt que de s’en tenir à des pseudo-vérités qui nous arrangent. Préférer mettre en avant la part de lumière qui nous est impartie, plutôt que la remettre en cause à l’aune des préjugés généralement partagés. Préférer choisir la vie : choisir de vivre, choisir de faire vivre ou de laisser vivre; choisir la vie qui naît de la parole -« ce qui est advenu en elle était vie« – plutôt que de se renfermer, de refuser d’écouter ou même d’entendre, de renoncer à dire. Il y a des paroles qui tuent, qui coupent les relations, qui condamnent et enferment; il y a des paroles qui relèvent, qui encouragent en faisant voir une grandeur ou une beauté, qui révèlent des potentialités. Toute parole qui fait vivre et illumine est présence et action du Verbe-Fils de Dieu : faisons-le advenir, faisons-le naître en ce monde. Nous ne célèbrerons Noël que si nous faisons advenir la Parole.
Un commentaire sur « Dimanche 17 décembre : faire advenir la parole. »